Par Christian Zeller
L’élection du Conseil national le 15 octobre 2017 a mis en évidence un déplacement à droite supplémentaire, sur la base d’une hégémonie déjà ancienne des forces conservatrices. Les fractions essentielles de la classe dominante du pays ont décidé de résilier le soi-disant partenariat social et sa concrétisation sous la forme de la durable alliance, depuis de nombreuses années, entre Parti social-démocrate autrichien/SPÖ et Parti populaire autrichien/Österreichische VolksPartei/ÖVP. Le SPÖ et Les Verts, qui s’orientaient vers une cogestion de l’Etat et de la société capitaliste, se sont révélés incapables de réagir à cette offensive néo-conservatrice avec des idées qui leur seraient propres [1]. Ils sont largement sans orientation et incapables d’agir. Les directions syndicales, quant à elles, misent comme à leur habitude sur le dialogue, avec le nouveau gouvernement aussi.
Il y a néanmoins des protestations. Beaucoup de personnes en Autriche sont indignées par la participation au gouvernement de membres des sociétés traditionnelles d’étudiants (et anciens étudiants) nationalistes-allemandes (pangermanistes). La «réforme» prévue de la législation du travail et l’élargissement du domaine des bas salaires ne sont pas populaires. Cependant, les syndicats ne se sont jusqu’à présent pas joints aux manifestations contre le gouvernement. Qu’un mouvement efficace de protestation puisse se développer dépend aussi de la réussite ou de l’échec à faire progresser des processus sociaux d’organisation. En Autriche, il n’existe pas de force anticapitaliste. Une telle force ne pourrait apparaître que par un long et difficile processus de nouvelle création.
1. Déplacement général à droite comme résultat d’un long développement
L’élection du Conseil national, de par la nette victoire électorale du «nouveau ÖVP» [avec à sa tête Sebastian Kurz], et le renforcement tout aussi net du Freiheitliche Partei Österreich/ FPÖ (Parti autrichien de la liberté) au plan institutionnel, a révélé le déplacement à droite (voir tableau ci-dessous). Mais ce déplacement du rapport de forces institutionnel et politique est le résultat d’une évolution de longue date dans les pays d’Europe centrale. Le racisme et l’hostilité aux étrangers dans toute la société ne sont pas une invention de la politique populiste de droite de Jörg Haider [1950-2008, président du FPÖ dès 1986 avec l’appui des ultra-nationalistes et pangermanistes, négocie entrée du FPÖ dans le gouvernement fédéral en 2000], Heinz-Christian Strache [député du Land et de la ville de Vienne, il devient président du FPÖ en 2005; il est actuellement vice-chancelier dans le gouvernement de Sebastian Kurz] et désormais S. Kurz, mais sont profondément ancrés dans l’histoire autrichienne.
Le jeu avec les ressentiments racistes, les symboles nazis et les codes antisémites ont une longue tradition. Les électeurs et électrices du SPÖ et du ÖVP ont aussi des attitudes xénophobes, racistes et antisémites marquées[2]. En Autriche existe structurellement une majorité conservatrice, voire réactionnaire, que le SPÖ dans les années 1970 n’a pas brisée. Cette majorité s’est exprimée plusieurs fois d’une manière plus ou moins nette et répandue.
Le déplacement à droite sur le terrain politique de la société est significatif. Mais il y a plus que cela. Le personnel dirigeant de la classe dominante a imposé sur le plan institutionnel un déplacement à droite important de la politique économique. Le cercle dirigeant du nouveau ÖVP autour de Sebastian Kurz et les forces qui l’appuient ont passé à l’offensive. Quand début 2017, ils ont pris la direction du ÖVP, ils pariaient sur une victoire. Cette première partie de leur opération a réussi. Ils veulent maintenant déblayer le plus possible le terrain de tous les obstacles institutionnels qui sont encore en travers du chemin du renforcement de la capacité concurrentielle des entreprises décisives orientées vers l’exportation. Flexibilisation du travail, élimination de l’aide sociale d’urgence, remise en question des contrats collectifs, affaiblissement de la Chambre du travail, ainsi que transformation et démontage des assurances sociales, sont les composantes d’un programme cohérent.
Le FPÖ s’est joint avec son programme économique à cette offensive néolibérale et néoconservatrice. Il a largement abandonné sa rhétorique sociale. Le FPÖ s’est réconcilié avec l’Union européenne, son régime économique libéral et ses tendances autoritaires. Dans sa campagne électorale, on n’a guère pu percevoir des tonalités anti-UE. En même temps, ni les sommets de l’UE ni les gouvernements européens n’ont critiqué la participation de la droite extrême populiste et réactionnaire au gouvernement autrichien. Le FPÖ est donc maintenant une composante intégrée au bloc dirigeant. Avec rien moins que les ministères de l’intérieur et de la défense, le FPÖ accède au contrôle de l’appareil sécuritaire et répressif, y compris les services secrets.
Le «nouveau ÖVP» n’est plus séparé du FPÖ que par très peu de différences programmatiques. Le discours xénophobe et raciste du ÖVP et du FPÖ convient à cette orientation. La rhétorique de Kurz et Strache est remplie de lignes de division et discrimination: entre «autochtones» et immigré·e·s, entre jeunes et vieux, entre bien qualifiés et paresseux, entre demandeurs d’emploi et tricheurs, qui s’approprient par ruse les indemnités de chômage et l’aide sociale d’urgence, entre ViennoiSes et non-ViennoiSes, entre familles et célibataires. Les «étrangers» ne viendraient en Autriche que pour subtiliser les prestations sociales. Les porte-parole du ÖVP et du FPÖ attisent systématiquement les mécanismes de la discrimination et l’esprit d’égoïsme afin de miner toute idée d’infrastructure et de prévoyance communautaires et sociales.
Le FPÖ compte dans ses rangs des membres ouvertement d’extrême-droite et nazis. Certains de ses ministres, secrétaires d’Etat et nombreux députés, sont membres de sociétés d’étudiants de droite et nationalistes allemandes. Ces sociétés d’étudiants sont importantes pour les plans de carrière des membres des élites de droite. Périodiquement apparaît au grand jour de quelle vaste manière les sociétés d’étudiants cultivent et diffusent l’idéologie pangermaniste.
Pour les fractions dominantes du capital, le FPÖ assure la fonction utile de déplacer vers la droite tout le système des coordonnées politiques et sociales vers des systèmes de pensée économique libéraux. Les chants antisémites, et méprisants à l’égard des êtres humains, des sociétés d’étudiants, qui comptent parmi leurs membres le personnel dirigeant du FPÖ, ont fait scandale et les médias ont véhiculé l’indignation qu’ils suscitaient. Mais c’est justement à l’ombre de ce tapage médiatique que le gouvernement à chaque fois a profité pour mettre en avant ses objectifs vraiment importants.
Les deux partis du gouvernement ont un programme économique néolibéral. Il s’agit d’améliorer substantiellement la capacité concurrentielle de l’industrie autrichienne, à l’ombre de la machinerie exportatrice allemande. La bourgeoisie veut imposer un régime du travail essentiellement plus favorable au capital. C’est là la précondition afin de nourrir la faim insatiable de plus value dans la rivalité avec les concurrents. Manifestement, des secteurs influents des élites du pays sont arrivés à la conclusion qu’il s’agit dans ce pays d’imposer maintenant un autre projet que celui qu’affichait la coalition gouvernementale ÖVP-SPÖ de 2006 à 2017. Il s’agit de détruire, ou mieux déformer pour les rendre méconnaissables, les acquis sociaux et démocratiques fondamentaux que le mouvement ouvrier avait pu concrétiser après la Deuxième Guerre mondiale. Que la social-démocratie assure donc désormais sa contribution à l’intégration plutôt dans l’opposition! Les mécanismes du partenariat social ne semblent plus être considérés comme opportuns.
Pourtant on peut se demander dans quelle mesure des larges secteurs de la population, et même des électeurs et électrices du FPÖ, se sont ralliés aux idées économiques néolibérales [3]. De larges couches d’électeurs et d’électrices ont voté contre leurs intérêts, parce que le néolibéralisme économique s’introduit discrètement sous le vent du bruyant discours contre les étrangers.
Il est possible que l’élimination prévue de l’«aide sociale d’urgence» (Notstandhilfe) déclenche une confrontation qui fasse grand bruit dans tout le pays. Cette aide sociale d’urgence est cette prestation d’assurance à laquelle les chômeurs peuvent recourir quand ils ont épuisé les indemnités de chômage qu’ils ont touchées. Le gouvernement a annoncé la suppression de cette aide sociale d’urgence pour ne laisser aux gens que la «protection minimale» (Mindestsicherung) qui est conçue comme le payement étatique par les Länder d’une prestation minimaliste. Ce projet ressemble fortement aux réformes du marché du travail que le gouvernement fédéral allemand a imposé en 2003. Ces réformes ont conduit à une modification profonde du régime du travail et à une stagnation durable des salaires pour d’importantes couches des salarié-e-s.
2. Le SPÖ : du réformisme qui «dépasse» le capitalisme au réformisme qui le modernise
Il est vrai que le SPÖ a obtenu un résultat électoral respectable mais qui confirme néanmoins son déclin à long terme. Le SPÖ a perdu massivement des voix en faveur du FPÖ, celles des ouvriers et ouvrières et employé·e·s déçu·e·s. En même temps il a récolté les voix de salarié·e·s relativement privilégié-e-s, avant tout universitaires, qui avaient auparavant voté pour Les Verts[4]. Il a obtenu leurs voix non par son programme mais parce que beaucoup de membres des «classes éduquées» ont tout à coup eu peur d’un virage à droite sans fard.
Le ralliement au SPÖ de nombreux ex-électeurs et ex-électrices des Verts n’est cependant pas l’expression d’un déplacement supplémentaire à droite. Ces dernières années, Les Verts ne se sont pas opposés de manière plus conséquente que le SPÖ à l’offensive néolibérale et néoconservatrice. Selon les analyses de la firme Sora, outre les 161’000 ex-électeurs et ex-électrices des Verts qui ont préféré le SPÖ, 165’000 ont passé au ÖVP. Cela montre la fluidité des passages des Verts dans les rangs conservateurs.
Le vote largement répandu pour «le moindre mal» joue également un rôle important. Il exprime le manque de confiance en soi de nombreux salariés et la constatation que depuis des décennies il n’y a plus de force qui propose efficacement une politique solidaire. L’écroulement de l’électorat vert manifeste justement que durant les 30 années de leur existence, les Verts n’ont pas réussi ou n’ont même pas essayé de s’ancrer dans la société. Le manque de confiance en soi signifie aussi le manque de confiance dans l’organisation politique et les réponses collectives.
Avec son Plan A qu’il a présenté en janvier 2017, et qu’il dénomme lui-même «Le Programme pour le bien-être, la sécurité et la bonne humeur», le SPÖ s’est largement adapté à des conceptions néolibérales. Il accepte la logique concurrence capitaliste entre les pays («compétitivité») et les divisions sociales qui vont avec. Dans ses tentatives de reprendre pied sur une base solide, il évoque en paroles de temps à autre la politique de réformes du chancelier Kreisky des années 1970. Mais il n’y a pas de forces actives dans le parti pour une correction vers une perspective de «réforme sociale».
C’est loin dans le passé que la social-démocratie avait encore la position de vouloir «dépasser» de manière réformiste le mode de production et de domination capitaliste. Au plus tard après la Deuxième Guerre mondiale, la social-démocratie internationale, et avec elle aussi le SPÖ, s’est «arrangée» avec le capitalisme. Le SPÖ s’est présenté comme un parti de réformes sociales, non pas pour surmonter le capitalisme, mais pour améliorer les conditions de vie de larges secteurs des salarié·e·s autrichiens en les réconciliant avec le capitalisme. Le programme de réforme de la politique sociale sous le chancelier Bruno Kreisky de 1970 à 1983 se positionnait en faveur de cette conception de l’Etat providence. Le virage néolibéral depuis la fin des années 1970, même s’il a eu lieu en Autriche avec un certain retard, a imprimé sa marque dans le pays. Depuis le milieu des années 1980, particulièrement depuis que Franz Vranitzky a pris en 1986 la présidence du parti et occupé la chancellerie [1986-1997], le SPÖ a de plus en plus appliqué une politique d’amortisseur social des concepts néolibéraux. Ensemble avec le ÖVP il a appliqué une variante à coloration sociale du néolibéralisme, donc une modernisation de la domination capitaliste. En même temps cependant, le SPÖ se préoccupait que ses liens avec les syndicats et les structures du partenariat social ne subissent pas de dommages.
La social-démocratie et les syndicats partagent une grande responsabilité dans le déplacement du rapport de forces au profit des néolibéraux et néoconservateurs. Il nous faut réfléchir aux conséquences des cinq aspects suivants :
• Le SPÖ, comme toute la social-démocratie en Europe, s’est subordonné largement depuis déjà des décennies au dogme de la capacité concurrentielle du pays, avec tendanciellement ce discours nationaliste de faire du pays une base encore plus favorable à la capacité concurrentielle de ses entreprises en comparaison avec les autres pays.
• Le SPÖ et toute la social-démocratie en Europe ont longtemps maintenu la défense de l’Etat social, l’héritage des luttes passées et de la phase glorieuse du capitalisme après la Deuxième Guerre mondiale. Mais quand les conflits de répartition sont devenus plus durs parce que les améliorations de la productivité diminuaient, ils se sont voués à un cours modernisateur au service du capital exportateur. Le premier ministre britannique Tony Blair et le chancelier allemand Schröder ont poussé à l’extrême cette orientation à la fin des années 1990. Bien que pas de manière aussi conséquente, c’est un chemin semblable qu’a suivi le SPÖ. Le Plan A qu’il a présenté en grande pompe en janvier 2017, qu’il appelle lui-même « le programme pour le bien-être, la sécurité et la bonne humeur » n’est pas un programme de réformes social-démocrates, mais un programme de modernisation censé façonner de manière sociale les intérêts de l’industrie d’exportation et les implanter dans un cadre social.
• Le personnel dirigeant du SPÖ s’est intégré à l’appareil d’Etat et dans la gestion des entreprises proches de l’Etat. Qui lie sa pratique politique à une carrière réussie dans l’appareil d’Etat, dans la Chambre du Travail, ou comme manager d’une entreprise «proche», ne va plus guère s’engager inconditionnellement en faveur des intérêts des salarié·e·s moins privilégiés. Le SPÖ a perdu ses liens sociaux avec les quartiers, avec la construction des logements communaux (coopératives), dans les entreprises et avec l’ancienne base syndicale. Les porte-parole du parti font désormais partie de la caste politique. Sous cet aspect ils ne se distinguent guère des élites dirigeantes du ÖVP et FPÖ. Il faudrait vérifier dans quelle mesure des secteurs de la social-démocratie se sont assimilés désormais à une partie des classes dominantes, respectivement de leurs troupes d’appui, pas seulement objectivement mais en se percevant eux-mêmes comme leur appartenant.
• Les syndicats d’orientation social-démocrate partagent une responsabilité importante dans une politique du marché de l’emploi qui est depuis des décennies hostile aux immigré·e·s et qui fragmente la population salariée. Les syndicats se font un devoir de défendre les travailleurs et travailleuses et employé·e·s autrichiens en concurrence avec les salarié·e·s immigré·e·s et avec celles et ceux dans les autres pays (dogme de la «compétitivité»). Ce qui prime ce n’est pas l’unité et l’intérêt commun de tous les salariés et exploités mais les souhaits à court terme de celles et ceux qui ont le bon passeport.
• Les syndicats d’orientation sociale-démocrate n’encouragent guère une compréhension de la défense de l’entièreté de la classe des salariés, c’est-à-dire vraiment toutes et tous qui doivent vendre leur force de travail de manière plus ou moins précaire ou qui dépendent du salaire de leur conjoint. Les femmes qui travaillent à temps partiel, les précaires, les micro-entrepreneurs («auto-enrepreneurs»), sont tout simplement oubliés.
Le glissement à droite du SPÖ n’est pas dû à une constellation défavorable dans sa direction ou à un calcul purement tactique de sa part (bien que cela s’ajoute aussi), mais exprime l’intégration complète du SPÖ dans le système de domination bourgeois capitaliste et l’abandon de toute orientation comme parti de réforme sociale, pour ne rien dire d’un parti réformiste classique qui voulait encore surmonter les capitalisme.
3. Construire une force indépendante qui s’oriente selon les intérêts des salariés
L’élection du Conseil national du 15 octobre 2017 a montré dans toute sa netteté qu’il n’existe en Autriche aucune force de gauche qui puisse compter; ni une qui s’engage de manière conséquente pour des réformes sociales, et encore moins une qui formule une perspective anticapitaliste. Le résultat électoral du Parti communiste allié avec les Jeunes Verts, KPÖ PLUS, 0,8% pour tout le pays, fut une douche froide. Sans le soutien des Jeunes Verts (sous le titre anodin Plateforme indépendant et solidaire PLUS) le KPÖ n’aurait tout simplement plus été en mesure de mener une campagne électorale dans les Länder de l’Ouest du pays.
Dans la perspective de l’émancipation de la classe travailleuse, il faut constater un problème qui frappe tout particulièrement en Autriche. L’intégration de la social-démocratie dans la gestion du système de domination capitaliste s’est accentuée dans une telle mesure qu’il n’existe plus guère de points d’appui d’une organisation politique autonome des salarié·e·s ; qui leur permette d’être présents comme des acteurs indépendants qui défendent leurs intérêts en tant que classe sociale. Le partenariat social depuis tant d’années n’a pas encouragé la capacité d’action indépendante des syndicats, mais leur bureaucratisation, encroûtement et intégration dans la gestion de structures de domination capitaliste. L’ancrage des syndicats dans les entreprises est devenu friable. Les syndicats ne sont guère présents dans les nouveaux secteurs. C’est pourquoi ils ne sont plus capables de mener des grèves et se limitent à représenter des intérêts dans les institutions. Ce n’est plus que ponctuellement qu’ils se manifestent comme des acteurs politiques autonomes au service des salariés.
Un renouvellement syndical au sens d’un «social movement unionism» manque en Autriche. C’est-à-dire des syndicats qui se concevraient comme des mouvements sociaux, qui soulèveraient tous les problèmes que rencontrent les salarié·e·s dans tous les domaines de leur vie, de la place du travail jusqu’aux loisirs, en passant par le logement et son environnement, et le transport dans le trafic quotidien. De tels syndicats modifieraient déjà fortement la situation. Ils pourraient être une référence plus attractive pour leur propre activité et un laboratoire de nouvelles idées. Malheureusement, les syndicats sont actuellement très éloignés d’une telle orientation comme mouvements sociaux.
4. Des luttes seulement depuis en haut ou aussi depuis en bas ?
Nous nous trouvons pris dans une lutte des classes d’en haut contre en bas, qui va devenir encore plus dure et brutale. Cela ne signifie malheureusement pas que va se développer en bas, automatiquement, une résistance sociale plus large. Sans aucun doute les gens vont commencer à se défendre contre les attaques sociales. Mais quant à savoir si cela va donner une résistance généralisée, cela reste complètement ouvert. Les réactions du SPÖ aux projets du nouveau gouvernement n’ont jusqu’à présent fourni aucun indice qu’il souhaiterait s’opposer à l’offensive néoconservatrice.
Tout à fait selon ses habitudes, il va probablement se contenter de chercher à amortir socialement un peu la politique du gouvernement de droite pour la rendre plus supportable. Dans une contribution au débat dans le quotidien Der Standard, le président du SPÖ, Christian Kern, a plaidé pour une collaboration intensive des entreprises et de l’Etat pour renforcer les entreprises autrichiennes dans la concurrence internationale[5]. A l’appui de son argumentation de type technologique en faveur d’une économie verte, il a même cité comme référence le milliardaire Bill Gates, le fondateur de Microsoft.
Au plan local, ce n’est pas mieux. Souvent le SPÖ accentue lui-même des processus de discrimination et divise la population travailleuse. C’est ainsi que la direction du SPÖ de Linz veut enlever aux réfugiés reconnus la protection minimale (Mindestsicherung)[6]. Depuis l’élection du Conseil national, le SPÖ, avec une rhétorique nationaliste, reproche au gouvernement l’importation de main-d’œuvre bon marché d’Europe de l’Est. Au lieu de s’adresser aux salarié·e·s dans leur ensemble et de s’engager pour des normes communes, il se joint ainsi au jeu pernicieux de la division. La préparation d’une politique d’opposition qui commencerait à être conséquente ressemblerait à vraiment autre chose.
Les syndicats continuent d’occuper une position centrale pour la défense des intérêts des salariés et pour l’organisation de la résistance. Des situations peuvent tout à fait apparaître qui verraient les directions syndicales subir une pression à agir et mobiliser leur base s’ils veulent rester reconnus comme partenaires de négociations. Cela peut également être pour la bureaucratie syndicale une question de survie car sans une certaine base de membres elle perdrait elle-même sa position sociale. Ce qui est décisif, c’est dans quelle mesure il est possible de réussir à construire des structures vivantes de réseau syndical dans les entreprises, que ce soit dans le cadre des syndicats existants ou par des organisations autonomes.
5. Défis
Les défis en Autriche sont vraiment grands. Il y va d’une véritable reconstruction de forces anticapitalistes. Le défi réside dans la nécessaire formulation de revendications et perspectives, qui d’un côté se rattachent aux besoins et conflits concrets, pour les réunir dans un programme alternatif et, de l’autre, faire des propositions qui sortent du cadre de la logique existante de la concurrence inter-capitaliste et du profit. Un exemple d’une telle manière de procéder est les initiatives du personnel de la santé comme «Pflege ist mehr Wert/Soigner c’est plus de valeur» et « CaRevolution » (de care = soin en anglais). Ces initiatives soulèvent en fin de compte la question comment le domaine de la santé publique devrait être organisé au-delà de la logique de la marchandise. Conçu de manière conséquente, cela peut conduire à une remise en question de l’organisation capitaliste des services de soins, des hôpitaux, des assurances maladie et de la production des médicaments. Particulièrement dans le service public, il s’agit aussi toujours de réunir les salariés et les usagers dans un dialogue fertile à propos des perspectives communes pour des bonnes conditions de travail et la qualité des prestations.
Ce qu’il faut, c’est une orientation vers la classe des salarié·e·s dans toute sa diversité et toutes ses différences de même qu’un travail d’organisation orienté vers le long terme. Les salarié·e·s, les déclassé·e·s, les précaires, les micro-entrepreneurs, les immigré·e·s et la grande majorité des femmes ont besoin d’une organisation qui les assiste par des conseils et des actes, qui les soutienne et qui s’efforce d’être leur porte-voix dans ce monde institutionnel qui devient de plus en plus autoritaire et qui leur est étranger. Depuis des décennies, une telle organisation manque. Il y a même longtemps que la conscience de l’utilité d’une telle organisation s’est éteinte.
Des projets anticapitalistes font face à un triple défi. Premièrement, il s’agit de développer une force politique qui s’oppose fondamentalement à la logique capitaliste du profit et de la concurrence. Le nouveau mouvement Aufbruch («Nouveau départ») qui réunit plusieurs courants de la gauche contre le FPÖ peut là apporter une utile contribution. Mais le défi va bien plus loin que les capacités de Aufbruch. Une force importante ne peut en fin de compte se développer que dans le cours de mouvements et conflits sociaux. Cette organisation anticapitaliste doit en même temps mener une politique d’alliance ouverte sur des questions concrètes avec tous les groupements et individus qui veulent s’opposer à l’offensive néolibérale et néoconservatrice. Selon les conflits et les sujets des constellations d’alliances différentes peuvent tout à fait se former.
Deuxièmement, il faut développer des activités qui contribuent à faire avancer des processus d’apprentissage, une pratique de résistance sur la place de travail, là où on habite, à l’université et dans les écoles. Par l’auto-activité et l’auto-organisation, des personnes peuvent se réunir et apprendre à se considérer comme des protagonistes politiques. Des syndicats qui prennent en considération tous les besoins de la vie des salarié·e·s, des associations de locataires, des organisations de protection de l’environnement, des organisations féministes et antiracistes peuvent conduire à exprimer une telle prise de pouvoir des gens sur leur propre vie. Ce qui est décisif, c’est la compréhension qu’il faut développer à nouveau une manière autonome et indépendante de s’organiser.
Troisièmement, nous sommes confrontés au défi de formuler des programmes qui, d’une part, partent des problèmes réels et ressentis par une grande partie de la population travailleuse, qui soient compris par elle, et, d’autre part, montrent la voie dans une direction qui aille au-delà de la logique du profit et de la concurrence. Il s’agit donc d’un programme qui commence à indiquer les perspectives d’une transition à des formes non capitalistes de la société. Ce travail programmatique est à développer au niveau européen, transnational et mondial. Bien évidemment, cela ne peut se faire que dans un dialogue international avec des organisations et mouvements similaires ailleurs.
Une organisation anticapitaliste qui soit à la fois radicale, dans le sens d’aller à la racine des choses, et flexible en s’engageant dans des alliances contre l’offensive néolibérale, devrait être en mesure de nouer ensemble ces trois plans. Il y va de rien moins que la reconstruction de liens sociaux et politiques qui doivent aussi trouver leur expression politique dans une force anticapitaliste. (12 février 2018)
Notes
[1] Le concept néoconservateur permet d’exprimer que le programme de ce gouvernement combine des idées économiques néo-libérales avec un programme social conservateur, autoritaire et réactionnaire. L’appellation néolibérale ne serait pas appropriée et caractérise plutôt le programme du parti Neos: Das neue Österreich / la nouvelle Autriche et le Forum libéral.
[2] OTS, 9. November 2001: Ursachen der Fremdenfeindlichkeit in Österreich: Autoritarismus und Antisemitismus https://www.ots.at/presseaussendung/OTS_20011109_OTS0006/ursachen-der-fremdenfeindlichkeit-in-oesterreich-autoritarismus-und-antisemitismus
(L’OTS est l’agence de presse autrichienne. « Causes de l’hostilité aux étrangers en Autriche : Autoritarisme et antisémitisme. »)
[3] Tanja Traxler: FPÖ-Wähler stehen ökonomisch weiter links als die Partei. Der Standard, 21. Dezember 2017 http://derstandard.at/2000070788364-2000020665585/FPOe-Waehler-stehen-oekonomisch-weiter-links-als-die-Partei. (« Les électeurs du FPÖ sont en matière économique plus à gauche que le parti. »)
[4] SORA: Wahlanalyse Nationalratswahl 2017, SORA/ISA im Auftrag des ORF Gerald Gartner Arbeiter zur FPÖ, Akademiker zur SPÖ: «Welche Wählergruppen wohin gewechselt sind » Der Standard 17. Oktober 2017
http://www.sora.at/fileadmin/downloads/wahlen/2017_NRW_Wahlanalyse.pdf
http://derstandard.at/2000066198328/Welche-Waehlergruppen-wohin-gewechselt-sind
(« Quels groupes d’électeurs se sont déplacés où. » )
[5] Christian Kern: « Die Sozialdemokratie hat eine große Zukunft » (La social-démocratie a un grand avenir), Der Standard, 8. Décembre 2017. http://derstandard.at/2000069877857/Die-Sozialdemokratie-hat-eine-grosse-Zukunft
[6] OÖ Nachrichten, 21. November 2017. http://www.nachrichten.at/oberoesterreich/Linzer-SPOE-will-Fluechtlinge-aus-der-Mindestsicherung-nehmen;art4,2741018
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