Venezuela: quand la crise sociale explose. Deux points de vue

Manifestation de l'opposition étudiante, à Caracas,  le 16 février 2014
Manifestation de l’opposition étudiante, à Caracas,
le 16 février 2014

La crise économique et sociale au Venezuela a pris une grande ampleur. Elle constitue l’arrière-fond des affrontements politiques qui ne cessent de s’exacerber depuis le mercredi 12 février. Dès le début février, des manifestations étudiantes ont eu lieu. Le gouvernement Maduro accuse «des groupes fascistes de l’ultra-droite» de répéter «le schéma d’avril 2002», c’est-à-dire une grande manifestation qui déboucha sur un coup d’Etat sans lendemain. Selon le sociologue Carlos Raoul Hernandez de l’Université centrale du Venezuela, cité par Inter Press Service, la situation est différente dans la mesure où «un énorme mal-être croît dans les secteurs propres du chavisme à cause de la gigantesque crise économique et de sa gestion désastreuse». Il laisse entendre que l’analogie avec 2002 a pour fonction de «gouverner au moyen d’un état d’exception». L’historienne Margarita Lopez Maya du Conseil latino-américain de sciences sociales (CLACSO) affirme: «Une fois perdus les enchantements produits par le discours et la présence du leader charismatique (Chavez), la réalité en rien prometteuse est apparue sous son vrai visage et indéniable.» La droite opposée radicalement au «processus bolivarien» mobilise avec force, utilise divers claviers (le «pacifique» Capriles, le «dur» Leopoldo Lopez). Pour l’heure, la hiérarchie de l’armée ne semble pas donner un appui à l’opposition qui se fait virulente. 

Nous publions ci-dessous deux analyses et prises de position de courants anticapitalistes vénézuéliens. Le premier, Marea Socialista, est partie prenante du PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela). Le second, le Parti Socialisme et Liberté, dont le porte-parole le plus connu est le syndicaliste Orlando Chirino, de la Centrale ouvrière classiste C-cura, se situe en dehors du chavisme et dénie le caractère socialiste du processus bolivarien. Ces deux prises de position permettent de réfléchir au-delà du «chaos événementiel» propre à ce genre de conjoncture. (Rédaction A l’Encontre)

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Pour freiner l’offensive de la droite: changer l’orientation et avancer vers la révolution économique

Par Marea Socialista

Le 12 février dernier a débuté la partie violente de l’offensive de la droite. Jusqu’à présent prédominaient la pression économique, l’organisation des pénuries, la spéculation sur les prix et une manipulation de la crise économique ayant une caractéristique de guerre économique. La violence s’ajoute aujourd’hui à la pression politique et idéologique.

Un secteur de cette droite, dont les principales figures sont Leopoldo López et María Corina Machado [qui se revendique de Hayek et Margaret Thatcher], occupe la rue de manière violente pour compléter la prise en tenaille, approfondir l’usure du gouvernement de Nicolás Maduro et chercher à récupérer le contrôle du pays en faveur de la bourgeoisie locale et internationale.

Il ne faut pas s’y tromper: qu’elle soit «négociatrice» ou «violente», la droite politique et la bourgeoisie n’ont qu’un seul et unique plan de gouvernement. Ce plan a été rendu public par un communiqué de 47 économistes de l’opposition à la fin du mois de janvier dernier. Et il repose sur trois axes: flottement du bolivar face au dollar; endettement international avec les centres du pouvoir financier comme le FMI et, avec le prétexte du déficit budgétaire, application de contre-réformes afin de démanteler les conquêtes politiques, sociales et économiques du peuple vénézuélien. Tout cela vise également à récupérer le contrôle de PDVSA (entreprise pétrolière d’Etat, NdT). Ils veulent tout, et pas seulement une partie des dollars provenant de la rente pétrolière.

imagesAu-delà des deux tactiques de la droite, nous sommes en présence du schéma classique des contre-révolutions. Il consiste à mettre le gouvernement sous pression pour qu’il applique des mesures anti-populaires et perde ainsi sa base sociale, en approfondissant son usure vis-à-vis du peuple bolivarien. Il sera alors forcé de partir, que ce soit de manière violente ou plus «en douceur».

Le gouvernement du président Maduro est en train de commettre une grave erreur en pensant qu’il existe une droite «violente» et une autre «pacifique» avec laquelle on peut négocier et qui serait prétendument respectueuse de la Constitution. Comme dans la vieille combinaison de la carotte et du bâton, ces secteurs convergent en réalité vers un objectif commun: abattre le processus bolivarien.

Mais l’erreur principale du gouvernement réside dans ses oscillations hésitantes qui l’amènent à appliquer les mesures exigées par la droite. Avec l’annonce du «SICAD 2» (système financier de gestion des taux de change, NdT) s’ouvrirait la voie à la libération d’une partie substantielle de la rente pétrolière en faveur du capital et le risque de transformer l’inflation importante actuelle en hyperinflation, accentuant encore plus les problèmes de pénurie de produits. Cette annonce [par le gouvernement Maduro] d’un nouveau taux de change du dollar ne fera qu’augmenter le malaise social ressenti aujourd’hui dans le pays. Et il approfondira la désorientation et le mécontentement du peuple qui vit de son travail.

En tant que Marea Socialista, nous affirmons avec détermination notre engagement en faveur du processus bolivarien contre toute tentative de coup d’Etat, même déguisé avec des mobilisations de sympathisants de la droite dans les rues. Mais nous alertons sur le fait que la poursuite de la voie de l’adaptation aux exigences des capitalistes nous entraînera dans une situation de reculs et de perte de contrôle irrécupérable.

C’est pour cela que nous appelons le gouvernement du président Maduro à rectifier son orientation et à appliquer des mesures anticapitalistes afin de garantir l’approvisionnement en produits, freiner l’augmentation incontrôlée des prix et mettre en œuvre une nouvelle phase du processus bolivarien. Nous proposons en outre les mesures d’urgence politiques et économiques suivantes:

1° Mettre un terme à l’impunité de la droite. Nous soutenons ainsi l’ordre d’arrestation contre Leopoldo López du fait de sa responsabilité morale et intellectuelle par rapport aux événements violents du 12 février. Mais nous réclamons aussi la détention de Henrique Capriles et de tous les responsables des 11 assassinats du 15 avril 2013.

2° Nous appelons à encourager et à souvenir la mobilisation et la lutte des secteurs du peuple bolivarien et au-delà qui sont en train de défendre leurs conquêtes. Ceux qui luttent pour les salaires, pour la défense de leur poste de travail, pour leurs contrats collectifs, comme les électriciens et bien d’autres. Nous appelons à encourager et non à criminaliser la protestation légitime du peuple qui vit de son travail. Il faut affronter de manière déterminée la contre-révolution mais en respectant et en stimulant la lutte du peuple travailleur, paysan et populaire et l’orienter afin d’obtenir des mesures anticapitalistes.

3° Nous insistons sur la proposition d’une participation réelle et effective à la prise de décisions du gouvernement des organisations sociales et politiques du peuple révolutionnaire, de ses syndicats de base, de ses conseils de travailleurs, de ses mouvements sociaux et populaires, afin de garantir qu’on gouverne au service du peuple travailleur et en faveur des intérêts de la révolution.

4° Nous demandons de soutenir les médias communautaires et alternatifs en tant que réseau national de communication de ceux qui luttent contra la droite et en défense des conquêtes de la révolution. Nous exigeons d’ouvrir immédiatement les médias publics aux débats et opinions de tous ceux qui défendent le processus bolivarien.

5° Nous appelons à ouvrir les casernes de notre Force Armée Nationale Bolivarienne au débat public avec l’ensemble du peuple révolutionnaire et de ses organisations.

En même temps, nous proposons :

1° Pas un dollar de plus pour la bourgeoisie. Que l’Etat applique, sous contrôle social et anti-corruption, le monopole du commerce extérieur et soit l’unique importateur des biens essentiels de notre peuple.

2° Centralisation nationale sous contrôle social de tous les dollars du pays. Que ce soit ceux qui proviennent du pétrole comme ceux qui sont déposés dans des fonds à l’étranger.

3° Intervention et contrôle étatique et social des travailleurs bancaires, de tout le système bancaire privé qui opère dans le pays, afin de financer le fonctionnement de l’économie. Contrôle centralisé de tous les fonds gérés par la banque publique.

4° Renforcement urgent de la production alimentaire étatique et en produits de consommation de base. Expropriation sous contrôle ouvrier et populaire des grandes entreprises impliquées dans les opérations d’accaparement, de spéculation ou de contrebande.

5° Demander aux peuples et exiger des gouvernements d’Amérique latine leur soutien solidaire en aliments et médicaments pour affronter la situation d’urgence.

Il est encore temps aujourd’hui de changer de cap par rapport à l’orientation conciliatrice avec la bourgeoisie et pour impulser des mesures anticapitalistes effectives avec la participation démocratique du peuple qui vit de son travail. Mais demain, il sera peut-être trop tard.

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Marea Socialista est une organisation anticapitaliste vénézuélienne, active en tant que courant au sein du principal parti chaviste, le PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela). Article paru dans Aporrea, le 14 février 2014, traduction française pour Avanti4.be d’Ataulfo Riera)

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«Mobilisation et unité des travailleurs et du peuple! Contre l’ajustement économique et la restriction des libertés démocratiques!»

Par le Parti Socialismo y Libertad (PSL)

Le 12 février, des secteurs de la MUD [coalition Mesa de la Unidad democratica] ont convoqué à une journée de protestation. Il y a eu des affrontements entre les manifestants d’un côté et groupes para-policiers et membres des corps répressifs de l’autre. Bilan: trois morts, presque 70 blessés et un nombre similaire de personnes arrêtées à Caracas et dans d’autres villes.

Nous n’avons évidemment pas participé à cette mobilisation parce que nous n’étions pas d’accord avec les principaux mots d’ordre et les objectifs des dirigeants qui étaient à l’origine de la convocation, néanmoins nous nous opposons énergiquement à la répression exercée contre les manifestants ainsi que contre le fait d’utiliser des groupes armés en tant que contingents de choc pour disperser des manifestations.

Nous défendons sans restriction le droit démocratique des travailleurs et du peuple à protester et à exercer la liberté de s’exprimer publiquement dans la rue. Dans le cadre des institutions bourgeoises avec lesquelles on nous gouverne, toutes les agressions contre les droits démocratiques qui se concrétisent en ce moment ont été testées contre les travailleurs, les paysans et les indigènes, entre autres contre les travailleurs du pétrole et ceux de Sidor et contre la lutte du peuple yukpa à Perija.

Notre parti exige la libération immédiate de tous ceux qui ont été arrêtés lors de la manifestation du 12 février ainsi que des étudiants et autres personnes détenues pour avoir protesté. Nous exigeons que le Ministère public, celui de la Défense et l’appareil judiciaire entament des enquêtes sur les faits de violence et qu’ils rendent justice aux victimes de ces actes ainsi qu’à leurs familles.

Il est de notoriété publique que les médias étatiques et privés imposent un black-out sur la situation, une situation qui a été dénoncée par les médias sociaux, c’est ainsi que les travailleurs de Ultimas Noticias ont mené un débat en assemblée sur la censure à laquelle ils sont soumis.

Le mécontentement se généralise

Les mesures économiques d’ajustement appliquées par le gouvernement Maduro et l’aggravation des symptômes d’une crise qui a porté l’inflation et la pénurie de biens de base à des niveaux insupportables suite à une politique qui, pendant 15 ans, dont ont largement profité les transnationales, banquiers et importateurs, ont entraîné un énorme mécontentement populaire. C’est cette situation qui explique la participation massive de la population aux manifestations du mercredi 12 février dans différentes villes du pays.

Orlando Chirino
Orlando Chirino, dirigeant du PSL

On est en train d’asphyxier économiquement le peuple travailleur, alors que le secteur des banques et des transnationales ainsi que des grands importateurs et les ripous s’engraissent avec la rente pétrolière. Une preuve de ce festin est, par exemple, le vol de 20’000 millions de dollars à Cadivi (Commission d’administration de devises) à travers des entreprises fantômes, couvert par le voile de l’impunité tissé par le gouvernement lui-même. Des prix extrêmement élevés [taux d’inflation de 56% et de 70% pour les biens alimentaires], une rupture de stocks qui atteint 30% d’après le dernier rapport de la Banque centrale du Venezuela, des salaires de misère au-dessous du montant calculé pour le panier de base et l’application au compte-gouttes d’un ajustement dont la première mesure est la dévaluation appliquée en début d’année, mais qui comprendra certainement d’autres mesures telles que l’augmentation du prix de l’essence, le gel des contrats collectifs, l’augmentation des tarifs des services publics, entre autres. Voilà la situation. Ces faits démentent toute la propagande officielle concernant une supposée «transition au socialisme». En l’absence de Chavez, dont le prestige et le charisme permettaient d’imposer des mesures anti-populaires en suscitant beaucoup moins de résistance, Nicolas Maduro et Diosdado Cabello [président de l’Assemblée nationale depuis janvier 2012] doivent affronter un grand mécontentement y compris au sein de la base chaviste.

Ces mesures économiques appliquées par le gouvernement montrent que celui-ci a décidé de se défaire de la crise sur le dos des travailleurs et du peuple.

Ne devenons pas la chair à canon de la bourgeoisie d’opposition

Les récentes manifestations sont cependant dirigées par Leopoldo Lopez et son parti Voluntad Popular, aux côtés de Maria Corina Machado et de Antonio Ledezma, qui représentent le secteur le plus à droite de la MUD (Mesa de la Unidad Democratica). Or, nous devons être clairs sur le fait que nous refusons que ce secteur s’arroge la représentation de la majorité du peuple qui est mécontent du gouvernement et qu’il manipule les étudiants et des secteurs importants de la population en fonction de sa propre politique pro-impérialiste et pro-patronale, dans le cadre de disputes interbourgeoises avec le secteur de la MUD dirigé par Henrique Capriles, en profitant de l’authentique malaise qui existe parmi les travailleurs et au sein du peuple vénézuélien.

Ce n’est pas Voluntad Popular, Primero Justicia, Accion Democratica (AD), Copei [un parti social-chrétien], l’UNT [Union Nacional de Trabajadores] ainsi que les autres partis qui participent à la MUD, qui vont pouvoir résoudre la grave crise qui pèse sur les travailleurs et sur le peuple. Ces partis sont d’accord de dévaluer, de ne pas augmenter les salaires et de maintenir des entreprises mixtes dans le secteur pétrolier. Ils sont disposés à ouvrir encore davantage l’économie aux transnationales et à poursuivre les juteuses affaires qui ont favorisé les banquiers et les importateurs au cours de ces quinze dernières années.

Pour une politique d’indépendance de classe face au gouvernement et à la MUD

Il est nécessaire d’articuler les luttes des travailleurs et du peuple en fonction de l’organisation d’une alternative indépendante du gouvernement. Celui-ci déclare à tort être socialiste. En réalité, il met en évidence son alliance stratégique avec les capitalistes en permettant aux transnationales et aux patrons d’engranger des bénéfices tout en criminalisant les travailleurs du pétrole et les sidérurgistes de Sidor qui luttent pour leurs contrats collectifs, ainsi que les travailleurs des entreprises privées comme Toyota; qu’il s’acharne contre les yukpa et les pemones (deux peuples autochtones) et qu’il s’oppose à toute initiative de lutte autonome.

Mais une alternative à cette politique doit également être indépendante de la MUD et du secteur de Leopoldo Lopez. Nous avons la certitude que s’ils étaient au pouvoir, ils appliqueraient les mêmes mesures d’ajustement que Maduro. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont les continuateurs de la politique de l’AD et de Copei dans le passé de la période du Pacte de Punto Fijo [pacte entre AC, Copei et URD en 1958 suite à la chute du dictateur Marcos Perez Jimenez].

Seuls les travailleurs et la population pauvre pourront donner une réponse à la grave crise économique que nous subissons. Nous devons nous mobiliser de manière indépendante pour exiger une augmentation générale des salaires pour qu’ils soient au moins équivalents au panier de base, et ils doivent être révisés tous les trois mois pour les ajuster à l’inflation; l’élimination de la TVA, contre la dévaluation et la politique fiscale et monétaire qui se traduit par une inflation très élevée; pour la défense des contrats collectifs; pour des logements; pour l’accès à des soins de santé publics de qualité; contre la corruption; contre l’exploitation des ressources fossiles à Perija; contre la criminalisation des protestations sociales.

Nous exigeons la nationalisation à 100% de l’industrie pétrolière, sans entreprises mixtes ni transnationales, et que la rente pétrolière soit mise au service de la satisfaction des besoins les plus urgents de la population et pour impulser le développement d’un modèle économique alternatif, sous le contrôle démocratique des travailleurs.

Pour une Rencontre syndicale et populaire des secteurs en lutte

Dans ce sens, notre parti propose que Unidad de Accion Sindical, où participent Fadess [Frente autónomo en defensa del empleo, el salario y el sindicato], la Unete de Marcela Maspero, C-cura et d’autres courants syndicaux ainsi que le Flec de la côte de Carabobo, Fusbec, Ruben Gonzalez de Ferrominera Orinoco, la Coalition sidérurgique et d’autres regroupements syndicaux et populaires, convoquent d’urgence une Rencontre nationale syndicale et populaire des secteurs en lutte.

L’objectif de cette Rencontre sera de débattre d’un Plan économique et social d’urgence ainsi que d’un plan de mobilisation nationale de défense des droits des travailleurs et du peuple. Nous, les travailleurs, devons élever nos voix et faire entendre nos propositions, indépendamment du gouvernement et de la MUD, en lien avec les organisations collectives, paysannes, indigènes, pour impulser un plan de lutte national qui donne une réponse depuis en bas, sans faux raccourcis, à la grave crise que subit le peuple. (Publié à Caracas le 13 février 2014, traduction A l’Encontre)

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