Turquie. L’Etat de l’arbitraire, avec «un chef censé représenter toute la volonté nationale, tout le peuple»

Dossier avec des contributions de Camille Guillot, d’Oguz Güven, d’Ahmet Insel et de Jean Marcou

«Nous n’oublions pas le 15 juillet», peut-on lire sur les immenses affiches rouge et blanche aux couleurs du drapeau turc, placardées un peu partout dans la ville. Quelques jours à peine après la tentative de coup d’Etat, le célèbre pont du Bosphore, à Istanbul, avait été rebaptisé «le pont des Martyrs du 15 juillet».

La tentative de coup d’Etat a marqué un tournant. Depuis un an, le gouvernement s’est lancé dans une chasse aux sorcières sans précédent, aux quatre coins du pays. Le président Recep Tayyip Erdogan et ses ministres martelant à tout va qu’il faut «nettoyer le pays des terroristes et des traîtres».

On comptabilise près de 50’000 arrestations et plus de 100’000 limogeages, tous domaines de la fonction publique confondus. «C’est une mort sociale, la peur règne partout», dénoncent ceux dont les noms sont apparus sur les listes diffusées sur Internet. Mis au ban de la société, ils sont stigmatisés, accusés de soutenir des organisations considérées comme terroristes par Ankara, comme le Fetö (organisation güléniste) de l’imam Fetüllah Gülen, pointé du doigt par le gouvernement comme étant l’instigateur du coup.

Rapidement, ces purges massives se sont étendues aux milieux kurdes. Les coprésidents du parti HDP (Parti démocratique des peuples), deuxième parti d’opposition, sont emprisonnés depuis huit mois. Il s’agit de Figen Yüksekdag et Selahattin Demirtas. Neuf autres députés de la formation attendent également leur jugement en cellule.

• Autant de décisions rendues possibles par l’instauration de l’état d’urgence, en vigueur depuis le 20 juillet 2016. «C’est un coup d’Etat civil», dénonce Kemal Kiliçdaroglu, le chef du CHP (le Parti républicain du peuple, se revendiquant de la IIe Internationale social-démocrate; il traduit un nationalisme d’origine kémaliste – Mustafa Kemal Atatürk – dont les contours dépendent de ses rapports conflictuels avec l’AKP d’Erdogan), principal parti d’opposition. Cet état exceptionnel permet au gouvernement d’ordonner des décrets-lois sans passer par le Parlement.

• Toutes les institutions sont ébranlées, à commencer par l’armée: 7600 soldats ont été suspendus de leurs fonctions, selon des chiffres diffusés par l’agence pro-gouvernementale Anadolu. Le président Erdogan aurait pu être victime du putsch, mais il en a au contraire tiré profit. Surnommé le Reis, le capitaine, par ses supporters, il s’érige en leader, seul chef décisionnaire pour tout un pays.

Un an plus tard, des zones d’ombre demeurent sur le déroulement du putsch. L’opposition turque «officielle» (CHP) n’a pas reçu de réponses effectives aux questions suivantes: comment se fait-il que les préparatifs du putsch aient échappé aux services de renseignement? Pourquoi le président Erdogan n’a-t-il pas été informé dans l’après-midi du 15 juillet des mouvements suspects au sein de certaines unités de l’armée. Selon Amnesty International, selon une source diplomatique européenne, «environ un million de personnes sont touchées directement ou indirectement par les purges». En effet, une fois radiées, ces personnes perdent toute source de revenu, souvent leur domicile, ainsi que toute protection sociale pour elles et leurs proches.

• Malgré la courte victoire (51%) du «oui» au référendum pour la réforme constitutionnelle, Erdogan déclarait depuis Istanbul le soir du 16 avril 2017, «c’est un moment historique, un changement très sérieux pour l’avenir de la Turquie». Loin du plébiscite attendu, la route vers les pleins pouvoirs lui était néanmoins grande ouverte. Le nouveau texte transforme le régime parlementaire en régime présidentiel. Dix-huit articles qui permettront notamment au chef de l’Etat de nommer et révoquer ses ministres, promulguer des décrets, déclarer l’état d’urgence ou encore nommer certains membres du Conseil supérieur des juges et des procureurs.

• Ces nouvelles dispositions entreront en vigueur en 2019, ou peut-être plus tôt, les analystes politiques turcs évoquant de possibles élections anticipées. Une échéance attendue par le président Erdogan puisqu’elle entérinera son rêve: devenir «un président fort, pour une Turquie plus forte». (Camille Guillot)

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«2500 journalistes ont perdu leur emploi»

Entretien avec Oguz Güven par Camille Guillot

Oguz Güven, le rédacteur en chef de la version en ligne du quotidien Cumhurriyet, a été emprisonné pendant un mois, en mai 2017, pour avoir tweeté sur la mort d’un procureur turc chargé des poursuites contre des suspects détenus depuis la tentative de coup d’Etat. Libre dans l’attente de son procès, il répond de la sorte, en date du 15 juillet, à la correspondante du quotidien belge Le Soir:

«Je suis resté un mois en prison. Mon procès aura lieu le 14 septembre. Comme je n’ai commis aucun crime, aucune charge ne devrait être retenue contre moi. Mais il n’y a plus de justice dans ce pays. La décision de m’emprisonner a été prise en sept minutes par le juge. Ils m’accusent d’être “Fetöcü” (partisan du prédicateur Fetüllah Gülen), ils tiennent pour preuve de vieux tweets. Mais je suis également accusé de liens avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan. […] Notre journal dérange le gouvernement parce qu’il est indépendant et dit la vérité. Il ne reste plus que deux ou trois journaux d’opposition dans le pays. 2500 journalistes ont perdu leur emploi. Nous travaillons dans la peur.

Nous connaissons le style des médias pro-gouvernementaux, mais les médias mainstream font plus de mal au pays. Leur crime est de rester silencieux. Eux aussi ont peur. Ils détiennent beaucoup d’informations qu’ils ne partagent pas.

Des pressions économiques s’ajoutent aux pressions policières et judiciaires. Les firmes qui voudraient placer des publicités dans notre journal sont menacées. […]

A l’époque du coup d’Etat militaire en 1980, les juges restaient dans les limites légales de leurs pouvoirs. Aujourd’hui, la présomption d’innocence n’existe plus. L’état d’urgence ne cesse d’être prolongé et «allongé», il est utilisé pour tout. Le pays est dirigé depuis un an par des décrets-lois. Le gouvernement prend une décision pendant la nuit et l’applique le lendemain matin. Des centaines de milliers de personnes ont perdu leur emploi. Pourtant, les putschistes sont connus. Les retrouver et les arrêter n’aurait dû prendre qu’un mois. Un an plus tard, les purges continuent. Le gouvernement instille la peur dans le pays.»

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«Le despotisme historique et ses trajectoires»

Par Ahmet Insel

Ahmet Insel portant la revue qu’il dirige: «Birikim»

Le 9 juillet 2017 dans un entretien sur France Culture, Ahmet Insell’auteur de La nouvelle Turquie d’Erdogan (2e édition, La Découverte 2017), ancien professeur et chef du département Economie à l’Université de Galatasaray (Istanbul) ainsi que vice-président de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ayant publié, entre autres, le Dialogue sur le tabou arménien (avec M. Marian, Liana Levi 2009) – explique:

• «Le cas turc, doit être restitué dans un contexte général de montée des “autoritarismes démocratiques” ou des démocraties illébrales, ou encore des démocratures, des “autocraties électives” dans le monde. Les aspirations de Recep Tayyip Erdogan de contrôler la justice, de contrôler à la fois l’exécutif et le législatif – ce qui s’est passé depuis le coup d’Etat et le référendum du 16 avril 2017 –, nous les retrouvons, avec leurs spécificités, dans beaucoup de cas en Europe ou en Asie, ou en Amérique latine, où surgissent des pouvoirs autoritaires qui deviennent de plus en plus autocratiques: un Viktor Orban (Hongrie) ou la Pologne de Jaroslaw Aleksander Kaczynski, ou le pouvoir nationaliste hindou de Narendra Damodardas Modi en Inde, ou encore de Maduro au Venezuela, caricature de Chavez. Et je ne mentionne pas Poutine qui est, en quelque sorte, la matrice de ce genre de configuration.

• Il y a deux pratiques communes: la remise en cause du principe de séparation des pouvoirs; et surtout celle de contrôler la justice, cela pour deux raisons ouvertes et l’une plutôt camouflée. Pour des «leaders» la justice apparaît comme un frein pour «aller vitre», pour réaliser des projets énormes d’infrastructure (un aéroport, un pont…). La justice est présentée comme une forme de domination de la bureaucratie sur la volonté populaire, La deuxième idée commune est que le chef fait corps avec le peuple – il y a là une sorte de discours mussolinien – et, dès lors, toutes les institutions intermédiaires sont inutiles. Du coup, il y a une remise en cause de la démocratie représentative. Prétendument est mise en place une démocratie directe, mais une fois élu le chef représente, à lui seul, toute la volonté nationale.

Par conséquent, la troisième analogie est la suivante: une fois que le chef est en place – ou élu plus ou moins «correctement», en Turquie les élections étaient relativement «propres» jusqu’au référendum d’avril 2017 – l’électorat est le peuple. Et ceux et celles qui n’ont pas voté pour lui sont des ennemis du peuple. Il y a une séparation très forte entre le “Nous”, le peuple, d’un côté, et les ennemis du peuple qui “nous empêchent de régner”, de l’autre.

• Ces facteurs se retrouvent dans une sorte d’épuisement de la démocratie représentative, dont les causes mériteraient d’être analysées. Dans le cas de la Turquie ce processus est exacerbé. Si l’on compare Recep Tayyip Erdogan à Viktor Orban, des Hongrois vont rétorquer: “Mais il n’y a personne en prison – pour l’heure, au moins – en Hongrie, à la différence de la Turquie”. Or, en Turquie, il y a 48’000 personnes – en plus des autres auparavant, militants kurdes ou pro-kurdes en particulier – qui sont en détention aujourd’hui. A cela, fin juin, il y a 130’000 fonctionnaires licenciés d’office par décision administrative, et non pas par décision relevant d’une procédure judiciaire normale.

Pour les journalistes, il y en a 158 en prison et des milliers de journalistes qui ont perdu leur emploi. C’est un Etat de l’arbitraire.

Nous publions Cumhuriyet avec la même ligne, ce qui a valu à 12 de mes collègues de subir la prison, mais nous publions, certes, avec une censure (article en blanc). Mais, un jour ou l’autre, sous n’importe quel prétexte – car n’existent que des prétextes – vous pouvez être arrêté. C’est l’arbitraire. Vous travaillez dans une situation où vous ne connaissez pas le lendemain. Ce lendemain peut prendre du temps pour se concrétiser par une arrestation, où ce lendemain peut être demain. Il y a donc absence totale de l’indépendance de la justice.

• Dans un régime d’Etat militaire, de tribunaux militaires, vous avez un contexte plus clair, différent – je l’ai connu durant ma vie trois fois – avec des échéances. Mais dans la situation présente, avec un système judiciaire totalement sous contrôle du pouvoir, vous n’avez aucun recours.

Pourquoi en Turquie constate-t-on une dimension exacerbée par rapport à d’autres tendances plus progressives (lentes) d’un autoritarisme croissant? Parce qu’en Turquie les institutions démocratiques n’ont jamais été solidement établies. C’est la permanence de l’autoritarisme.

• Initialement, l’AKP (le Parti de la Justice et du Développement) se réclamait initialement comme conservateur, mais démocrate. Recep Tayyip Erdogan, pour rappel, devient Premier ministre dès 2003 et est élu président depuis août 2014. L’AKP, après avoir perdu la majorité parlementaire en juin 2015, la regagne en novembre 2015.

Il y avait une fenêtre d’opportunité dans les années 2000, car la société était assoiffée d’une normalisation démocratique, après des années de coups d’Etat, des années de plomb (1980-1990). Dès lors, le mouvement qui s’impose à Istanbul – avec l’AKP – a compris qu’il ne pouvait pas arriver au pouvoir ou garder le pouvoir – à l’échelle du pays – en mettant en avant, avec force, à ce moment-là, l’étendard de l’islam politique. En outre, au début des années 2000, s’ouvre une conjoncture favorable où s’affirme un espoir de démocratisation.

L’Union européenne qui tend la main à la Turquie (ouverture formelle, en fait, en 2004), avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP, se trouve devant un parti qui met entre parenthèses un des principes de l’islam politique: «l’opposition à l’Europe chrétienne». Recep Tayyip Erdogan n’a jamais été, certes, un démocrate de conviction ni de formation. Mais il a été, durant une courte période, un “démocrate d’opportunité”, avec la perspective politique (non pas concrétisation) d’adhésion à l’UE. Cette perte de perspective, la crise même de l’UE et les glissements de plus en plus forts vers un pouvoir autoritaire, tout cela a abouti à la mort de cette “démocratie d’opportunité”. Dès lors, le despotisme historique est revenu à la surface.

• Le problème de fond qui se pose, selon moi, réside dans le comment sortir d’un système de pouvoir non démocratique qui a une longue histoire. Or, ceux qui pensent que le seul frein à l’islam politique, tel qu’il existe en Turquie, c’est l’armée contribuent, par réaction, à renforcer l’islam politique. C’est toute l’ambivalence des années 2000.

D’un côté, l’UE affirmait que le processus d’adhésion devait passer par la “normalisation des pouvoirs” et donc un recul du pouvoir de tutelle de l’armée. Voilà la position officielle de l’UE. Mais, en parallèle, divers ambassadeurs de pays membres de l’UE, affirmaient «en privé», en 2005-2006: “J’espère que cela ne se passera pas, car si l’armée n’est plus là qu’allons-nous faire?” C’est toute cette ambivalence qui explique la faiblesse de cette dynamique.

• Est-ce que l’islam politique est totalement antinomique avec la démocratie? Probablement. Mais le problème, c’est que Recep Tayyip Erdogan, lorsqu’il crée l’AKP en 2001, affirme “nous avons quitté l’islam politique”. C’était une forme d’aggiornamento dans la logique de démocratisation. L’islam politique n’est pas “soluble dans la démocratie”; il l’est peut-être lorsqu’il se trouve dans l’opposition. Mais quand il est au pouvoir, dans un contexte de “société civile” faible, sans existence d’une tradition démocratique forte, l’islam politique au pouvoir est un danger pour la démocratie.

Toutefois le problème réside dans une question: “quand le basculement s’est-il produit”? L’UE a une certaine responsabilité en 2006-2007. D’ailleurs, en 2010-2011, Recep Tayyip Erdogan – lorsqu’il lui est reproché de ne pas avoir continué les réformes nécessaires pour “l’acquis communautaire” – ne cessait de le répéter: “Après tout, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont dit que la Turquie, quoi qu’elle fasse, n’a pas sa place dans l’UE. Dès lors, pourquoi faire toutes ces réformes qui nous (au pouvoir et à l’AKP) coûtent au plan politique?” Un exemple: pourquoi introduire la réforme concernant les marchés publics? “Si je fais cette réforme, disait-il, je coupe le financement de mon parti. Si je dois faire cela, pour en dernière instance ne pas pouvoir adhérer à l’UE, l’aspect contre-productif pour l’AKP est évident.” […]

• La spécificité turque dans la remontée de l’autocratie élective – après une période de démocratisation relative – est double. Tout d’abord, un fait: la Turquie est un pays à très grande majorité musulmane, actuellement. Ce n’était pas le cas avant la fin de l’empire.

Il y a eu le génocide arménien, le massacre et l’expulsion des Grecs, l’échange forcé de population, le massacre des syriaques [entre 1914 et 1920], l’Anatolie a été le terrain de mise en pratique d’une épuration ethnique par le pouvoir kémaliste (entre autres).

Donc, il y a, à la fois, une inscription de la violence dans une logique nationaliste et ce nationalisme n’est pas totalement indépendant de sa dimension religieuse. Lorsque l’on définit le nationalisme turc ce n’est pas un nationalisme strictement ethnique. Il y a un nationalisme ethnique – “parler turc”, “race turque”, de manière imprécise – et, en arrière-fond, il y a la dimension musulmane de ce nationalisme.

Le kémalisme a laissé – dans le contexte des affres de la sortie de la Première Guerre mondiale – cette tradition d’une politique d’épuration ethno-religieuse. Cela a un impact énorme. Durant mon enfance, j’ai appris qu’il y avait toujours des ennemis intérieurs en Turquie. Ces ennemis intérieurs c’étaient, probablement à l’époque, des chrétiens, des non-musulmans, puis les Kurdes [co-acteurs du massacre des Arméniens et des Syriaques]. Mais le fait que dans une société la population soit éduquée sur l’existence permanente d’ennemis intérieurs, c’est un terrain fertile pour des discours nationalistes et populistes, au sens où je l’ai indiqué antérieurement.

• De plus, il y a la conception kémaliste de la “laïcité”. La laïcité kémaliste ne peut être comparée à la “laïcité française”. La laïcité turque c’est le contrôle de la religion par l’Etat et la fonctionnarisation de la religion par l’Etat. Dans un premier temps, on peut dire que c’était nécessaire pour contrôler la religion sunnite (les alévites étaient exclus). Mais cela va se retourner contre l’idée de contrôle puisque ces institutions dites laïques n’ont, sur le fond, pas changé, mais disposent d’une armée de fonctionnaires formée de 100’000 imans pour encadrer la société. C’est l’héritage de cette laïcité à la turque qui a facilité l’utilisation par l’AKP, par Recep Tayyip Erdogan, des institutions publiques pour l’encadrement religieux de la société. Et il en a rajouté une couche.

• De plus, il y a une troisième racine historique à l’autoritarisme. Le Kulturkampf [une “guerre pour un idéal de société”] ne date pas du kémalisme. En fait, cela remonte au XIXe siècle. Ce sont les sommets de l’Empire ottoman qui prennent conscience que, face à l’Occident, ils n’ont plus la force de résister militairement. Dans la première moitié du XIXe siècle, des tentatives de modernisation commencent. A partir de ce moment-là, il y a une guerre culturelle (Kulturkampf) qui s’accentuera à la fin du XIXe siècle et qui va arriver à son apogée après la chute de l’empire, plus exactement de la perte de l’empire.

• Cette formule “perte de l’empire” renvoie à une dimension de l’autoritarisme. Une partie importante de la société – conservatiste, musulmane, pieuse – a toujours refusé au XIXe siècle la nouvelle réforme qui impliquait que tous les citoyens soient égaux devant la loi. Ce refus d’égalité de la majorité sunnite d’avoir un statut égal avec celui des chrétiens, des alévites, etc. est toujours présent. Il travaille encore dans ses profondeurs la société turque. Actuellement, il s’agit du refus d’égalité avec les Kurdes, avec les alévites. Cela explique aussi comment et pourquoi Recep Tayyip Erdogan arrive à mobiliser une population qui est, en quelque sorte, revancharde.

• Enfin, les réformes kémalistes – que je soutiens partiellement – ne sont pas des réformes [droit de vote aux femmes, remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin, parti unique, etc.] progressives en termes de temporalité. Elles créent des chocs que l’on peut qualifier de “civilisationnels”.

J’ai grandi dans le cadre de ces réformes avec lesquelles je m’identifie, partiellement. Mais je comprends aussi la réaction d’un conservateur musulman qui, à quarante ans, est lettré, et doit faire face à l’introduction de ces réformes [début des années 1920] et à qui l’on dit, en 1928, tu deviens un illettré suite au changement de l’alphabet. Trois mois qui lui sont accordés pour apprendre le nouvel alphabet latin, parce qu’après ce délai toute production écrite (journaux, livres, etc.) en caractère arabe est interdite. C’est un choc culturel énorme.

Les après-coups de ce choc culturel existent dans la société. “L’islam politique” – certes, à l’époque il n’était pas qualifié ainsi d’islam politique – ou, plus exactement alors, ce conservatisme musulman, non égalitariste, va passer à une forme de résistance souterraine. Elle va durer des décennies et des décennies. Et dès le moment où est instauré le multipartisme, cette résistance va émerger tout de suite.

Quand les militaires organisent le coup d’Etat de mai 1960 [sera installé au pouvoir le général Cemal Gürsel], ce courant passe sous terre. Mais dix ans après la fin de ce type de régime, le père fondateur du parti de l’islam politique en Turquie – Necmettin Erbakan (1926-2011) qui a mis en place le Parti de la Justice – arrivera au pouvoir. Il sera d’ailleurs Premier ministre de juin 1996 à juin 1997.

• Lorsque Recep Tayyip Erdogan affirme: “N’oubliez pas votre ressentiment, n’oubliez pas votre haine”, il mobilise cette mémoire d’une partie conservatiste de la société turque d’avoir subi ces réformes kémalistes sous une forte contrainte. Erdogan utilise une formule du poète fétiche de ce courant conservateur musulman: “Oh!, mon frère tu vis comme un étranger dans ton propre pays.” On retrouve là un thème permanent du discours d’Erdogan, dans l’actualité, contre une série d’ennemis intérieurs qui sont emprisonnés, torturés, déchus de la fonction publique, ou tués comme les Kurdes. [Dans son discours du dimanche matin – à 1h30 – le 16 juillet 2017, Erdogan a parlé d’“arracher la tête des traîtres, des responsables de la tentative de coup”, de tous les “mettre dans des uniformes identiques à ceux utilisés à Guantanamo” – Réd.]

• Si on fait de la sociologie électorale, si l’on examine la répartition géographique des voix lors du référendum du 16 avril 2017 [sur le statut du président] au sens d’un plébiscite où le choix se résumait à: «Oui, tous les pouvoirs à Erdogan; Non, tous les pouvoirs à Erdogan». Car c’était le choix effectif.

Mais les gens n’ont pas voté sur le détail du texte soumis au plébiscite. 51,4% ont dit Oui; et 48,6% ont dit Non. Du coup, on a vu s’affirmer une société très, très divisée.

Mais cette société divisée a une répartition géographique particulière. Si l’on examine la carte de la Turquie, trois éléments se détachent. Une région kurde, au sud-est, qui a voté massivement non à Edogan, mais probablement dans une logique d’identité kurde; une Turquie plus urbaine, surtout côtière (mer Egée, mer Méditerranée…), a voté majoritairement non à Erdogan (à Ankara, pour la première fois, la majorité a été perdue par Erdogan); dans l’Anatolie centrale, dans les petites villes de province et dans tout le pourtour de la mer Noire (là, il y a une affirmation nationaliste qui renvoie à l’épuration ethnique de la Première Guerre mondiale), s’est prononcée pour une Turquie qui a peur de perdre son identité sur le ton: “Je suis musulman, turco-musulman qu’est-ce que je vais faire dans l’Europe chrétienne”. Cela n’équivaut pas à une crainte d’“ouverture économique”.

Erdogan, dans une intervention, a d’ailleurs insisté sur la nécessité de nettoyer tous les termes utilisés (pour des lieux, des activités, etc.), dans les petites villes; termes qui n’ont pas de profondeur historique, qui trahissent “l’identité turque”. Et les mairies peuvent et doivent “nettoyer tout cela” pour reprendre sa formule.

• La “nostalgie impériale” reste. Mais est-ce une nostalgie irrédentiste [nationalisme qui implique un projet d’annexion de territoires considérés comme possessions étrangères]? Il y a une telle dimension. L’occupation, en 1974, du Nord de Chypre n’est pas l’œuvre d’Erdogan, mais a été conduite par une coalition sociale-démocrate et islamiste. [Elle a été menée sous le titre “Opération Attila” et “Opération paix pour Chypre”]. La frange kémaliste, entre autres, dénonce fortement toutes les tentatives d’un accord de type fédéraliste à Chypre, comme s’il s’agissait de la perte de terres turques.

Donc, il reste de l’irrédentisme, mais ce n’est pas très fort. Par contre, en relation avec “la nostalgie impériale”, il faut souligner que la “fin de l’empire” a été violente et s’est accompagnée de problèmes non résolus. Un des “problèmes irrésolus”, qui est sanglant et pèse sur la démocratisation de la Turquie, c’est la non-résolution de la “question turque” à la sortie de la Première Guerre mondiale [voir le traité de Lausanne de 1923].

• Se pose, en fait, le problème de faire émerger de l’intérieur de la société turque une alternative au pouvoir d’Erdogan, il ne faut pas croire que des “gesticulations de l’Europe” auront un effet quelconque.

De plus, la Turquie, membre important de l’OTAN, est dans une situation nouvelle et critique. Et Recep Tayyip Erdogan commence à naviguer dans des eaux troubles à ce sujet, avec un impact possible sur sa position de pouvoir future. Il est dans une ubris, une démesure extraordinaire et c’est le gonflement de cette ubris qui peut être un élément de sa perte.

Si la partie de la société – avec ses différences – qui s’oppose à cette autocratie élective peut offrir des éléments d’une alternative, cela peut s’exprimer, par exemple, lors des élections de novembre 2019.

Ce sera l’élection du président de la République qui sera installé, alors, comme autocrate. Donc, y aura-t-il une figure qui puisse synthétiser une opposition – par la voie démocratique – à la figure d’Erdogan? Si ce n’est pas le cas, alors la situation peut empirer. Avec, certes, l’irruption d’une crise, par définition inattendue, qui bouscule l’échiquier. Et ce ne sont pas les sanctions et les menaces qui ont une efficacité.

• Par contre, l’accord inique passé par divers pays européens avec le pouvoir d’Erdogan à propos des millions de réfugié·e·s, syriens entre autres, doit être levé. Car l’arrangement est le suivant: vous garder les réfugié·e·s – avec ce que cela implique pour ce qui relève de leurs conditions de vie et de mise au travail – contre le versement de milliards d’euros et le mutisme pour ce qui a trait aux atteintes faites aux droits humains en Turquie. (Transcription de l’intervention d’Ahmet Insel par la rédaction de A l’Encontre)

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«L’état d’urgence sert une cause politique»

Entretien avec Jean Marcou conduit par Margot Cherrid

Le président turc Recep Tayyip Erdogan et son épouse saluent leurs partisans rassemblés sur le pont qui enjambe le Bosphore, rebaptisé «pont des Martyrs du 15-Juillet»

Jean Marcou, chercheur spécialiste de la Turquie et directeur des relations internationales de l’Institut d’études politiques de Grenoble, revient sur les événements de l’année écoulée et analyse la situation politique dans le pays.

Un an après la tentative de coup d’Etat et quelques mois après la réforme de la Constitution, dans quelle situation, notamment politique, la Turquie se trouve-t-elle?

Jean Marcou. Le président turc applique une politique autoritaire. L’état d’urgence est périodiquement reconduit, la réforme des institutions a par exemple réduit l’autonomie de la justice et accru les pouvoirs présidentiels. On a également assisté à une réduction de la liberté de la presse. Beaucoup de personnes sont arrêtées sur des motifs d’implication extrêmement flous. Les ONG sont également intimidées: le 5 juillet, les dirigeants d’Amnesty International en Turquie ont par exemple été arrêtés.

L’Etat d’urgence permet également au gouvernement de licencier de manière impromptue, de prendre des mesures par décret pour l’essentiel et de gouverner avec un aval relatif et lâche du parlement.

Comment le président Erdogan justifie-t-il le maintien de l’état d’urgence?

Tout d’abord par la lutte contre le terrorisme. La Turquie est l’un des pays les plus touchés par les attaques terroristes depuis 2015 et M. Erdogan légitime la mise en place de l’état d’urgence par une comparaison avec les pays européens qui appliquent la même politique.

Après le coup d’Etat avorté, le mouvement Gülen [du nom de l’imam turc Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan] est devenu le principal ennemi du pouvoir. Puis on a observé une sorte de glissement sémantique dans le discours d’Erdogan.

La notion de terrorisme s’est étendue à Daech, au PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] et rapidement à tout opposant accusé d’être plus ou moins lié à ces organisations. Dans la pratique, on se rend bien compte que l’état d’urgence sert une cause directement politique.

Entre la reprise en main de l’Etat et la réforme constitutionnelle, Erdogan dispose-t-il de tous les pouvoirs ?

On est déjà dans une situation très autoritaire, dont on aura la confirmation s’il est réélu en 2019. Il pourra alors, par exemple, dissoudre le Parlement quand il le souhaitera, supprimer le poste de premier ministre et sera donc seul chef de l’exécutif, mettant fin au modèle semi-présidentiel dans lequel se trouve la Turquie actuellement.

Dimanche 9 juillet, l’opposition a rassemblé des dizaines de milliers de personnes à Istanbul pour marquer la fin de la «marche de justice». Est-ce le signe qu’elle est toujours bien vivante?

Oui, même si on comptait parmi les participants des soutiens de l’AKP, le parti politique au pouvoir, présidé par Recep Tayyip Erdogan, mais qui estiment que le président turc va trop loin dans ses réformes. Le mot d’ordre de cette marche était adalet, «justice» en turc. Pas laïcité ni démocratie, mais justice. Ce mot a une tonalité particulière en pays musulman. C’est une valeur qui a autant d’importance que la liberté.

Cette manifestation avait été organisée par le CHP, le parti kémaliste, pour libérer la justice du contrôle politique. Quelle est la situation de la justice turque aujourd’hui?

Elle est très largement sous la coupe du pouvoir politique. Au cours de la dernière décennie, les réformes successives l’ont privée de son indépendance. Ces changements ont concerné les modes de recrutement, et la composition du Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK). Grâce à ces manœuvres, Erdogan a pu expulser les gülenistes et les juges de plus haut niveau qui lui étaient souvent hostiles dans les institutions judiciaires.

La justice est aujourd’hui docile et domestiquée, alors qu’il y a quelques années elle représentait encore un contre-pouvoir. En 2008, la Cour constitutionnelle avait, par exemple, failli dissoudre l’AKP.

L’armée a été l’une des grandes victimes des purges qui ont suivi la tentative de coup d’Etat. Dans quel état cette institution se trouve-t-elle?

Pendant longtemps, l’armée était une sorte de gendarme, d’acteur politique prêt à commettre des coups d’Etat en cas de non-respect, par les dirigeants de certaines valeurs, comme la laïcité [à la turque]. A la suite de la tentative de coup d’Etat, elle a été mise sous contrôle du ministère de la Défense et reformatée. Mais, en dépit de ces mesures particulièrement symboliques, on a assisté à une certaine modération dans l’épuration. Pour des raisons pratiques.

La Turquie est engagée militairement dans plusieurs conflits, y compris en Syrie. Pour combattre, elle a besoin de soldats expérimentés, et dont la formation est parfois longue. C’est par exemple le cas des pilotes de l’armée de l’air, qu’elle pourrait difficilement limoger.

L’opposition a-t-elle encore les moyens de s’exprimer, notamment dans la presse?

Il existe toujours des médias d’opposition comme le magazine Radikal, mais les journalistes sont intimidés et ont perdu leur audace. Et pour cause: le délit de presse s’est généralisé ces dernières années. Plus de 150 journalistes sont emprisonnés aujourd’hui, accusés d’être complices du terrorisme.

Le tournant concernant la presse est à situer en 2011 avec l’arrestation du journaliste d’investigation Ahmet Sik. Il enquêtait sur la pénétration de l’Etat par le mouvement Gülen. Il a été libéré, puis de nouveau arrêté après le coup d’Etat pour propagande terroriste, sur des motifs très vagues.

C’est très révélateur de ce qui se passe en Turquie : on est entré dans une situation de conflit et de répression depuis beaucoup plus longtemps qu’on ne le pense. Le mouvement Gülen et la tentative de coup d’Etat ont servi de marchepied au gouvernement de l’AKP.

Le 3 novembre 2019, les Turcs voteront à l’occasion des élections présidentielles et législatives. Une inflexion du rapport de forces politiques est-elle envisageable?

L’AKP est une machine à gagner: ils n’ont pas perdu d’élection depuis 2002. La principale raison de son succès est économique. Le parti a surfé sur une Turquie en développement, où le niveau de vie des classes moyennes néo-urbaines s’est élevé. Erdogan est toujours soutenu par une grosse moitié des Turcs, principalement issus des milieux populaires, des nouvelles classes moyennes et du milieu rural.

L’opposition est divisée. Elle rassemble trois blocs difficilement conciliables: les kémalistes (entre 25 % et 30 % des Turcs), le parti défenseur des droits des Kurdes (12 % à 13 %) et les nationalistes (entre 14% et 15%). Après les élections de 2015, ces trois groupes étaient majoritaires au Parlement, mais ne pouvaient pas s’accorder.

Il est également difficile de trouver un leader à l’opposition. Il semble que la «marche pour la justice» a permis de voir émerger la personne de Kemal Kiliçdaroglu. Jusqu’à présent il apparaissait comme quelqu’un de sympathique, mais pas prêt à assumer un rôle de leader. Il a pris une autre dimension, il a lancé une nouvelle dynamique. Reste à savoir s’il parviendra à maintenir cet engouement [la manifestation très grande organisée par le pouvoir le dimanche 16 juillet à 1h30 du matin – en référence à l’heure du déclenchement de la tentative du coup d’Etat – a été massive et très organisée ; à sa façon cela était une réponse à la «marche de la justice»] . (Publié dans Le Monde en date du 15 juillet 2017)

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