Par Marc Perelman et Patrick Vassort
Les lieux choisis pour l’organisation des grandes manifestations sportives laissent rêveur. En 2008, les Jeux olympiques se sont déroulés à Pékin; en 2010, la Coupe du monde football a eu lieu en Afrique du Sud, mais, dès cet hiver, les Jeux olympiques sont organisés dans la Russie de Poutine (à Sotchi) et la Coupe du monde de football au Brésil.
En 2016, les Jeux auront lieu à Rio, alors qu’en 2018 et 2022 la Coupe du monde se tiendra respectivement en Russie puis au Qatar. Malgré des différences de régime politique évidentes, tous ces pays ont été ou sont en train de subir le poids d’une «olympisation» (Coubertin) du monde dans le cadre plus large d’une «sportivisation» générale, ce qui signifie toujours une perte sèche de démocratie.
Qui peut prétendre que la Chine, après ses JO de 2008, s’est ouverte au monde ou s’est démocratisée? Qu’ont montré les dirigeants du Brésil au moment des manifestations de juin dernier sinon le visage de la répression ?
Jérôme Valcke, le secrétaire général de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association), n’a-t-il pas de son côté affirmé : «Je vais dire quelque chose de fou, mais un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde» et «Quand on a un homme fort à la tête d’un État qui peut décider, comme pourra peut-être le faire Poutine en 2018, c’est plus facile pour nous les organisateurs qu’avec un pays comme l’Allemagne où il faut négocier à plusieurs niveaux».
Ce qui sera vrai en 2018 l’est déjà tout autant en 2014 avec Sotchi et le Brésil, la FIFA et le CIO (Comité International Olympique) imposant des trajectoires économiques et politiques parallèles qui en disent long sur les «valeurs» olympiques et sportives. Ces institutions agissent comme des rouleaux compresseurs, saccageant, éliminant tout ce qui ressemble à des formes de résistance sur les territoires conquis par la calamité du fait ou plutôt du méfait sportif total.
Choisissant les villes ou les pays hôtes, délégant leur pouvoir en le mettant entre les mains de tous les Poutine de la planète, le CIO et la FIFA leur permettent de devenir les porteurs des projets olympiques et sportifs, soit de belles doses d’opium, et surtout de faire admettre à tous l’inacceptable: le contrôle, la surveillance et la mise au pas des populations; la dévastation écologique avec, par exemple, celle d’une partie du Caucase pour le développement du tourisme alpin, au sein de ce que l’UNESCO décrit comme «la seule très grande zone de montagnes en Europe qui n’a pas connu d’impact humain significatif, avec des grandes parties de forêts de montagne intactes, uniques à l’échelle européenne»; l’aide à certaines entreprises privées choisies par le pouvoir, proches des mafias; l’appropriation privée de l’espace public.
Dans ce contexte, de manière intense et décomplexée, la FIFA et le CIO montrent, comme durant les années crépusculaires d’avant-guerre, leurs liens idéologiques, économiques, politiques et leurs inquiétants penchants pour les régimes anti-démocratiques ou qui vont le devenir. Ils n’hésitent plus à défendre une entreprise de destruction de l’humanité de l’homme, de la culture et de l’environnement, en s’attaquant aux droits les plus fondamentaux, aux libertés premières.
Largement honoré par les institutions sportives, le pouvoir russe: pratique les rafles contre les immigrés; les arrestations et détentions illégales; psychiatrise l’opposition comme aux plus sombres années du stalinisme; défend une politique homophobe et laisse des milices privées d’extrême droite agresser des migrants dans la rue, ou casser les vitrines des magasins tenus par des immigrés.
Ce même pouvoir limite la liberté de la presse et les journalistes indépendants risquent parfois leur vie à dénoncer certaines pratiques odieuses. Depuis 2012, une loi dite relative aux «agents étrangers» permet le contrôle des ONG et limite leurs actions en faveur de la défense des droits fondamentaux.
Pendant ce temps, le CIO, par l’intermédiaire de Jean-Claude Killy, le nouveau «copain» de Poutine, continue l’air de rien sa propagande sur les thèmes de l’avancée démocratique et de la paix. Mais il ne veut rien savoir de la corruption, des chantiers attribués sans aucun appel d’offres, de l’exploitation des ouvriers sur les sites en construction, de l’extradition de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski en Allemagne, de l’arrestation d’Evgueni Vitichko, condamné à trois années de travaux forcés car il souhaitait publier un rapport sur les conséquences écologiques désastreuses des JO de Sotchi.
Le CIO, au statut pour le moins étonnant d’organisation internationale non gouvernementale, à but non lucratif, est de fait une entreprise dont les appels d’offres masquent les intérêts de ses dirigeants et leur rôle décisif dans les investissements financiers, les politiques économiques, sociales et culturelles des pays organisateurs.
Le CIO est, entre autres, composé de PDG et de dirigeants d’entreprises de toute sorte où sont représentés les secteurs de l’énergie, des travaux publics et de l’urbanisme, de la communication et des médias, des casinos, du luxe (Jean-Claude Killy est membre du conseil d’administration de Rolex), de l’immobilier, de la banque et de la finance. Le CIO tient sous sa férule une armée de sportifs aux ordres. Thomas Bach, son actuel dirigeant, lors de la cérémonie d’ouverture de Sotchi, pouvait s’adresser de la sorte aux dirigeants de ce monde: «Ayez le courage de régler vos désaccords par un dialogue politique direct et pacifique et non pas sur le dos des athlètes.» Ce groupe d’influence s’impose, et impose à tous, le rouleau compresseur d’une politique sportive mondialisée. Il est sans aucun doute le plus important think tank de la planète et, en tant que tel, influence au plus haut point les relations internationales, les politiques publiques, nombre de projets capitalistes. Dans ce maelström, les structures sportives et surtout les sportifs participant aux festivités, ne sont pas les victimes naïves ou innocentes de la FIFA ou du CIO, mais les acteurs conscients et consentants de leurs agissements, leurs fers de lance idéologiques, en quelque sorte leur bras armé.
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Marc Perelman est professeur en esthétique. Il est l’auteur, entre autres, de L’ère des stades. Génèse et structure d’un espace historique, Infolio (2010)
Patrick Vassort est maître de conférences en sociologie. Il est l’auteur, entre autres, de Footafric. Coupe du monde, capitalisme et néocolonialisme (en collaboration avec Ronan David et Fabien Lebrun), Editions L’échappée (2010)
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