Le 13 décembre 1968, il y a exactement 50 ans, le gouvernement militaire du général Costa e Silva a édicté la loi institutionnelle n° 5 (AI-5), dissolvant le Congrès national, mettant fin au droit de l’Habeas Corpus, renforçant l’intervention dans les syndicats, étendant les pouvoirs des organes de répression, étendant encore la censure à la presse, aux artistes et aux intellectuels, et d’autres mesures très autoritaires.
Le coup d’Etat a été effectué en 1964. La dictature commence donc par le renversement du gouvernement civil et démocratiquement élu de João Goulart [président du 7 septembre 1961 au 1er avril 1964]. Les persécutions et tortures commencent également à cette date. Toutefois, il est indéniable que la publication de l’AI-5 et la mise en œuvre de ses mesures marquent une résurgence de la dictature et du terrorisme d’Etat. Il s’agit d’une étape importante pour la «fermeture complète» du régime politique.
Dans les premières années de la dictature, une partie importante de la population, en particulier lesdites classes moyennes [dans un contexte économique qui va s’améliorer], a soutenu et appuyé la présence de l’armée au pouvoir. Il était donc possible pour les dirigeants des forces armées de gouverner sans modifier certains aspects de l’ancien régime – tels que le fonctionnement du Congrès national – mais déjà d’une manière profondément autoritaire et criminelle.
L’année 1968 change ce scénario de manière significative, marquant l’expansion du sentiment d’opposition à la dictature et la croissance des actions d’une résistance démocratique, qui a gagné «les cœurs et les esprits», surtout parmi la jeunesse, étudiante en particulier.
L’assassinat d’Edson Luis
L’année est connue pour les grandes mobilisations de protestation contre l’ordre et pour les libertés dans différentes parties du monde. Au Brésil, on peut admettre que le déclencheur du mouvement de 1968 a été le meurtre par les forces de répression de l’étudiant Edson Luis [assassiné le 28 mars 1968, il était âgé de 18 ans et se trouvait avec 300 étudiants] dans le restaurant Calabouço, à Rio de Janeiro, au milieu du fief des étudiants et du mouvement étudiant de l’époque.
Sa mort a suscité une grande manifestation populaire de protestation, de dizaines de milliers de personnes, au milieu de Cinelândia, au centre de Rio, pour accompagner l’enterrement du corps d’Edson Luis, qui a eu lieu devant l’ancien siège de l’Assemblée législative, actuelle Mairie de Rio de Janeiro.
Les manifestations de réprobation contre l’assassinat d’Edson Luis ont ouvert la voie à un vaste mouvement démocratique, dont le centre de gravité fut la ville de Rio de Janeiro, mais qui s’est étendu dans plusieurs capitales des Etats du Brésil.
Il y a eu aussi d’importantes grèves ouvrières, comme celle des Metalúrgicos de Osasco (São Paulo), qui protestaient pour des améliorations salariales, mais aussi contre l’intervention et la mise sous contrôle des syndicats par les agences de répression. Cette année-là, par exemple, la dictature a institué le besoin d’une «attestation idéologique» pour les dirigeants syndicaux.
Le point culminant de ce mouvement a été, sans aucun doute, la tenue de la «Marche des cent mille» qui s’est déroulée au Centre de Rio de Janeiro, avec une grande participation de jeunes, d’artistes et d’intellectuels, avec un large soutien populaire.
L’excuse du gouvernement Costa e Silva pour instaurer l’AI-5 fut le discours contre la dictature du député fédéral Márcio Moreira Alves [1936-2009, il mena une importante campagne contre la torture exercée par des militaires, fit des interventions remarquées avant la dissolution du Congrès national, il dut s’exiler clandestinement au Chili en décembre 1968, puis à Paris en 1971 et revint au Brésil en 1986] et les articles d’un autre député, Hermano Alves, du MDB [Mouvement démocratique brésilien fondé en 1965], dans le journal Correio da Manhã [une action pénale a été ouverte contre lui sous l’accusation d’écrire des articles qui contrevenaient à la «loi de sécurité nationale»].
Mais, bien sûr, la raison sous-jacente au décret AI-5 était de répondre au mouvement croissant de résistance. Etant donné le renforcement du mouvement démocratique face à la dictature, les militaires ont choisi de durcir le régime, pariant sur un élargissement qualitatif de la répression, de la violence, de la persécution, du meurtre, de la torture, dans le but de freiner ce mouvement légitime du peuple brésilien.
L’application à grande échelle du terrible terrorisme d’Etat a réussi à étouffer ce mouvement. Dans les années qui ont suivi, la résistance à la dictature a été marquée principalement par les organisations politiques qui ont adhéré à la tactique de la guérilla, sans un enracinement au sein de la population en général et sans que puissent être organisées de grandes manifestations populaires.
Le mouvement démocratique pour la fin de la dictature a repris avec plus de force une dizaine d’années plus tard, à la fin des années 1970, principalement avec les grèves ouvrières des ABC Paulista [région industrielle de la métropole São Paulo]. Les grèves de l’ABC marquent le début et le renforcement d’un mouvement démocratique qui ne cessera pas avant la fin de la dictature militaire, officiellement en 1985, plus de deux décennies après le coup d’Etat militaire de 1964.
«L’importance de la mémoire: plus jamais la dictature»
Se souvenir des 50 ans de la publication criminelle de l’AI-5 possède une grande importance pour la conjoncture que nous traversons actuellement dans notre pays. La direction des forces armées revient au centre du pouvoir national. Un processus qui a déjà commencé dans le gouvernement de Michel Temer [suite à la destitution de Dilma Rousseff] et qui va maintenant s’accentuer de manière qualitative dans le gouvernement Bolsonaro.
Il ne fait aucun doute qu’à partir de janvier 2019, les défenseurs de la dictature militaire, tels que Bolsonaro lui-même et son adjoint, le général Hamilton Mourão, seront au pouvoir. A plusieurs reprises, Bolsonaro et Mourão, entre autres futurs ministres militaires, se sont fait un devoir de défendre une pseudo-légitimité au coup d’Etat de 1964. Et en plus de rendre hommage à Carlos Alberto Ustra, l’un des plus grands criminels et assassins de la dictature militaire brésilienne, qui a dirigé le Doi-Codi [le Département des opérations de l’information-Centre des opérations de défense internationale était l’agence de renseignement et de répression brésilienne sous le gouvernement militaire] à São Paulo. [Le colonel Carlos Alberto Ustra a torturé, entre autres, Dilma Rousseff et a justifié cela en 2013; en 2016, Bolsonaro a «critiqué» la dictature sous l’angle suivant: «l’erreur de la dictature a été de torturer sans tuer». Dans la même veine, il a rendu hommage à Carlos Alberto Ustra.]
Ils tentent de faire passer la trompeuse idée selon laquelle le coup d’Etat militaire aurait pu être une légitime réaction contre un «réel danger communiste», une menace pour la «sécurité nationale» ou nécessaire pour combattre un «ennemi intérieur», ou tant d’autres idéologies réactionnaires élaborées pour justifier leur projet autoritaire. Elles ont été diffusées par les sommets des forces armées brésiliennes, surtout à partir des années 1950, avec un large soutien et des conseils des gouvernements états-uniens successifs.
Le moment exige la construction et le renforcement d’un large mouvement d’unité d’action démocratique. Il doit commencer par un front unique de toutes les organisations, partis et mouvements de la classe ouvrière, des jeunes et de tous les exploité·e·s et opprimé·e·s.
Seul un mouvement large et unitaire de résistance contre les attaques du nouveau gouvernement, que ce soit contre les droits sociaux ou les libertés démocratiques, peut empêcher une nouvelle option autoritaire de consolider leur régime politique.
Nous ne devrions pas avoir confiance dans les engagements démocratiques pris par Bolsonaro lors d’entretiens avec la presse grand public. La seule façon d’éviter une nouvelle escalade autoritaire sera d’accroître la force et l’organisation de nos luttes.
Se souvenir et protester contre l’AI-5 est un élément important de ce nouveau mouvement de défense des libertés démocratiques. «Plus jamais la dictature!» (Article publié sur le site de Esquerda online en date du 12 décembre 2018; traduction A l’Encontre)
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