Par Charles-André Udry
Le mouvement de masse en Turquie a des traits nouveaux, par rapport à l’histoire des cinquante dernières années en Turquie. Un militant de la gauche de plus de 40 ans déclarait à une journaliste française de Mediapart: «Vendredi matin [31 mai] quand tout le monde marchait en direction de la place Taksim, j’ai dit à l’ami militant qui m’accompagnait: “Nous sommes en train de faire quelque chose de nouveau.» Deux histoires néanmoins cohabitent. Les forces de gauche (et y compris nationalistes) habituées aux manifestations se sont positionnées à l’entrée du parc Gezy, en bordure de la place Taksim. La raison est simple: de là, tout le monde peut voir leurs drapeaux, leurs banderoles. L’éventail politique est large. Les groupes moins politisés, de multiples collectifs, féministes, écologiques, d’artistes, des lycéens occupent des secteurs de la place. D’ailleurs, le lundi 3 juin se trouvent des lycéens en grand nombre et y compris des groupes de supporters d’équipes de football avec leur écharpe. Ils sont habitués aux slogans. Les militants socialistes et communistes historiques se retrouvent parfois, surpris, avec des secteurs actifs dont ils découvrent l’engagement. Les courants et les positions sont très différents. Certains sont kémalistes. D’autres représentent une sorte de kémalisme de gauche. D’autres ont rompu avec le kémaliste et se situent dans une tradition communiste, d’origine plus ou moins maoïste recyclée.
Il est trop tôt pour appréhender la dynamique possible de ce mouvement. Une chose apparaît presque majoritaire. La question de l’organisation de la ville, de la construction du centre commercial, exprime la volonté de pouvoir décider de l’avenir d’une ville, Istanbul, et, de fait, de l’avenir du pays, face à un gouvernement autoritaire et arrogant. C’est cette dernière dimension qui explique l’extension du mouvement à Ankara et à d’autres villes. Il y a une mise en question du fait du pouvoir du gouvernement. Il y a là la base de la brutalité de la répression. Face à cette répression, la dialectique du passé et du présent joue: en quatre jours, les manifestants ont appris, malgré la violence répressive, à s’organiser, avec l’aide des plus expérimentés. Il y a un mélange social et politique qui peut se développer si la gauche radicale (turque, kurde, mixte), très divisée et souvent sectaire, ne reste pas politiquement en marge de cette dynamique nouvelle qui semble la dépasser, mais avec qui elle pourrait fusionner, partiellement.
Ce d’autant plus qu’une grève de deux jours a été déclarée par les travailleurs du secteur public en soutien aux manifestations anti-gouvernementales. La confédération des syndicats des travailleurs du secteur public a dénoncé: «la terreur d’Etat contre les manifestations de masse». Cette confédération, qui réunit 11 fédérations, rassemble, selon ses déclarations, 240’000 travailleurs. Dans une ville comme Ankara, l’appel à la grève a eu un impact significatif, selon divers reportages. Deux manifestants ont été tués, l’un brutalement renversé par un taxi, l’autre a été tué dans la ville frontière avec la Syrie, Antakya. Dans la meilleure tradition, Recep Tayyip Erdogan a dénoncé le mouvement de masse comme manipulé par des extrémistes et des agents de l’étranger, ce qui est assez étonnant pour quelqu’un qui se déclarait contre la politique d’Assad dont toute la rhétorique vise les extrémistes de tout ordre et surtout «un complot de l’étranger».
Les luttes des années 1960 et 1970 éclairent aussi la place Taksim
Il faut replacer les mobilisations actuelles dans le cadre d’une commémoration de l’histoire du mouvement ouvrier turc, qui sera célébrée les 15 et 16 juin. Dans la seconde moitié des années 1960, une montée des luttes ouvrières s’est affirmée en Turquie. Sur le plan syndical, cela s’est traduit par la création du «Conseil de solidarité entre les syndicats» en 1967 qui a été à l’origine de la création du DISK: Confédération des syndicats ouvriers révolutionnaires. Les militants qui sont à l’origine de cette nouvelle expression du mouvement de classe viennent de l’industrie du verre, de la métallurgie, des pneumatiques et de la presse. L’émergence de syndicats marque une rupture avec une structure syndicale officialiste: le TÜRK-IS, lié aux structures du pouvoir.
Les mesures d’intimidation, les interdictions, la répression n’ont pas pu arrêter une vague de grèves dans les verreries, dans le textile de Kula. Les ouvriers du pétrole de la compagnie nationale vont mener une grève de trois mois. En 1968, les mineurs des mines de charbon de Zonguldak (mer Noire) ont réussi à imposer une convention collective. L’usine de pneumatiques Derby a été occupée. Les mineurs de lignite de la région de Corum ont fait 43 jours de grève. Comme ils n’étaient payés, ils ont organisé eux-mêmes la vente de charbon qu’ils ont extrait lors de la reprise de leur travail. Il a fallu la force militaire pour les faire plier. Les groupes nationalistes d’extrême droite se réorganisèrent dans le Parti du mouvement nationaliste (MHP) du colonel Türkes. Ce sont les célèbres «Loups gris» qui étaient leur bras paramilitaire.
Face à cette montée ouvrière, le gouvernement Demirel prit des mesures pour limiter les droits syndicaux et frapper le DISK qui regroupait 500’000 membres en 1970. Face à ces mesures, une grève fut lancée les 15 et 16 juin 1970. Ce fut un véritable soulèvement contre le pouvoir des patrons et de leur Etat. Le 15 juin, des dizaines de milliers de travailleurs descendent dans la rue. Le 16, le double occupe la rue, malgré la fermeture des routes, le blocage des ponts et l’arrêt des bateaux reliant les rives du Bosphore. Les ouvriers s’attaquent à la fonderie Haymak qui appartenait à un des frères du premier ministre. Des travailleurs sont tués. Des centaines sont blessés. La mobilisation prévue pour le 17 juin doit atteindre un nouveau seuil. La direction du DISK est débordée et son président, Kemal Türkler, lance un appel à la radio comme quoi les travailleurs ne doivent pas s’affronter à «l’honorable armée turque».
Ce coup de frein va donner le feu vert à la réaction qui passe à l’offensive. Les militaires vont renverser le gouvernement Demirel et surtout s’attaquer aux travailleurs et travailleuses. C’est un coup d’Etat contre la classe ouvrière, à la différence des coups d’Etat précédents. S’installe alors un état d’urgence prolongé, où les militaires tiendront le gouvernail, même lorsque le dit social-démocrate Ecevit le parti laïco-kémaliste du CHP (Parti républicain du peuple) seront au gouvernement après les élections d’octobre 1973.
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