Syrie. Assad a «réussi à faire de la sollicitude du monde pour les souffrances de son peuple un centre de profit»

David Carden, coordinateur humanitaire régional adjoint, arrive avec une délégation de l’ONU le 14 février 2023 à Sarmada (Idlib), la première après le tremblement de terre.

Par Raya Jalabi (Beyrouth)

[Cet article du FT valide au plan factuel les deux lettres ouvertes publiées sur ce site, hier 8 mars, en vue de la «conférence des donateurs de l’UE» qui se tiendra le 16 mars – Réd.] L’échec reconnu de l’ONU dans le nord de la Syrie après le séisme dévastateur du mois dernier a mis en lumière ses relations embrouillées avec le régime de Damas. Ce dernier a notamment embauché la fille du chef des Renseignements généraux – qui est sous le coup de sanctions – pour travailler dans le bureau d’une agence d’aide.

La lenteur de l’arrivée de l’aide internationale dans les zones d’opposition appauvries de la Syrie après le tremblement de terre – reconnue par de hauts responsables de l’ONU – a mis en évidence la façon dont l’aide humanitaire est régulièrement instrumentalisée par le régime du président Bachar el-Assad. Selon des experts et des personnes travaillant dans le secteur de l’aide humanitaire, les Nations unies et d’autres organismes chargés de l’aide sont contraints de faire des compromis qui profitent au dirigeant syrien et à ses associés.

Ainsi, une fille de Hussam Muhammad Louka, chef des Renseignements généraux syriens [nommé par Bachar en juillet 2019] – sous le coup de sanctions émises par les Etats-Unis, le Canada, l’Union européenne et le Royaume-Uni pour des crimes et violations des droits de l’homme – a travaillé au bureau du Fonds central d’intervention pour les urgences humanitaires (CERF) des Nations unies à Damas, selon quatre personnes connaissant la situation. Le CERF est un fonds d’urgence qui réagit rapidement aux catastrophes naturelles et aux conflits armés [1].

Un porte-parole de l’agence [du CERF] a déclaré que les Nations unies ne divulguaient pas d’informations personnelles sur le personnel, ajoutant que tous «les membres du personnel sont engagés selon des processus de recrutement très stricts». Le Financial Times a choisi de ne pas nommer la fille car elle n’est accusée d’aucun acte répréhensible.

La femme, qui serait âgée d’une vingtaine d’années, travaillait auparavant au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), a confirmé le CICR, bien qu’il ait rejeté le fait qu’elle ait traité des dossiers sensibles de détenu·e·s.

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Des documents ayant fait l’objet d’une fuite en 2016 ont montré que l’ONU avait déjà embauché des membres de la famille de hauts responsables du régime. Un agent humanitaire en poste au Moyen-Orient a déclaré: «Je ne peux pas vous dire le nombre de fois où un officiel du gouvernement syrien est entré dans nos bureaux et nous a poussés à embaucher un de ses enfants».

Les pratiques de recrutement suggèrent que les agences de l’ONU et les organisations internationales opérant dans les zones contrôlées par le gouvernement syrien peuvent compter dans leurs rangs des parents de partisans du régime, ce qui, selon les professionnels, a un «effet terrifiant» sur certains membres du personnel local.

Les agences de l’ONU ont également conclu des accords délicats avec le régime sur des questions opérationnelles de routine. L’ONU paie des millions de dollars – 11,5 millions de dollars en 2022, ou 81,6 millions de dollars au total depuis 2014, selon ses propres données – pour son personnel qui séjourne à l’hôtel Four Seasons à Damas. Il appartient majoritairement à l’homme d’affaires Samer Foz [il a largement développé ses «affaires» durant la guerre menée par le régime contre la population dans des secteurs tels que l’immobilier, la distribution, les produits pharmaceutiques, la téléphonie, la vente de voitures, la banque, etc.]. Samer Foz et l’hôtel lui-même [dans lequel le gouvernement est le second actionnaire] ont été frappés de sanctions par les Etats-Unis en 2019 en raison de leurs liens financiers avec Bachar al-Assad.

Francesco Galtieri, qui était jusqu’à ce mois-ci un haut fonctionnaire de l’ONU à Damas [Head of Resident Coordinator’s Office in Syria], a déclaré que l’hébergement était «l’un des services pour lesquels l’ONU n’a pas beaucoup de choix – en raison du manque de disponibilité des infrastructures». L’ONU a régulièrement demandé au régime l’autorisation d’utiliser des logements différents, mais cette autorisation n’a pas été accordée, a-t-il ajouté.

Le régime siphonne également des millions de dollars d’aide humanitaire en contraignant les agences d’aide internationale à utiliser un taux de change officiel défavorable, alors que le marché parallèle est couramment utilisé. L’argent ainsi récolté sert à alimenter les réserves de change de la banque centrale, selon les estimations des spécialistes. Depuis que la livre syrienne a entamé une spirale descendante en 2019, l’ONU dit avoir fait pression pour obtenir un meilleur taux de change pour l’aide internationale, ce qui n’a été octroyé qu’à trois reprises.

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La coopération entre le gouvernement syrien et les organismes d’aide remonte au début de la guerre civile dans le pays en 2011. Les Nations unies et les agences internationales ont rapidement renforcé leur présence dans le pays, s’attendant à la chute de Bachar al-Assad. Il s’agissait d’une solution temporaire, mais qui a coûté des milliards de dollars à l’Occident et a nécessité des concessions à Damas qui s’opposaient aux principes humanitaires.

Mais Assad a survécu et a fini par reprendre le contrôle de la majeure partie du pays, soutenu militairement par la Russie et l’Iran. Pourtant, les concessions offertes par les organisations humanitaires n’ont pas été renégociées. Au fil des ans, les agences ont constamment cédé aux exigences du régime, craignant de perdre leur droit d’accès et subissant des pressions pour que l’aide humanitaire continue d’affluer. Cela met en évidence le dilemme moral difficile auquel elles se sont affrontées: soit elles se plient aux exigences du gouvernement, soit elles empêchent les Syriens et Syriennes démunis d’obtenir de l’aide.

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Selon des sources syriennes, des travailleurs humanitaires et des spécialistes, les organismes des Nations unies et les organismes d’aide sont tenus de s’associer à des agences affiliées au gouvernement. Les principaux groupes liés au gouvernement sont le Croissant-Rouge arabe syrien, dirigé par Khaled Hboubati, un proche d’Assad, et le Syria Trust for Development (SARC), fondé par Asma al-Assad, l’épouse du président, qui exerce toujours une grande influence sur ses interventions.

La SARC est le principal partenaire des Nations unies en Syrie et exerce un contrôle considérable sur les ONG internationales. Ses programmes d’aide – qui, comme tous les programmes d’aide en Syrie, doivent être approuvés par un Comité gouvernemental composé de représentants de divers ministères et Services de renseignement – ont reçu une approbation additionnelle de la part de l’appareil de sécurité de l’Etat, ce qui laisse entendre qu’elles contribuent à orienter les efforts d’aide. Les organismes humanitaires affirment que l’obtention de ces autorisations constitue un sérieux obstacle à leur mission.

Les deux organisations dirigent les opérations de secours après le tremblement de terre en Syrie. Aucune des deux organisations n’a répondu aux demandes écrites de commentaires du Financial Times.

Environ un quart des 100 premiers prestataires répertoriés comme recevant des fonds pour les acquisitions de l’ONU entre 2019 et 2021 étaient soit des firmes soumises à des sanctions par les Etats-Unis, l’UE ou le Royaume-Uni, soit détenues par des personnes frappées de sanctions, selon un rapport coécrit par Karam Shaar, économiste politique au sein du groupe de réflexion Middle East Institute [basé à Washington D.C.]. Le rapport conclut que les agences de l’ONU «n’intègrent pas suffisamment de garanties en matière de droits de l’homme dans leurs pratiques de passation de marchés […]. Ce qui les expose à un risque important en termes de réputation et de réalisation en finançant des acteurs insidieux.»

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Les Nations unies ont déclaré qu’aucune entreprise ou personne figurant sur les listes de sanctions internationales n’était sous contrat avec des entités des Nations unies en Syrie. L’ONU a précisé que la propriété d’entreprises par des personnes impliquées dans des violations des droits de l’homme ou d’autres crimes majeurs «représente une raison pour l’ONU de disqualifier un fournisseur». Mais elle a ajouté qu’elle exigeait une «norme de preuve au-delà de tout doute raisonnable» de la participation à des pratiques prohibées. Des «organismes concernés de l’ONU» examinent certaines des accusations spécifiques du rapport mentionné. Les Nations unies ont déclaré avoir adopté des procédures plus rigoureuses depuis la période couverte par les données, et avoir même mis fin à certains contrats. En 12 ans de guerre féroce, des milliards de dollars d’aide ont été distribués par l’intermédiaire d’organisations telles que l’ONU. L’emprise du régime sur le secteur de l’aide est un «secret de Polichinelle», a déclaré un humanitaire qui travaillait auparavant à Damas.

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Les survivant·e·s du tremblement de terre dans les régions du nord-ouest de la Syrie contrôlées par les groupes rebelles et la Turquie – qui soutient l’opposition – ont été contraints de tenter de dégager leurs familles des décombres alors qu’aucune aide internationale n’est arrivée pendant près d’une semaine. Cette lenteur s’explique par le fait que Damas et ses alliés du Conseil de sécurité des Nations unies ont interdit le passage par tous les postes-frontières, à l’exception d’un seul, qui a été endommagé par le tremblement de terre. D’autres points de passage ont finalement été ouverts.

Les ONG et les organismes d’aide ont «franchi toutes les [auto] lignes rouges dans leurs efforts pour apporter une aide de principe au peuple syrien», a déclaré un humanitaire. «Le gouvernement savait qu’il pouvait nous pousser à bout. Nous avons presque facilité leur comportement.»

Le régime Assad restreint régulièrement l’accès aux zones dans le besoin, réoriente l’aide vers ses collectivités de prédilection et harcèle le personnel des ONG, selon des rapports distincts de Natasha Hall, chercheuse principale du programme Moyen-Orient au Center for Strategic and International Studies et auprès de Human Rights Watch. Ces rapports s’appuient sur des dizaines d’entretiens et de documents accessibles au public. Les organisations qui cherchent à éviter les contraintes sont souvent pénalisées, généralement en limitant l’accès et les visas du personnel, précisent ces rapports.

L’afflux de fonds et d’aide en Syrie depuis le tremblement de terre, qui a tué près de 6000 personnes en Syrie et près de 46 000 dans la Turquie voisine, n’a fait qu’accroître les inquiétudes concernant un régime capable d’exploiter les défaillances du système. Les spécialistes ont également relevé des cas de restriction ou de saisie de l’aide aux points de contrôle du régime, ainsi que des cas d’arrêt de convois se dirigeant vers le nord-ouest ou le nord-est de la Syrie.

Emma Beals, chercheuse non-permanente au Middle East Institute, a déclaré qu’elle craignait que Damas n’exploite les dégâts causés par le tremblement de terre pour démolir davantage de propriétés dans des zones politiquement sensibles et exproprier des terres de ceux qu’il estime comme des dissidents. Emma  Hall a déclaré que Damas avait une fois de plus «réussi à faire de la sollicitude du monde pour les souffrances de son peuple un centre de profit». (Article publié dans le Financial Times du 8 mars 2023; traduction par la rédaction de A l’Encontre; titre de la réaction du site)

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[1] Selon le document officiel de l’ONU: «Le Fonds central pour les interventions d’urgence (CERF) a été créé [en décembre 2005] par l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour permettre le déploiement d’une aide humanitaire rapide et fiable en faveur des personnes touchées par des catastrophes et des situations d’urgence […]. Le soutien du CERF est fondé sur la notion d’assistance prioritaire de «sauvetage » en faveur des personnes dans le besoin. Pour garantir le respect de son mandat, le CERF définit le terme « sauvetage» en se fondant sur les principes humanitaires d’humanité, de neutralité et d’impartialité, et en se focalisant sur les personnes touchées. Ce faisant, le CERF applique une approche donnant une place centrale à la protection dans l’action humanitaire. Le CERF définit les interventions de sauvetage comme celles qui, dans un court laps de temps, remédient, atténuent ou évitent les pertes directes de vies humaines et les dommages causés aux personnes, et protègent leur dignité. Les services humanitaires communs nécessaires à ces activités vitales sont également autorisés.» (Réd. A l’Encontre)

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