Entretien avec Carola Rackete
conduit par Fabio Tonacci
Sa spécialité, c’est la recherche polaire, en Arctique et en Antarctique. Mais l’engagement environnemental de l’Allemande Carola Rackete s’est doublé d’un combat social qui l’a amenée à des missions bénévoles en Méditerranée avec l’ONG allemande Sea-Watch. C’est ainsi qu’elle a secouru 40 migrants qu’elle a ensuite débarqués de force en Italie après deux semaines de navigation. Une juge italienne a invalidé mardi 2 juillet son arrestation au motif qu’elle avait agi pour sauver des vies, mais elle est toujours visée par deux enquêtes: pour résistance à un officier et pour aide à l’immigration clandestine.
Savez-vous ce que dit Matteo Salvini à votre sujet? Que vous êtes une fanfaronne communiste, délinquante et pirate.
Cela ne me surprend pas, je l’ai poursuivi pour ces propos. Et j’ai porté plainte à son encontre pour diffamation. Les souverainistes se ressemblent tous : ils travestissent les faits pour les transformer en opinions. Leurs opinions.
Il dit aussi que vous êtes riche, que vous êtes une «fille à papa».
Mensonges. Mon père est un retraité qui a travaillé dans une entreprise qui fabriquait des gilets pare-balles. Ma mère fait partie d’une petite ONG affiliée à l’Église catholique, elle s’occupe des détenus et cela lui vaut des insultes de façon régulière. Quand j’étais ado, je devais travailler pour partir en vacances.
Vous feriez monter le ministre italien à bord du Sea-Watch? Cela pourrait le faire changer d’idée à votre sujet.
Ce n’est pas possible.
Pourquoi?
Nous avons une règle stricte: aucun raciste à bord.
Et qu’avez-vous fait?
Nous avons fait tomber un mur. Celui qui a été érigé en mer par le décret de sécurité. Nous y avons été obligés. Il est parfois nécessaire de recourir à des actes de désobéissance civile pour affirmer les droits de l’homme et amener de mauvaises lois devant un juge. En Allemagne, nous savons bien qu’il y a eu des périodes sombres pendant lesquelles les Allemands respectaient des lois et des restrictions qui n’étaient pas bonnes: le seul fait qu’il s’agisse d’une loi ne veut pas dire que c’est une bonne loi.
On vous a arrêtée pour ça.
Mais ensuite la décision de la juge d’Agrigente a démonté les accusations ainsi que le décret Salvini. Nous ne sommes pas des passeurs et n’avons jamais eu de contacts avec les trafiquants libyens et nous le prouverons. Si le ministre (Salvini) veut parler de crimes, alors peut-être pourrait-il dire que toute l’Union européenne est complice d’un certain nombre de délits.
Lesquels?
Le financement des gardes-côtes libyens, par exemple. Et le fait de refouler les naufragés vers un pays en guerre qui viole les droits de l’homme.
Revenons à ces 17 jours. A quel moment avez-vous compris qu’il ne s’agissait pas d’un cas habituel?
Dès que nous avons franchi les limites des eaux territoriales, à Lampedusa. On nous a fait débarquer onze personnes, par la suite j’ai reçu un e-mail avec le texte du décret entré en vigueur et à 2 heures du matin, les agents de la douane sont montés à bord pour me faire signer l’acte d’interdiction d’entrée. Tout cela était très étrange.
Selon les procureurs d’Agrigente, vous ne vous trouviez pas en situation d’urgence, ayant fait préalablement débarquer les cas médicaux graves. Par ailleurs, la douane et les gardes-côtes montaient souvent à bord du Sea-Watch 3 pour effectuer des contrôles.
Ils n’ont jamais parlé avec les naufragés ni avec nos médecins. Ils n’avaient pas de psychiatres qui auraient pu évaluer l’état d’esprit du groupe.
La nuit de l’accostage forcé à Lampedusa, pourquoi n’avez-vous pas attendu quelques heures de plus? L’accord politique sur la répartition des migrants entre cinq États était sur le point d’aboutir.
Il ne s’agissait que de rumeurs et cela durait depuis déjà deux semaines. Même les parlementaires italiens à bord me disaient que la solution approchait, mais ils se trompaient. Nous avons fini par ne plus croire à ces rumeurs. Sur le pont, j’ai évalué la situation ainsi que les rapports médicaux, la ligne rouge avait été franchie: je ne pouvais plus assurer la sécurité et la santé des migrants.
Les parlementaires ont-ils eu un rôle dans cette décision?
Non. Ils ont participé au briefing au cours duquel j’ai informé l’équipage que nous allions bientôt accoster. Ils ont semblé surpris, ils ne comprenaient pas. Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas tenté de m’arrêter.
Vous vous attendiez à l’opposition physique du patrouilleur?
Non, parce qu’il s’agissait d’une manœuvre très risquée. Quand il a tourné autour du Sea-Watch pour s’approcher du quai, nous pensions que les agents de la douane s’y opposeraient. J’ai essayé de les éviter en manœuvrant mais, du poste de commande, je ne voyais pas bien le patrouilleur. Ce fut une erreur d’appréciation, l’impact aurait pu être évité : cela ne serait pas arrivé sans mon état de fatigue. Je ne dormais plus depuis des jours, j’étais réveillée à tout bout de champ parce qu’il y avait toujours une décision à prendre à bord.
Selon la juge d’Agrigente, vous obéissiez au devoir de secourir les naufragés et de les amener à bon port. Est-ce qu’un tel devoir peut tout justifier?
Presque. Pour effectuer un sauvetage, tu ne peux pas mettre en danger la sécurité de ton équipage et la stabilité de la navigation.
Vous n’avez jamais douté, y compris quand vous vous êtes retrouvée en garde à vue?
Non, j’ai bien fait d’entrer dans le port et dans les eaux territoriales. La seule erreur fut la collision à cause de la fatigue. Quoi qu’il en soit et si c’était à refaire, j’agirais de la même façon parce que tel était mon devoir.
Comment avez-vous réussi à maîtriser les nerfs de votre équipage?
Nous avons un porte-bonheur appelé «It». C’est une licorne en peluche qui se balance le long d’un fil suspendu sur le pont. Nous lui avions aussi ajouté une cape de superhéros. Cela nous a permis de trouver des occasions de détendre l’atmosphère.
Et avec les migrants?
J’étais trop occupée avec les cartes, les communications, les manœuvres du bateau. En revanche, les jeunes de Sea-Watch les connaissaient tous par leur nom et prénom. C’est ce qui nous a permis d’éviter la panique.
Et maintenant, qu’allez-vous faire?
J’attends ici l’audition d’Agrigente (fixée au 9 juillet) et puis je retournerai à Berlin. Je dois apprendre à gérer tout ce tumulte et cette popularité involontaire.
Vous êtes consciente d’être devenue un symbole?
Oui, je m’en suis rendu compte. J’ai vu ma photo partout, les graffitis, la banderole à Notre-Dame. Mais je ne me vois pas comme une héroïne. J’espère que ce que j’ai fait servira d’exemple à ma génération: nous ne devons pas rester collés sur nos chaises à attendre, nous ne sommes pas obligés de tout accepter en silence et dans l’indifférence. Nous pouvons nous mettre debout, nous pouvons faire quelque chose, utiliser notre intelligence et notre courage. S’il y a des problèmes, faisons quelque chose de concret pour les résoudre.
Qu’ont dit vos parents?
Ils étaient inquiets, mais sans plus. Ils sont habitués à me voir faire des choses hors du commun. Mon père est un conservateur, nous avons des opinions très différentes: par exemple, pour lui, les Turcs de la seconde génération qui naissent en Allemagne ne sont pas de vrais Allemands. Mais quand on parle des gens qui meurent en mer, ils sont fiers de mon choix.
Une femme à la barre. Personne n’y a trouvé à redire?
Apparemment non. On a dit que je ne pouvais pas faire le même travail que les hommes, ils me regardaient d’un air supérieur parce que j’étais une fille et que j’avais une coupe rasta. En réalité, je ne suis ni une punk ni une extrémiste: je viens de la classe moyenne allemande, mon univers est le monde universitaire. J’ai des amis dans plein d’universités. A bord du Sea-Watch 2, en revanche, le premier bateau sur lequel j’ai été capitaine, le sexisme n’existe pas.
Mais qui est vraiment Carola Rackete?
Je suis une écologiste convaincue, athée et citoyenne européenne. Depuis mes 23 ans, je fais le tour du monde. Je ne me sens pas particulièrement allemande, je suis en Allemagne à peine un mois dans l’année. Nous avons grandi avec l’idée de l’Union européenne et, trop souvent, nous oublions à quel point cette institution est importante. Elle devrait être encore plus intégrée, ce qui obligerait les États à accepter la répartition des demandeurs d’asile au lieu de faire tout ce cirque ridicule.
Selon vous, tous les migrants, les demandeurs d’asile et ceux que l’on appelle «migrants économiques» peuvent venir en Europe?
Même s’il fuit la faim et l’absence d’opportunités, il a droit à un futur.
(Entretien publié dans le quotidien italien La Repubblica le 5 juillet 2019)
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