Après avoir tué Razan al-Najjar, Israël assassine sa réputation

Razan al-Najjar

Par Gideon Levy

Lorsqu’il n’y a plus de justice, il ne reste que la propagande. Le gouffre de la propagande israélienne est mis en évidence par quelques mots: «Razan al-Najjar n’est pas un ange de miséricorde.» [1] Ces mots sont prononcés par Avichay Edraee, le porte-parole de l’armée israélienne en langue arabe, qui de facto parle donc aussi en mon nom. Le représentant de cette armée si compatissante s’est aussi arrogé le droit de juger le degré de compassion dont fait preuve une volontaire médicale qui traitait les blessés palestiniens à la frontière de Gaza avec Israël et que les soldats de l’armée israélienne ont tuée sans pitié. Et après l’avoir tuée, il fallait également que cette armée assassine sa réputation.

De nombreux pays se servent de la propagande. Leurs efforts propagandistes sont d’autant plus énergiques que leurs politiques sont moins légitimes. La Suède n’a pas besoin de propagande, contrairement à la Corée du Nord, qui en a besoin. En Israël, on appelle la propagande «hasbara», terme que l’on peut traduire par «diplomatie publique». Car, en effet, pourquoi Israël aurait-il besoin de propagande? Récemment, sa propagande est descendue à des niveaux si abyssaux que rien ne prouve mieux que ses justifications se sont évanouies, que ses excuses ont sombré, que la vérité est devenue l’ennemi et qu’il ne reste plus que des mensonges et des calomnies.

Cette propagande est destinée principalement à la consommation interne. De toute manière, elle peinerait à convaincre ailleurs dans le monde ou à Gaza. Mais tout est acceptable dans l’acharnement désespéré à poursuivre la répression psychologique et le déni, au même titre que notre incapacité à admettre la vérité et notre opiniâtreté à éviter toute responsabilité.

Une médecin avec sa blouse de soignante a été abattue par des tireurs d’élite de l’armée israélienne, comme le furent des journalistes portant des gilets de presse et un amputé en fauteuil roulant. Si nous estimons que ces tireurs savent ce qu’ils font, si nous admettons que leurs tirs sont les plus précis du monde, alors ces personnes ont été tuées délibérément. Si l’armée avait réellement cru que la campagne militaire qu’elle mène à Gaza était juste, elle aurait certainement assumé la responsabilité de ces meurtres, exprimé des excuses et des regrets et offert une compensation.

Mais quand la terre brûle sous nos pieds, quand nous savons la vérité et que nous comprenons que tirer sur les manifestant·e·s en tuant plus de 120 d’entre eux et en provoquant des centaines de handicapés ressemble davantage à un massacre, on ne peut pas s’excuser ou exprimer des regrets. C’est alors qu’entre en action la machine de propagande agressive, maladroite, embarrassante et honteuse du porte-parole de l’armée – une voix tonitruante du ministère de la Défense qui ne fait qu’aggraver ce qui a été commis.

Le major Edraee a publié jeudi une vidéo dans laquelle une infirmière, peut-être Najjar, est vue de dos, en train de rejeter une grenade fumigène que les soldats lui avaient lancée. Edraee lui-même aurait agi de même, mais dans le cadre de cette propagande désespérée, cet acte devient une preuve flagrante que Najjar est une terroriste. Il accuse également Najjar d’avoir servi de bouclier humain. Il est vrai que le personnel médical relève de la catégorie des défenseurs des droits humains!

Une enquête de l’armée israélienne, fondée bien entendu sur le seul témoignage des soldats, a montré que Najjar n’avait pas été délibérément abattue. Cela paraît évident. La machine de propagande est, quant à elle, allée encore plus loin en laissant entendre que Najjar pourrait avoir été tuée par des tirs d’armes palestiniennes, alors même que celles-ci ont rarement été utilisées au cours des deux derniers mois.

Ou peut-être s’est-elle suicidée? Tout est possible. Et quelle enquête de l’armée israélienne a-t-elle jamais montré autre chose? L’ambassadeur d’Israël à Londres, Mark Regev, qui est un autre grand propagandiste affable, n’a pas tardé à livrer un tweet mettant le terme «volontaire médicale» entre guillemets, sous-entendu qu’une Palestinienne ne pouvait pas être une volontaire médicale. Et d’ajouter que la mort de Najjar était «un nouveau rappel de la brutalité du Hamas». 

L’armée israélienne tue une volontaire médicale en uniforme blanc, ce qui constitue une violation scandaleuse du droit international qui protège le personnel médical dans les zones de combat. Et ce, bien que la frontière de Gaza ne constitue pas une zone de combat. Mais c’est bien sûr le Hamas qui est le plus brutal!

Tuez-moi, M. l’ambassadeur, mais comment est-il possible de suivre une logique aussi tordue et viciée? Et qui achèterait une telle propagande bon marché sinon certains des membres du Conseil des députés des Juifs britanniques – la plus grande organisation représentative des Juifs du Royaume-Uni – et aussi Merav Ben Ari [qui a fait ses classes dans l’éducation des officiers; elle est membre du Parti Koulanou, se veut avoir un profil de libérale, son parti est membre de la coalition gouvernementale], cette membre de la Knesset qui a rapidement profité de l’occasion pour déclarer: «Comme vous le voyez, il s’avère que la volontaire médicale, oui celle-là même, n’était pas qu’une volontaire médicale.» Oui, celle-là même. Comme vous le voyez!

Israël aurait dû être choqué par le meurtre d’une volontaire médicale. Le visage innocent de Najjar aurait dû toucher le cœur de tous les Israéliens. Les organisations médicales auraient dû s’exprimer. Les Israéliens auraient dû voir leurs visages envahis par la honte. Mais tout cela n’aurait pu se produire que si Israël avait cru en la justice de sa cause. Lorsqu’il n’y a plus de justice, d’honnêteté, il ne reste que la propagande. Et de ce point de vue, cette nouvelle infamie annonce peut-être une bonne nouvelle. (Publié dans le quotidien Haaretz en date du 10 juin 2018; traduction A l’Encontre)

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[1] Yael Maron, sur le site du magazine israélien +972, écrit: «“Razan al-Najjar n’est pas un ange de miséricorde”, a tweeté le porte-parole en langue arabe de l’IDF (Armée «de défense» israélienne), Avichay Adraee, jeudi 7 juin. Au tweet diffamatoire d’Adraee était attachée une vidéo montée dans laquelle une jeune femme vêtue d’un manteau blanc et d’un foulard, un masque couvrant son visage, jetait une cartouche de gaz lacrymogène lors d’une manifestation à Gaza. Selon le porte-parole des IDF, ce film prouvait qu’Al-Najjar, dans la vie, était loin de l’image qui s’est répandue sur les médias sociaux après sa mort, son assassinat.

Depuis vendredi dernier, 1er juin, lorsque Al-Najjar, une femme palestinienne membre du personnel médical, a été tuée, l’IDF faisait face à une crise de «relations publiques». L’armée a d’abord annoncé que sa mort ferait l’objet d’une enquête, puis elle a déclaré que l’enquête a montré qu’elle n’avait pas été abattue par un soldat mais «blessée par des éclats d’obus», et ensuite elle a déclaré qu’elle n’avait pas été visée intentionnellement et directement.

Le provocateur en chef de l’IDF en arabe a maintenant pris l’effort de justifier la mort d’Al-Najjar à une échelle supérieure. La vidéo de propagande de 20 secondes s’ouvre sur une image d’Al-Najjar avec des ailes d’ange. Puis l’image tremble, une musique menaçante joue en arrière-plan, et on voit un court clip d’une jeune femme, la tête et le visage couverts. Cette femme se voit remettre une cartouche de gaz lacrymogène encore crachant, et elle la lance de quelques mètres. La vidéo passe ensuite à un autre moment et à un autre lieu: il s’agit un extrait d’un entretien d’Al-Najjar où elle explique pourquoi elle a choisi de participer à la Marche du grand retour, en disant apparemment qu’elle est un bouclier humain. Il n’y a aucune preuve que la jeune femme qui lance la cartouche de gaz lacrymogène soit en fait Al-Najjar. Le porte-parole de l’IDF n’a même pas fait l’effort d’indiquer la date ou le lieu où le clip a été filmé.» (Traduction A l’Encontre)

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