Après chaque conflit s’ouvre le chapitre de la reconstruction. Depuis 2011, celle de la Syrie d’après-guerre est convoitée par de grands groupes internationaux qui y voient un juteux business, comme ce fut le cas en Irak [et c’est loin d’être terminé]. Les rumeurs vont bon train sur les intérêts des uns et des autres.
En mars dernier, le président syrien a affirmé à l’agence russe RIA Novosti que les destructions dans le pays se chiffraient à «plus de 200 milliards de dollars», soulignant que les entreprises des principaux alliés de la Syrie, Russie, Iran et Chine, seront les premières invitées à participer à la reconstruction du pays.
Mais pour reconstruire un territoire ravagé par des années de guerre, le déminage est un prérequis que peu de monde évoque. Or en Syrie, et principalement dans les grands centres urbains, lorsque les armes explosives (qui ont tué 50% de civils) utilisées par les belligérants ne seront plus qu’un affreux souvenir, ce ne sera parfois qu’en apparence. Les tirs de missiles, de mortier, de roquettes, d’engins explosifs improvisés (incorporant des composants chimiques explosifs, incendiaires ou toxiques), de «bombes-barils» ou à sous-munitions déposent des restes explosifs de guerre (REG) qui doivent être neutralisés non seulement pour garantir le retour des millions de réfugiés et déplacés, mais aussi pour permettre une reconstruction des infrastructures. «Aujourd’hui, des centaines de milliers de mines sont probablement répandues sur le territoire syrien si l’on inclut tout ce qui est engins improvisés, bien plus chargés en explosifs que les mines antipersonnel», analyse Emmanuel Sauvage, coordinateur régional de l’ONG Handicap International, spécialisée en déminage et prévention, basé en Jordanie.
Plus de trente ans pour déminer le pays
Si la guerre en Syrie s’achevait demain, il faudrait attendre l’an 2046 pour voir un pays globalement déminé, sachant par exemple que certaines mines datant de la guerre du Vietnam continuent encore aujourd’hui à faire des victimes en Asie, que certaines mines de la Seconde Guerre mondiale sont toujours actives en Europe. Trente années pour déminer la Syrie, un constat terrifiant que révèle Emmanuel Sauvage qui dit n’avoir jamais vu de destructions aussi massives.
Cette estimation, il la fait grâce à son expérience de plus de 20 ans dans les pays en guerre, et particulièrement en Bosnie Herzégovine en 2002 où il supervisait les opérations de déminage des zones contaminées par les mines antipersonnel. «En Bosnie, vingt ans après les accords de Dayton, le déminage n’a même pas atteint la moitié en dépit de tous les moyens qui ont été investis», témoigne le spécialiste pour qui la violence du conflit en Syrie dépasse tout entendement.
L’ONG s’est rendue à Kobané où, après quatre mois de bombardements, plus de cent mille déplacés attendaient de rentrer chez eux. Nombre d’entre eux ont été victimes de ces REG, les tuant ou les handicapant à vie, en regagnant leur foyer. Dans cette ville frontalière de la Turquie, Handicap International a noté la présence moyenne de dix munitions par mètre carré et a retiré des décombres à l’été 2015 une tonne d’engins non explosés.
Depuis début avril à Palmyre des démineurs russes s’attellent déjà à nettoyer les 234 hectares de la cité antique truffée d’engins explosifs que les jihadistes du groupe Etat islamique ont semés, jusque dans les arbres, avant leur départ.
La trêve [formellement en vigueur depuis le 27 février], peu respectée, a également poussé certains Syriens à rentrer chez eux au risque de leur vie. «Les personnes qui se réinstallent sont souvent amenées à faire du déminage de survie, raconte Emmanuel Sauvage, à enlever des restes d’explosifs de guerre dans leurs logements, à proximité, voire dans les champs car elles doivent cultiver la terre pour assurer leur subsistance.»
Un «mille-feuille explosif»
Dans certaines zones de la future Syrie pacifiée, les démineurs auront affaire à un véritable «mille-feuille explosif» : les bâtiments ayant été soufflés sont potentiellement contaminés à l’intérieur des différents étages empilés et parfois aussi à l’intérieur par des REG, armes conventionnelles ou engins improvisés artisanaux. «A la différence d’un champ de mines où les engins explosifs se trouvent à quelques centimètres sous la terre, là, ce sont des centres urbains qui sont détruits et contaminés sur plusieurs niveaux», explique Emmanuel Sauvage, démontrant l’ampleur de la tâche.
Et pratiquement toutes les grandes villes syriennes ont été la cible de bombardements: Alep, Homs, les alentours de Damas, Deraa, Hassake… Quant aux zones rurales, elles risquent de ne jamais être totalement dépolluées.
La Syrie étant devenue un espace miné, il faudra procéder par étapes pour nettoyer le territoire au mieux et sans trop de dangers. Ainsi, les démineurs procéderont d’abord à des enquêtes pour obtenir le maximum d’informations quant aux endroits où se trouvent les engins explosifs. L’historique du conflit est dès lors essentiel: où étaient les lignes, qui a combattu et à quel endroit, quels types d’engins étaient utilisés.
Le travail pourra se faire également avec les anciens belligérants, certains fournissant par exemple des cartes, mais aussi avec les populations locales qui peuvent renseigner sur les zones potentiellement contaminées. Puis le temps sera à la mise en place d’un travail de vérification visuelle, suivi d’une enquête plus technique avec l’équipement qui confirmera que la zone est, ou non, contaminée.
Déminer avant le retour des réfugiés et des déplacés
Pour le moment, il apparaît difficile de savoir qui procédera aux interminables et périlleuses opérations de déminage en Syrie. Dans un premier temps, les Nations unies devraient s’en charger: rechercher et détruire les mines terrestres et restes explosifs de guerre, aider les victimes, apprendre aux populations à rester saines et sauves dans des zones minées, telles sont quelques-unes des missions de l’équipe anti-mines de l’ONU (le SLAM) qui a ouvert récemment un bureau de prévention à Gaziantep, dans le sud de la Turquie.
Actuellement aussi, des ONG, dont l’une est basée à Damas et travaille avec le ministère de l’Education, offrent des programmes de sensibilisation aux écoliers syriens. Handicap International a quant à elle mis en place des activités préventives en Syrie depuis octobre 2013 et quelque 170’000 personnes ont déjà été sensibilisées aux dangers des REG.
Le déminage de la Syrie est donc bien plus qu’une condition à la reconstruction du pays, «c’est une précondition», poursuit l’humanitaire. «Il faudra être devant les réfugiés, déployer les moyens techniques et humains pour faire en sorte que la dépollution (déminage et neutralisation d’engins non explosés ou improvisés, ndlr) dans les grands axes routiers, les infrastructures, etc. soit effective.» Il faudra également, parallèlement, garantir la sécurité des compagnies qui reconstruiront les écoles, les hôpitaux, les administrations.
Quant au coût, il est pour le moment lui aussi difficile à élaborer. Sachant qu’en vingt ans, en Bosnie, il avoisine le milliard de dollars, il risque d’être faramineux concernant la Syrie tant les bombardements sont démesurés.
Reconstruction matérielle, et humaine
Quand la Syrie sera pacifiée, que la reconstruction du pays sera en marche, un long travail de reconstruction humaine devra aussi se mettre en œuvre, par le biais d’un soutien physique et psychologique. A côté des plus de 250’000 morts, on dénombre en effet près d’un million de blessés et 13,5 millions de personnes directement impactées par la guerre, 4,6 millions de réfugiés et 6,6 millions de déplacés internes.
Car cette guerre a tous les risques de demeurer un traumatisme pour les Syriens, bien après le règlement du conflit. «Les séquelles post-traumatiques d’une guerre arrivent tardivement, témoigne Emmanuel Sauvage. Il y a comme un instinct de survie qui se développe en temps de guerre, puis disparaît progressivement jusqu’à ce que les personnes prennent conscience du danger, du risque, de l’impact que ça peut avoir sur elles au long terme ; une prise de conscience tardive qui les marque très longtemps.»
En Syrie, Handicap International effectue l’opération d’urgence la plus complexe qu’elle n’a jamais mise en œuvre, dans laquelle le déminage prend une part non négligeable puisqu’il permettra aux Syriens de reprendre tout ce qu’ils ont fui. Pour autant, si le conflit perdure encore trop longtemps, toute reconstruction humaine et matérielle risque d’être vaine tant les restes explosifs de guerre seront nombreux. Selon un rapport de la Banque mondiale, du 12 avril 2016, la paix et la reconstruction sont les deux faces d’une même médaille. Une stratégie de reconstruction pour la Syrie pourrait contribuer à rétablir une paix durable. (RFI, 15 avril 2016)
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