Par Manuel Aguilar Mora
Deux mois avant l’élection présidentielle et peu après le premier débat politique entre les candidats à la présidence, le climat d’incertitude s’installe au milieu d’une polarisation politique croissante. Cette situation semble contradictoire avec le panorama d’une campagne électorale, dite «démocratique», dominée de manière absolue par les partis politiques et les formations de la bourgeoisie dont les directions sont les seuls protagonistes. L’échec de l’enregistrement de María de Jesús Patricio, appelée Marichuy, en tant que candidate présidentielle soutenue par le Conseil national indigène et l’EZLN, a empêché l’existence d’une alternative non-bourgeoise lors des prochaines élections.
Rupture politique
Mais un profond fossé s’est creusé entre les rangs des groupes dirigeants en raison des graves contradictions sociales et politiques auxquelles le pays est confronté après plus de trois décennies de politique néolibérale dévastatrice imposée par le Fonds monétaire international (FMI) et l’ensemble des mesures liées au «Consensus de Washington» [programme néolibéral, présenté en 1990 par John Williamson, mis en œuvre par les institutions financières internationales sises à Washington, auxquelles s’ajoute le Trésor états-unien; programme mis en œuvre par les gouvernements d’Amérique du Sud].
L’expression politique la plus complète de cette crise a été la rupture de l’alliance des deux principaux partis bourgeois, le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) et le PAN (Parti d’action nationale), le PRIAN. La crise a brisé le PRIAN et ses conséquences se font sentir avec toutes leurs forces dans la situation actuelle.
Cette rupture est si évidente que le candidat Ricardo Anaya de la coalition dirigée par le PAN avec le PRD (Parti de la révolution démocratique) a dépassé de plusieurs longueurs le candidat officiel du PRI, José Antonio Meade. Et Ricardo Anaya a osé déclarer que s’il était élu président, il mettrait le président Peña Nieto en prison. Tout cela pour se positionner comme un concurrent fiable face au candidat qui, de loin, dans tous les sondages est placé en tête des préférences en tant que vainqueur le 1er juillet: Andrés Manuel López Obrador (AMLO) du Movimiento de Regeneración Nacional (Morena). Lors de cette troisième tentative pour devenir président de la République, ce dernier est devenu le dépositaire du désir de changement de millions de Mexicains. [Voir à ce propos l’article de Manuel Aguillar publié sur ce site en date des 15 et 16 mars 2018]
La rupture du PRIAN a fait surgir la question centrale qui marque la situation présente: le bloc autour d’AMLO sera-t-il le facteur qui occupe le vide laissé par le PRIAN? La réponse: Oui. Car tels sont les faits qui indiquent le discrédit sans précédent du gouvernement de Peña Nieto – qui marquait le retour du PRI suite aux élections de 2012 – ainsi que la faiblesse du PAN actuellement divisé, héritier des gouvernements désastreux de Vicente Fox (2000-2006) et Felipe Calderón (2006-2012). L’ascension vertigineuse de Morena et le leadership incontestable de son leader AMLO sont la preuve la plus convaincante de ces faits.
Les efforts pour éviter ce résultat font l’objet de discussions, de réunions et de décisions des différents groupes bourgeois qui déterminent et détermineront la politique dans les deux mois qui suivent. AMLO lui-même a rendu public le contenu d’une réunion que certains des plus puissants et importants chefs d’entreprise et dirigeants politiques ont eue avec Ricardo Anaya afin «de mettre une sourdine à ses déclarations selon lesquelles il allait mettre Peña Nieto en prison». Et ces puissants lui suggéraient de conclure un accord avec lui. Et puis il a donné les noms de quelques participants: Alberto Bailleres [à la tête du conglomérat BAL], Claudio X. González [un des entrepreneurs les plus influents du Mexique et qui s’est profilé contre la corruption], Germán Larrea [selon Forbes, il est le deuxième sur la liste des plus riches au Mexique, derrière Carlos Slim], Alejandro Ramírez [en lien avec 37 conseils d’administration], Eduardo Tricio [entre autres PDG du Groupe industriel Lala SA], Diego Fernández de Cevallos [ancien chef du PAN et «homme d’influence» ] et Vicente Fox (La Jornada, 2 mai 2018).
En 2000, il y a eu une «transition convenue» qui a permis à Vicente Fox, candidat du PAN, d’atteindre Los Pinos [résidence du président du Mexique] et de briser plus de 70 ans de règne du PRI. Cependant, les deux mandats de six ans du PAN – ceux de Fox et de Calderón – ont permis la réhabilitation du PRI avec Peña Nieto, en 2012. Tous ces changements ont été faits avec l’accord d’un projet de «démocratisation» libérale lancé par l’oligarchie des deux principaux partis au pouvoir, avec le soutien du Parti de la révolution démocratique (PRD), expression faible et minoritaire du «progressisme» latino-américain au Mexique.
Cette expérience bourgeoise de la démocratie a été soutenue par un large éventail de secteurs sociaux: intellectuels, enseignants, bureaucrates et même d’importantes couches populaires. Mais c’était une expérience au sein d’une démocratie bourgeoise manchote, borgne et boiteuse, dont les résultats ne se sont pas enracinés dans le sol aride d’un pays dominé pendant près d’un siècle par la dictature bonapartiste du «priisme». Et les six années au pouvoir de Peña Nieto l’ont prouvé: l’inégalité a augmenté; la violence officielle et criminelle a atteint des niveaux sans précédent; la corruption a régné sans contrôle parmi les dirigeants du PRI, du PAN et du PRD; les privatisations sont montées en flèche; les menaces de Donald Trump sur l’Accord de libre-échange ont mis en péril les relations privilégiées entre la bourgeoisie mexicaine, associée subalterne, et les Etats-Unis. Les répercussions de ces catastrophes ont entraîné une lassitude sociale nationale qui a atteint un niveau très élevé. Faute d’un espace politique adéquat pour s’exprimer, aucune organisation politique, syndicale ou paysanne qui aurait pu traduire l’expression de ces secteurs n’a pu trouver une place dans le cercle dirigeant autour d’AMLO. Sa persistance dans l’opposition à la «mafia du pouvoir», pendant deux décennies, a fait de lui la figure politique la plus connue et la plus populaire du Mexique.
Le premier débat (il y en aura deux autres) des cinq candidats à la présidence a été une démonstration de la polarisation existante et en même temps de l’incertitude dans laquelle se situe la compétition présidentielle. En fait, il n’y a pas eu de débat. Ce fut la manifestation de l’opposition totale et débridée du front menacé par la victoire d’AMLO. Un front représenté par tous les autres candidats: José Antonio Meade (PRI), Ricardo Anaya (PAN) et Margarita Zavala, épouse de l’ancien président Calderón et Jaime Rodríguez, El Bronco, ces deux derniers candidats «indépendants» ont été promus sans vergogne par Peña Nieto dans le seul but de faire obstacle à AMLO. Pour les médias, la décision d’AMLO de rester calme, sans répondre aux provocations évidentes et aux questions posées par les autres candidats a fait que le débat s’est transformé en un spectacle anti-AMLO, avec peu ou pas de gains pour ses adversaires.
Les problèmes du bloc anti-AMLO
L’incertitude correspond entièrement à la situation du bloc anti-AMLO. Il y règne la confusion la plus complète, qui a été aggravée par l’intervention constante de Peña Nieto dans le processus électoral. Il est certain que beaucoup de choses sont en jeu pour lui en cette période électorale. Le sort de plusieurs présidents sud-américains plane comme une ombre qui menace son destin d’ancien président. C’est peut-être aussi le facteur qui l’oblige à reconnaître sa défaite et à chercher à négocier, ce que, par ailleurs, AMLO lui a toujours offert. C’est l’une des raisons pour lesquelles il ne fait aucun doute que la nervosité à Los Pinos est l’une des principales sources d’incertitude au sommet du pouvoir.
Les difficultés et les contradictions du bloc anti-AMLO sont évidentes. Anaya lui-même, sans doute le mieux placé pour affronter AMLO, est le plus jeune candidat. Il y a seulement quinze ans, il était un parfait inconnu. C’est un personnage qui manque de solidité pour affronter le vieux renard AMLO. Son ascension fulgurante est due à la capacité qu’il a démontrée de s’orienter et manœuvrer dans les hauts rangs du PRI et du PAN, de sorte que sa situation actuelle est considérée par de nombreux secteurs de ces deux partis comme celle d’un traître. Sa candidature représentait une division du PAN, avec la rupture de Margarita Zavala, l’ex-femme de Calderon, qui aspirait à être la candidate présidentielle du parti. Il a appelé à maintes reprises les autres anti-AMLO à s’unir pour lui présenter un front avec des possibilités de victoire. Mais la méfiance qu’il inspire rend très difficile la réussite de ce bloc. Conclusion, sans doute il est le concurrent le mieux placé face à AMLO. Mais, pour l’instant, on ne perçoit pas les signes indiquant la possibilité de surmonter les obstacles qui empêchent la formation d’un front anti-AMLO.
Le cas de Meade, le candidat officiel du PRI – qui n’a jamais vraiment été un candidat du PRI, mais un «citoyen indépendant» –, est la représentation la plus tangible du profil pathétique d’un personnage qui, malgré le soutien total comme de l’énorme quantité de ressources de toutes sortes à la disposition du gouvernement Peña Nieto, n’a pas été en mesure de dépasser la troisième position qu’il occupe dans les sondages. Le PRI est profondément divisé. Les pressions pour un changement de stratégie ont déjà conduit à une sorte de conclusion: il est considéré comme établi que dans les jours à venir aura lieu le changement de la présidence actuelle du parti. Mais il sera très difficile de l’amener à ce qu’il lâche Meade pour soutenir Anaya. Dans le cas de figure où il serait forcé de le faire, la rupture complète du PRI se produira, sur un mode silencieux mais de manière inévitable. Quel que soit le scénario qui se concrétisera, le PRI est le portrait craché d’un parti condamné à la pire défaite de son histoire sans possibilité de réhabilitation future.
Quelle perspective?
Sous réserve d’un événement d’une ampleur telle qu’il changera la tendance qui annonce le triomphe d’AMLO, c’est le pronostic le plus probable. Seule une énorme erreur de la part d’AMLO lors les prochains débats ou à tout autre moment l’empêcherait. Le destin de Colosio [Luis Donaldo Colosio, candidat du PRI, a été la victime d’un attentat en mars 1994] peut aussi laisser penser à des plans macabres médités dans certains renfoncements des sommets du pouvoir. Un attentat contre AMLO serait une provocation colossale avec des conséquences imprévisibles qui ne pourraient pas être amorties dans l’immédiat. Ce serait un très gros risque dans cette conjoncture. L’orientation des groupes bourgeois pointe vers d’autres solutions, comme en témoigne l’appareil électoral très coûteux et corrompu qui a été mis en place et qui, avec l’INE [Institut fédéral électoral], représente le projet politique hégémonique auquel participent toutes les factions bourgeoises. La dynamique de la situation actuelle est placée sous l’influence et le résultat des conflits interbourgeois dans lesquels interviennent des secteurs militaires et des secteurs les plus nébuleux (par exemple, ceux liés au trafic de drogue), mais ne sont pas les plus décisifs.
L’intervention de l’impérialisme américain dans la politique mexicaine a toujours été un facteur fondamental. Il ne fait aucun doute que pour Washington, ce qui se passe ou ne se passe pas chez son voisin du sud est très important. Trump a été, dans le cadre de sa politique chaotique, très clair sur le Mexique: le mur, les menaces de liquider le TLC (Tratado de libre comercio), les mobilisations de la garde nationale à la frontière, son hostilité envers notre pays a été constante. AMLO est resté dans le cadre de sa scrupuleuse politique nationaliste «juarista» [allusion à Benito Juárez, 1806-1872, qui a résisté à l’occupation française du Mexique, et fut par trois fois à la tête du Mexique]. AMLO ne s’est pas permis la moindre allusion à une position anti-impérialiste qui permettrait aux politiciens américains de l’accuser d’être un ennemi.
Des secteurs bourgeois réactionnaires tendent à accepter que le changement de position au sein du gouvernement soit inévitable et AMLO lui-même les aide à s’en convaincre. Il ne menace en aucune manière leurs privilèges. Le cas de la construction de l’aéroport international du Nouveau-Mexique (NAICM) est emblématique. Etonnamment, AMLO s’est déclaré contre sa construction, faisant écho aux informations indiscutables rendues publiques par les scientifiques et les ingénieurs les plus éminents depuis des années. Elles ont même été acceptées par José Luis Luege, le président de la puissante entité de l’eau (Conagua) pendant les gouvernements du PAN (El Universal, 30 avril 2018). Pour eux, les plans de construction de l’aéroport et l’énorme urbanisation périphérique qui l’entourera sur l’espace de l’ancien bassin du lac Texcoco signifient un écocide aux conséquences graves non seulement pour les populations de la région, mais pour l’ensemble du bassin où se trouve la ville de Mexico. Le changement climatique (réchauffement), la désertification de vastes zones, l’impact terrible sur la flore et la faune locales et la propagation de facteurs nuisibles à la santé pour des millions de personnes – entre autres effets – doivent aboutir à ce que cette construction doit être interdite. Face à ces données, la position d’AMLO fut très respectable. Mais lorsque s’est affirmée la critique de Carlos Slim – l’homme le plus riche du Mexique et l’un des cinq hommes les plus riches du monde, dont le capital est fondamental dans la construction du Nuevo Aeropuerto Internacional de la Ciudad de México (NAICM) – AMLO a reculé. Il a accepté que la construction de l’aéroport soit faisable, mais avec des investissements privés, pas avec de l’argent public. Il est donc clair qu’AMLO n’est pas en faveur d’une politique de protection de l’environnement et accepte l’hégémonie du capital «privé».
Un autre cas dans lequel se traduit le changement de groupes bourgeois importants devant l’alternative «obradoriste» (Andrés Manuel López Obrador) peut être illustré par le documentaire El populismo en América Latina. Dans ce documentaire, l’argument du «populisme» d’AMLO est répété à maintes reprises et comparé au «populisme» d’autres pays d’Amérique latine, en particulier celui d’Hugo Chávez. La surprise a été que, contrairement à il y a douze et six ans, d’importants médias ont refusé de le diffuser, y compris le puissant réseau Televisa. Aujourd’hui, l’extrême droite bourgeoise la plus ultra semble être dépassée. A l’opposé de celle qui représente les secteurs décisifs. C’est une aile droite qui continue de voir en AMLO un «gauchiste et subversif», un «ennemi du Mexique». Il y a des exemples d’ennemis enragés d’AMLO qui vont jusqu’à l’assimiler à… Trotsky!
Comme indiqué début de cet article, les élections du 1er juillet se tiendront sous le contrôle complet des groupes bourgeois. Dès lors, pourquoi tant d’incertitudes et de polarisation sont apparues ces jours-ci et s’intensifieront dans les jours à venir, alors qu’en réalité tous les protagonistes, sur le fond, font écho aux mêmes intérêts et sont loin de vouloir un changement radical dans la situation actuelle du pays, c’est-à-dire révolutionnaire, qui est le seul moyen de surmonter la crise? Le Mexique est un pays dont le peuple a une grande tradition de lutte. Son potentiel combatif a toujours représenté des jalons historiques qui ont marqué son évolution et son imaginaire historique, qui est celui de la révolution. Même si cet imaginaire a été dilapidé, prostitué et finalement transformé en un abus discursif.
La bourgeoisie avec sa conscience de classe profonde peut nous donner des leçons. Nous pensons que la situation actuelle en est un exemple. Pourquoi cette résistance à accepter un personnage qui a donné toutes les preuves nécessaires qu’il est un bon «juarista» libéral, respectueux des institutions fondamentales du Mexique capitaliste? Elle ne vient certainement pas des institutions éducatives des élites néolibérales comme ITAM (Institut technologique autonome du Mexique), Anahuac (université privée prestigieuse) ou de la Panamericana (université internationalisée de prestige) d’où sortent les Meade, Videgaray, Anaya ou Peña, ni des cercles de la haute bourgeoisie des villes de Mexico, Monterrey ou Guadalajara. Mais toutefois leur conformation dans le cadre de la politique et de l’idéologie bourgeoise est très marquée. Cela a été largement démontré, par exemple, lorsque AMLO était à la tête du gouvernement de la ville de Mexico, l’une des plus hautes positions de l’Etat au Mexique. Ce personnage que tous les sondages (tous au service d’intérêts particuliers) considèrent, jusqu’à maintenant, comme absolument invincible lors des élections du 1er juillet, pourquoi tant de groupes bourgeois le considèrent-ils comme dangereux? Ici, nous ne pouvons que renvoyer à un sentiment de classe, élitiste et restreint qui affecte toutes les factions de la bourgeoisie mexicaine de manière similaire. C’est pourquoi l’essence démocratique du régime bourgeois est si pauvre et, en fin de compte, s’affirme ici la raison de l’absence d’un véritable système démocratique au Mexique.
La peur profonde – qui est bien enracinée dans les cercles dominants à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement fédéral et dans de nombreux Etats – est en fait une peur du peuple. En dépit du fait que les conditions électorales restrictives empêchent la participation des travailleurs et travailleuses et des représentants autochtones, ils craignent que le 1er juillet, le sentiment populaire trouve en AMLO et sa victoire une brèche à travers laquelle les masses laborieuses puissent s’engouffrer avec leurs protestations et leurs luttes pour leurs intérêts et leurs objectifs. Ils craignent qu’une victoire d’AMLO ne soit reprise par des millions de Mexicains qui attendent le bon moment pour faire avancer leurs intérêts et leurs objectifs.
Pour nous, la minorité politique que nous sommes aujourd’hui, notre tâche est d’expliquer et de propager, avec calme et persévérance, quelle est la situation réelle dans le pays où se dérouleront les élections. Elle est celle d’organiser et de déployer, surtout à partir du 2 juillet, nos efforts pour renforcer les embryons de l’organisation socialiste, démocratique, indépendante, féministe et internationaliste dont nous avons un besoin urgent en tant que force décisive dans notre pays, en ce moment, quels que soient les résultats des élections. (Mexico, le 2 mai 2018; traduction A l’Encontre)
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