Deux camps se sont distingués dans le débat pendant la semaine de la fête nationale cette année [le 9 mai]: un qui se réjouit et est fier du pays, et un qui en a assez et qui a honte. Les divergences entre eux n’ont jamais été aussi grandes. Le premier groupe est identifié avec la droite, le second avec la gauche, et les deux ont tort.
Paradoxalement, les deux positions contredisent la réalité. La vie de ceux qui sont fiers du pays n’est pas aussi bonne, la plupart appartiennent à des secteurs sociaux à faible revenu. Ceux qui se plaignent ont une vie plus facile. Israël est aujourd’hui divisé entre des orgueilleux et des honteux. Les premiers glorifient le présent, les seconds le passé.
Les membres du camp revendiquant leur fierté sont ultranationaux et de droite. Ils vénèrent Benyamin Netanyahou et sont certains que le Premier ministre a conduit le pays vers des sommets jamais atteints. Ils se réjouissent des cérémonies rituelles nationales qui se sont transformées en culte de la personnalité. Ils vénèrent les militaires, versent une larme à la vue d’un survol de l’armée de l’air ou d’un atterrissage sur la Lune insensé [envoi de la première sonde israélienne à destination de la Lune], et croient en un peuple élu. Ils pensent que la force est le seul moyen de réussir, que les Arabes veulent nous détruire et que le monde entier est contre nous.
S’ils se plaignent de ce pays, c’est qu’il est trop démocratique et trop mou envers les Palestiniens. Ils sont majoritaires, et ils détestent l’autre camp.
Les membres du camp honteux (embarrassé, penaud), libéral et humaniste sont sûrs que l’autre camp leur a volé leur pays. Ils haïssent Netanyahou, la source de toutes les impuretés à leurs yeux. Ils sont sûrs qu’à cause de lui seul le pays a été corrompu. Ils détestent l’occupation, l’agression, la violence, le militarisme et la religion. Ils sont sûrs que la démocratie israélienne est sur le point d’être détruite en faveur d’une dictature de style nord-coréen.
La Haute Cour de justice est leur temple, un temple illusoire. Ils se demandent constamment si Israël existera encore dans une décennie. Leur espoir pour leurs enfants est de partir et de vivre ailleurs. Ils ont l’impression que la vie ici est devenue un enfer. «Regardez ce qu’est devenu ce lieu», est leur slogan. Ils ont commencé à détester «ce lieu».
Mais la réalité est la suivante: Israël n’est ni le paradis du premier ensemble, ni l’enfer du second. Le premier groupe est le résultat de la propagande sioniste, qui leur a inculqué le dogme que rien ne vaut Israël, qu’Israël peut faire ce qu’il veut et est la victime universelle, que «démocratique» signifie tyrannie de la majorité et «juif» signifie despotisme juif, et qu’il est possible de réunir les deux. Que les Palestiniens n’ont aucun droit et ne sont pas humains.
Les croyances du premier camp constituent un château de cartes fait d’ignorance, d’arrogance, d’ultranationalisme et de peurs sans fondement. Israël n’est pas leur paradis; il est agressif, manipulateur et dépourvu de toute compassion, même pour ses propres citoyens. Il maintient une dictature militaire dans les territoires occupés, adopte des lois antidémocratiques et dégénère.
Sous un autre angle, ce n’est pas l’enfer que décrit le deuxième camp, et ce be fut jamais le paradis auquel les membres de ce camp aspirent maintenant. Leur démocratie comprenait le régime militaire, la censure et le «livret rouge» d’appartenance à la fédération ouvrière de la Histadrout [Fédération générale des travailleurs de la Terre d’Israël, créée au début des années 1920. Elle est liée au Parti travailliste – centre de gravité politique du sionisme gouvernemental –, dispose d’une position très forte dans l’économie et fonctionne comme structure «d’assurances sociales» pour les travailleurs juifs. Elle intégrera une fraction limitée des travailleurs arabes israéliens dès le milieu des années 1960. Le tournant ultra-néolibéral va affaiblir ses positions].
Le militarisme, lui aussi, n’est pas né hier; avant 1973, il était encore plus extrême. La religion et l’ultranationalisme existaient aussi dans le passé. Le Likoud n’a pas inventé le fait de se complaire dans le deuil [à l’occasion de la mort d’un citoyen ou d’un soldat], l’occupation ou les colons.
Oui, la dégénérescence a frappé Israël. Ceux qui ont honte du pays sont justifiés. Il y a de quoi avoir honte. Le plus grand crime, l’occupation, a peu d’impact sur la vie en Israël. Il y a encore des îles pour une vie bonne et libre dont jouissent les pleurnicheurs, et nous devons nous battre pour les préserver.
Israël n’est pas encore une zone sinistrée. Il y a un écart intolérable entre l’apocalypse décrite par ceux qui se plaignent et leur volonté d’agir. Si c’est si terrible, pourquoi ne font-ils rien? Et s’ils ne font rien, c’est peut-être parce que ce n’est pas si terrible?
Israël est une mauvaise voie, mais ce n’est pas la Turquie. Netanyahou doit être poursuivi [pour ses nombreuses accusations de corruption] et dans ce cadre il doit démissionner [il n’est protégé que par son immunité présidentielle], mais il n’est pas le Satan que ses détracteurs disent qu’il est. Leur indignation est hypocrite: quand ils [les travaillistes et les opposants à Netanyahou] étaient au pouvoir, les choses allaient mieux, mais pas autant qu’ils le prétendent. Quand Netanyahou est au pouvoir, les choses vont mal ici, mais pas aussi mal que leurs cris d’alarme le suggèrent. C’est comme le garçon qui criait au loup. J’ai pu écrire cette chronique librement.
Si nous parlons d’enfer, il se trouve dans la bande de Gaza, mais personne n’en parle. (Article publié dans Haaretz, en date du 12 mai 2019; traduction A l’Encontre)
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