Par Benjamin Barthe
Le Programme alimentaire mondial cesse de verser l’aide mensuelle à 1,7 million de personnes dès le vendredi 5 décembre 2014.
La nouvelle est arrivée par SMS. Un message de sept lignes, froid et mécanique. «Nous sommes au regret de vous informer que le Programme alimentaire mondial n’a pas reçu le financement nécessaire pour recharger votre carte d’alimentation au mois de décembre. Nous vous informerons dès que nous aurons reçu le financement permettant de redémarrer le programme.»
C’était mardi 2 décembre 2014. Dans le camp Oum Mahmoud, une vingtaine de cahutes coincées sur le bord d’une route agricole, dans la vallée de la Bekaa, au centre du Liban, certains réfugiés syriens ont pleuré. D’autres se sont pris la tête entre les mains, pour ne pas qu’elle explose. D’autres encore, illettrés ou accaparés par les soucis, n’ont pas prêté attention à ce petit texte ou n’ont pas réfléchi à ses conséquences. «Je m’en remets à Dieu», soupire Oum Hussein, une mère de sept enfants, le regard hébété, qui balaie le perron de son abri de fortune.
Vingt-quatre euros par mois
Vendredi, à midi, la signification du SMS devrait devenir palpable. A cette heure-là, comme tous les 5 du mois, la carte de paiement que le Programme alimentaire mondial (PAM) a distribué à des dizaines de milliers de familles syriennes jugées «vulnérables» est censée être créditée. La somme versée dépend de la taille de la famille: chaque réfugié dûment enregistré auprès des Nations unies a droit à 30 dollars (24 euros) par mois. Ce pécule permet aux rescapés de la guerre civile syrienne de se fournir en denrées alimentaires de base auprès d’épiceries agréées par l’ONU. Riz, boulgour, lentilles, sucre, thé, etc. Calculé à la kilocalorie près, le régime PAM est chiche, mais il permet aux réfugié·e·s de ne pas mourir de faim.
Ou plutôt permettait. Car ce vendredi donc, la «carte bleue» des réfugiés ne devrait pas être rechargée. Annoncée la mort dans l’âme par le PAM, qui n’a pas reçu de la communauté internationale les fonds qui lui avait été promis, cette mesure va affecter 1,7 million de Syriens réfugiés au Proche-Orient, dont 900’000 sur le 1,2 million d’entre eux recensés au Liban. «Je le jure devant Dieu, dans ces conditions, je préfère rentrer en Syrie et celui qui doit mourir mourra», fulmine Ezzat Abou Jawhar, un Alépin de 47 ans, assis devant un poêle à bois, dans une petite pièce qui sert de salon et de chambre.
Comme la plupart de ses compatriotes exilés, l’homme a la corde au cou. Il doit payer d’ici à la fin du mois 1 million de livres libanaises (500 euros) à l’ancien occupant des lieux, un réfugié comme lui, qui avait bâti cette tente améliorée, avant de repartir en Syrie. Il doit aussi régler 600’000 livres de loyer au propriétaire de la terre, un Libanais de Zahlé, la grosse ville voisine. Il a enfin une ardoise de 175’000 livres de dettes à l’épicerie du camp, où les réfugiés se fournissent en pain, fruits, légumes ou cigarettes, des produits qui ne sont pas couverts par la carte du PAM. «Avec quel argent vais-je nourrir ma famille maintenant?, demande Ezzat, recroquevillé sur une banquette. Notre frigo est vide. Personne ne peut nous prêter. Et quand tu as la chance de travailler et que ton patron ne t’arnaque pas, tu ramènes entre 10’000 et 15’000 livres – 5 à 7,50 euros – maximum par jour. On est traités plus mal qu’une paire de godasses. Plutôt la mort que cette vie! “
Chute des températures
La décision couperet du PAM, une première dans l’histoire de la tragédie syrienne, sème la consternation parmi les humanitaires au Liban. L’indifférence croissante des pays donateurs, tant occidentaux qu’arabes, est qualifiée de «criminelle» et de «non-assistance à personne en danger» par Thierry Coppens, le chef de mission de Médecins sans frontières au pays du Cèdre. Alors que, en 2013, les besoins de financements internationaux avaient été couverts à 72 %, cette année, l’appel de fonds des Nations unies, d’un montant de 5 milliards de dollars, n’a été financé qu’à moitié. Le PAM a lancé, mercredi, un appel aux dons pour sauver son programme d’aide.
La suspension du programme d’aide alimentaire est d’autant plus dramatique qu’elle survient au début de l’hiver, la période la plus éprouvante pour les réfugiés. La chute des températures, qui les obligent à dépenser au moins 5000 livres par jour en bois de chauffage, s’ajoute au rétrécissement du marché du travail, dans la mesure où la période des emplois agricoles saisonniers se termine.
La plupart des réfugiés qui s’en vont pointer à l’aube sur le rond-point à l’entrée de Zahlé, le lieu où les Libanais viennent se servir en main-d’œuvre bon marché, rentrent bredouilles, quelques heures après. Et quand la lassitude ne les fait pas partir, la police locale se charge de les faire déguerpir.
«Assez d’humiliation, lâche -Mohamed Nasser, un quinquagénaire coiffé d’un bonnet noir. Je pense rentrer en Syrie, même si j’y ai tout perdu. J’irai me mettre dans un village, loin des bombardements d’Alep. Là-bas, on peut mourir, mais ici, de toute façon, on ne vit pas.» «Moi je reste», objecte Radwan Abbas, un grand gaillard qui traîne son ennui devant l’épicerie. «Je ne veux pas mettre la vie de mes enfants en danger. Mais comment vais-je les nourrir? En volant? “
Derrière son comptoir, Mohammed Al-Hajj, l’épicier libanais, s’attend au pire. «Si les Syriens ne sont pas payés, ils feront la guerre. On court au désastre.» (Publié dans Le Monde daté du 5 décembre 2014)
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