Islam. «Une époque première» qui n’existe que dans le fantasme

Mur-ceramique-ottomanePar Jacqueline Chabbi

Que peut dire l’historien devant l’innommable, sinon que le présent est responsable du présent et que l’innommable présent ne saurait se justifier ni se légitimer à partir d’un passé. Le drame qui se joue aujourd’hui avec la violence que l’on sait réclame, au-delà de l’urgence, une réflexion fondamentale sur ce qu’a été l’islam au long de son histoire millénaire. Or, c’est là que surgit une difficulté qui est loin d’avoir été surmontée. Les sociétés musulmanes sont orphelines de leur passé historique, celui des hommes qui les ont précédées et qui ont vécu un islam qui était le leur et que nul ne saurait pouvoir revivre aujourd’hui sauf à s’inscrire dans une totale illusion.

Jihad, le mot sonne comme un slogan ce qui dispense de s’interroger sur lui. On semble ignorer de toutes parts que réutiliser un vieux mot, c’est toujours le transformer et lui donner un sens nouveau. Ainsi, au regard de l’histoire, le jihad de ceux que l’on nomme maintenant jihadistes n’a rien à voir avec la notion coranique correspondante si on la soumet à une grille de lecture historique, la seule qui soit à même d’inscrire les croyances dans leur temporalité, c’est-à-dire de les humaniser. Il ne s’agit d’ailleurs pas non plus du fameux jihad spirituel si souvent invoqué pour tenter de contrecarrer la version criminelle du terrorisme. Dans ce second cas, l’intention est louable puisque l’on cherche ainsi à innocenter ce qui serait le «vrai islam». Il ne s’agit pourtant en rien d’un sens qui renverrait au milieu coranique initial. Certes, le sens du jihad intérieur existe, notamment dans la tendance mystique de l’islam, mais cette conception est largement postérieure à la période fondatrice.

De juhd à jihad

Non, le jihad coranique n’a rien à voir avec cela. A partir d’une signification basique qui relève de la langue arabe préislamique, il renvoie simplement à un effort juhd que l’on doit accomplir pour aboutir à un objectif. Le discours coranique de période médinoise s’empare de ce mot ordinaire pour l’inscrire dans les modalités de son action. Il le fait non pas du point de vue d’un islam qui n’existe pas vraiment encore, mais tout simplement en adéquation avec les règles de l’action collective dont le combat n’est qu’une modalité dans l’Arabie tribale. Dans une société qui ne connaissait d’obéissance que consentie, contractuelle et temporaire, il fallait faire appel au volontariat pour mener une action collective quelconque, convoi caravanier aussi bien que razzia. C’est le seul sens alors de l’appel au jihad.

Quant au combat, qitâl, il renvoie lui aussi à la langue préislamique. Il connote non le désir d’y laisser la vie pour gagner un paradis que la société tribale peinait à se représenter, mais, tout au contraire, le risque de mourir au combat et de manquer aux siens, affaiblissant ainsi son groupe de parenté. Cela explique les difficultés de l’époque à recruter des «engagés» dont les appels coraniques répétés à l’engagement du jihad rendent parfaitement compte.

«La grande civilisation de l’islam»

Il est bien évident que la grande civilisation de l’islam de la période classique des IXe et Xe siècles, de l’Orient iranien à l’Andalousie, puis celle des royaumes et des empires qui lui ont succédé, turcs ottomans ou iraniens séfévides à partir du XVe siècle, sans parler de l’Inde des Grands Moghols n’auraient pu se construire et se développer sous un régime de fous de Dieu assassins. Ces empires et ces royaumes n’ont pu prospérer que dans le respect d’un pluriculturalisme aussi bien social que religieux. N’a-t-il pas fallu attendre presque un millénaire et demi pour voir des fanatiques s’attaquer aux bouddhas de la vallée afghane du Bamyan [détruits en 2001, lors du pouvoir, de fait, entre 1996 et 2001 du «Mollah Omar»] ou aux tombeaux maraboutiques de Tombouctou [au Nord-Mali détruits en avril 2012 par le groupe Ansar Dine] alors que les musulmans qui les avaient précédés les avaient toujours respectés? Etaient-ils moins musulmans que les fous de Dieu actuels ceux qui ont vécu pendant la même durée millénaire en bonne intelligence avec les communautés religieuses des chrétiens d’Orient et les yézidis?

Les radicalismes ne sont que des avatars monstrueux du fracas, des ruptures et des drames du monde contemporain.

La violence extrême renvoie à une hétérodoxie

Si l’on peut trouver en islam une ascendance quelconque à cette violence, on ne la rencontre que dans des mouvements sectaires très minoritaires. La violence extrême a toujours relevé de ce qu’on pourrait appeler une hétérodoxie. On peut compter au nombre de ces mouvements sectaires les kharijites autrement dit les «sortants» dont certaines factions se caractérisèrent aux VIIe et au VIIIe siècles par une violence demesurée contre tous ceux qui ne partageaient pas leurs positions religieuses et politiques. Ce n’est plus du tout le cas des kharijites actuels, mozabites [vivant dans la région du Mzab en Algérie] ou omanais. A partir de la fin du XIe siècle, ce fut également le cas du mouvement chiite ismaélien schismatique des nizarites [renvoie à Nizâr ben al-Mustansir, XIe siècle] qui pratiquèrent l’assassinat politique. On les connaît mieux sous le nom des Assassins. Les envahisseurs mongols du XIIIe siècle mirent fin à leurs exploits et détruisirent la forteresse de leur Grand Maître, Alamut, en Iran.

imageLe sunnisme avait jusqu’à présent échappé à ces pulsions d’exclusion et de massacre. La doctrine de son fondateur, le juriste du IXe siècle Ibn Hanbal, qui vivait sous le califat abbasside à Bagdad, professait que l’on devait vivre la rectitude de sa foi sans se préoccuper du pouvoir. Si celui-ci était injuste, il en rendrait compte au jour du Jugement dernier. Ce n’était pas le rôle des hommes que de se substituer au jugement divin.

Face aux mouvements extrémistes, on se trouve donc confronté à un sectarisme totalement nouveau qui ne saurait s’appuyer historiquement sur aucun passé. Au-delà de l’horreur qui nous saisit devant les actes insensés qui sont perpétrés aujourd’hui, il serait cependant important que nos contemporains de bonne volonté, qu’ils soient ou non musulmans, s’attachent à se représenter le monde musulman dans une perspective qui ne se limite pas à la vision d’une époque première que l’on sacralise ou que l’on abhorre mais qui n’existe alors que dans le fantasme au mépris de son histoire simplement humaine. (Pour information, article publié dans Libération du 15 octobre 2014, p. 22)

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Jacqueline Chabbi, historienne, professeure honoraire des universités, est auteure de l’ouvrage Le Seigneur des tribus. L’islam de Mahomet, Editions du CNRS, 2010.

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