C’est peut-être le projet de construction le plus cher – et celui ayant le plus de répercussions – de l’histoire d’Israël. Pour marquer le 10e anniversaire du début de sa construction, Haggai Matar publie sur le site +972 (Independent Reporting and Commentary from Israel & Palestine) une série d’articles ayant trait au mur de séparation et à son histoire. Voici le premier chapitre – celui du récit israélien concernant le mur. (Réd.)
Depuis ici, pendant un court instant, tout ce projet de mur me semble n’être qu’une absurdité. Je suis dans la colonie d’Ariel, qui est la partie de cette barrière massive la plus éloignée et celle qui pénètre le plus profondément [dans les Territoires]. Elle se trouve à environ 20 km à l’est de la Ligne verte et à moins de 30 km du Jourdain, en plein cœur de la Cisjordanie. Devant moi j’aperçois quelques oliveraies, derrière lesquelles il y a la «barrière de séparation» avec ses caméras de détection électroniques et du fil de fer barbelé. De l’autre côté du mur, il y a le village palestinien de Marda, dont les habitants sont les propriétaires des oliveraies. Jusque-là il n’y a rien de nouveau.
Mais quelques pas dans un sens ou dans l’autre conduisent à une interruption abrupte de la barrière. Dans une direction elle va jusqu’à une route proche, mais sans se poursuivre au-delà, comme c’est le cas ailleurs. Au lieu de cela, il y a un petit espace près de la route où la terre a été retournée comme si la construction d’un bâtiment y avait été prévue avant d’être abandonnée. Oren, le photographe [qui m’accompagne], me dit que cinq ans auparavant il avait participé à une manifestation ici contre le tracé prévu de la barrière. Depuis lors rien n’avait changé sur le terrain. Il prend quelques photos, et je pense à plusieurs autres endroits le long du tracé où la barrière ou le mur s’arrêtent simplement, permettant à des douzaines, des centaines ou des milliers de Palestiniens de traverser quotidiennement. Certains sont arrêtés par des patrouilles, d’autres non. Depuis ici, pendant un court instant, tout ce projet de mur me semble n’être qu’une absurdité.
Deux fois la longueur de la Ligne verte, plus d’un cinquième du mur n’est pas encore construit
Le 14 avril 2002, le premier ministre d’alors, Ariel Sharon, a annoncé qu’une barrière de séparation serait construite en Cisjordanie, en pleine deuxième Intifada (question de terminologie: la barrière est en partie une clôture et en partie un mur, j’utiliserai les deux termes de manière interchangeable). Cette Intifada avait débuté avec des manifestations de masse qui ont été réprimées dans le sang par l’armée israélienne. Elle s’était poursuivie par une série d’attentats suicides meurtriers contre des citoyens à l’intérieur d’Israël. Après l’attaque contre un repas de Pâques dans un hôtel à Netanya, Israël a lancé l’opération «Bouclier défensif» au cours de laquelle quelque 500 Palestiniens ont été tués et s’en est suivie une destruction massive de maisons et d’infrastructures en Cisjordanie. C’est au cours de cette opération que Sharon a annoncé la construction de la barrière, alors qu’il n’existait encore ni de projet de tracé, ni de budget pour cette construction. Mais était né le projet qui allait devenir probablement un des plus importants de l’histoire israélienne.
Dix ans ont passé et bien des choses ont changé. Le tracé du mur a été fixé, puis modifié encore et encore aussi bien sur décision du gouvernement que de la Cour suprême. La construction s’est poursuivie, s’est arrêtée, a redémarré et a été gelée à nouveau, suite aux débats politiques sur son tracé, aux pressions internationales concernant l’annexion des terres palestiniennes et au manque de fonds. Voici quelques chiffres pour donner une idée de l’ampleur de ce «projet».
• Pris sur toute sa longueur, le mur mesure entre 680 et 709 km. Le premier chiffre est l’estimation du Ministère de la défense, le second celle de B’Tselem [le centre d’information israélien pour les droits de l’homme dans les territoires occupés, selon sa propre définition]. Cela représente plus du double de la longueur de la Ligne verte qui marque la frontière «reconnue» entre Israël et la Cisjordanie et mesure 320 km.
• Les parties déjà construites couvrent 525 km.
• Les parties du mur qui se trouvent sur le territoire palestinien constituent 85%.
• Les terres palestiniennes actuellement situées sur le côté israélien du mur: 8,5%.
• Les terres palestiniennes qui étaient au départ, sur les plans, «du côté israélien»: 17%.
• Un mur de béton de 8 m de haut constitue 10% de la barrière.
• Une barrière électronique haute de 2 mètres constitue le 90%.
• Coût total jusqu’à maintenant: plus de 10 milliards de NIS [sheqel israélien], soit 2,6 milliards de dollars.
• Coût de l’entretien par année 1 milliard de NIS, soit 260 millions de dollars.
• On ne sait pas quand est prévue la fin de la construction. La plus grande partie a été abandonnée.
Entre sécurité et annexion
L’idée de construire une barrière ou un mur en Cisjordanie avait été évoquée à plusieurs reprises dans le passé, mais elle n’a commencé à prendre forme que lorsque Sharon a donné son feu vert: «Ehoud Barack et d’autres ont parlé d’une barrière qui ferait office de frontière et qui aurait donc exigé un retrait et un démantèlement des colonies, mais ceci n’était clairement pas une option à un moment où des attentats suicides faisaient régulièrement exploser des bombes dans des bus», explique Ilan Tsi’on. En 2001, Tsi’on avait été cofondateur du mouvement «Une barrière pour la vie» qui exigeait que le gouvernement mette, dès que possible, en place un mur qui servirait non pas de frontière politique, mais qui constituerait plutôt une mesure de sécurité. «Il s’agissait de commencer la construction immédiatement, sur tout le tracé choisi par le gouvernement pour autant que le mur se situe entre les agglomérations des populations palestinienne et israélienne. En avril 2002, ils ont finalement écouté.»
Le début de la construction a également suscité l’éclatement d’une controverse sur son tracé. [Les demandes palestiniennes et israéliennes que la barrière fut construite sur la Ligne verte sera discutée dans les articles à venir.] Le principal différend à l’intérieur de la société israélienne portaient surtout sur combien de terres cisjordaniennes le tracé pouvait permettre de s’approprier. Les colons étaient divisés entre, d’une part, ceux qui s’opposaient totalement à la barrière par crainte que toutes les parties laissées à l’extérieur finiraient par revenir aux Palestiniens et, d’autre part, ceux favorables à une barrière qui pénétrerait profondément dans les terres palestiniennes afin d’augmenter les chances d’annexion et de garantir une monnaie d’échange dans «un processus de paix». «La barrière aurait, bien entendu, également des implications politiques», explique Tsi’on. «Si elle était construite exclusivement sur la Ligne verte, les Palestiniens ne nous offriraient jamais la paix car ils auraient l’impression d’avoir déjà gagné. Plus de terres on garderait entre la barrière et la Ligne verte, plus il y aurait à négocier plus tard.»
Le tracé officiel actuel est plus ou moins celui qui a été autorisé par le gouvernement Ehoud Olmert en avril 2006. Il correspond presque exactement aux attentes d’Olmert en ce qui concerne le tracé d’une frontière future prévue dans le cadre de négociations avec l’Autorité palestinienne. Shaul Arieli, colonel à la retraite et membre du Conseil pour la paix et la sécurité a réagi: «Le gouvernement israélien a délibérément choisi le tracé d’une manière contraire aux besoins de sécurité. Il a choisi de risquer la vie de civils et de soldats dans le but d’atteindre d’autres objectifs, en particulier ceux des colons. Cela est largement ignoré par le public, même si c’est une dure réalité déjà reconnue par la Cour suprême. C’est la pression politique de la droite, entre autres celle du ministre des Finances d’alors, Benyamin Netanyahou, qui a fait laisser des ouvertures dans la barrière qui permettent à ce jour le passage de commandos suicides et de travailleurs illégaux.»
D’après Arieli, qui est le co-auteur de l’ouvrage le plus important publié sur le mur en Israël (Khoma U’Mekhdal – «le Mur de la folie»), ce sont les tensions entre, d’une part, les plans d’annexion de la droite et, d’autre part, les limites imposées par les Etats-Unis et la Cour suprême qui ont entraîné l’arrêt de la construction. Aussi bien l’administration Bush que celle d’Obama étaient fortement opposées à un tracé du mur qui aurait passé autour d’Ariel, de Qedoummim et de Mishor Adoumim, des «doigts» (des extensions pénétrant profondément dans le territoire palestinien), alors que les colons résistent à ce qu’ils considèrent être un tracé insuffisant à Gus Etzion [tracé de la route en pdf].
En réponse aux demandes palestiniennes, le gouvernement a récemment promis à la Cour suprême que la construction dans toutes ces zones serait stoppée jusqu’à nouvel avis. C’est la raison pour laquelle le mur que j’ai vu à Ariel ne conduisait nulle part. Selon Arieli: «Les dirigeants du mouvement des colons ont compris que la Cour suprême ne donnerait pas son approbation à une barrière d’annexion dans ces zones, alors ils ont décidé, avec le gouvernement, de négliger la sécurité des citoyens israéliens en laissant plusieurs ouvertures dans la barrière, et ce pour des raisons politiques.»
Malgré les demandes répétées de +972, le Ministère de la défense a refusé d’accorder une interview sur le mur à tout représentant officiel; il a choisi d’ignorer la plupart des questions que lui sont parvenues par e-mail.
Le mur transparent
Retournons à Ariel: ce jour-là en longeant le mur, je l’ai franchi à plusieurs reprises à différents endroits, parfois sans même m’en rendre compte. Alors que la majorité des Israéliens pensent que le mur a été terminé et que les Israéliens ne peuvent pas le franchir, Israël garde le contrôle des deux côtés du mur. Et des citoyens peuvent le franchir librement, tout comme tous les juifs, en tant que «citoyens potentiels des Territoires». Pour nous il est transparent. Pour les Palestiniens il est un désastre. C’est là une différence cruciale, un fait unique du régime en Cisjordanie, dont d’autres détails seront présentés dans les articles qui suivront. (Traduction A l’Encontre)
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Haggai Matar est un journaliste et militant politique d’Israël. En 2002, il a été emprisonné pour son refus de servir dans l’armée. Depuis sa libération, il est actif dans diverses organisations opposées à l’occupation des Territoires.
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