Egypte. «La prison en nous»

Ahmed Maher, Ahmed Douma (g.) et Mohamed Adel (d.)  du Mouvement du 6 Avril, au Caire, le 22 décembre 2013
Ahmed Maher, Ahmed Douma (g.) et Mohamed Adel (d.)
du Mouvement de la jeunesse du 6-avril, décembre 2013

Par Alia Mossallam

Il y a environ un mois, je suis allée rendre visite à un ami en prison.

Peu importe qui était-ce, elle ou lui, car il y a maintenant des centaines de jeunes hommes et femmes dans les prisons d’Egypte en raison de la nouvelle loi sur les manifestations [1]. Les prisons sont pleines à craquer d’adolescents, d’étudiants, de pères, de frères, de filles et de fils uniques. Elles sont pleines à ras bord de rêveurs et d’idéalistes et d’âmes courageuses qui se sont aventurés dans les rues pour réclamer la libération de leurs ami.e.s, camarades, frères et sœurs. Nos prisons détiennent également en captivité des gens qui ont été arrêtés dans les postes de police où ils se sont rendus à la recherche de leurs proches, des étudiants qui ont assisté à des funérailles «massives», des personnes dans les stations d’essence affiliées à l’armée, qui avaient pourtant des autorisations, et même des manifestants qui se tenaient à l’extérieur des tribunaux appelant à juger l’assassin de Khaled Saeed [2].

Nos prisons sont pleines de jeunes en fin d’adolescence et au début de la vingtaine. Vous vous rappelez de votre fin d’adolescence et du début de la vingtaine? C’est ce moment où nous émergeons dans le monde, quand nous commençons à appliquer nos imaginations vierges à la réalité, imaginations pas encore contaminées par la pratique et l’expérience qui nous rappellent constamment que certaines choses ne sont pas possibles. Nous croyons que nous pouvons faire la loi qui nous sied parce que, évidemment, les lois sont là pour rendre la justice. Nous croyons que les gouvernements peuvent nous rendre des comptes. Mais plus que toute autre chose, nous croyons fermement que nous pouvons changer le monde.

Sanaa Seif est l’une des nombreux/ses militant.e.s qui se sont chargé.e.s d’entrer en contact avec les jeunes détenu.e.s qui sont peu connu.e.s et n’ont pas fait l’objet de campagne. Elle était constamment en contact avec leurs familles, faisant des journées de déplacement aux prisons se trouvant en dehors du Caire.

La dernière fois que je l’ai vue, environ une semaine avant son arrestation, elle a raconté l’histoire d’un jeune homme qui avait été arrêté et détenu dans une cellule de la prison de Fayoum. Elle avait rejoint sa famille lors de leur visite hebdomadaire: un voyage d’une journée à la prison de Fayoum, une attente de cinq heures au soleil, pour une visite de 10 minutes. Ce détenu avait demandé à sa famille de la contacter, afin qu’elle puisse aider pour une campagne en vue d’exiger de meilleures conditions de détention. Ce jeune homme a été maintenu dans une cellule de prison qui était dépourvue de lumière, et était constamment soumis à des attaques à l’intérieur de sa cellule solitaire obscure, où les agents de sécurité venaient piller ses affaires, à la recherche de quelque chose qu’il n’avait nécessairement pas. Ces attaques soudaines et violentes sont des formes de torture psychologique. Vous ne savez jamais quand il faut s’attendre à la venue de ces agents, vous ne savez jamais ce qu’ils recherchent, et vous ne savez jamais ce que votre destin pourrait être s’ils décident de «trouver» quelque chose à retenir contre vous.

Lors de sa visite, le jeune détenu a essayé de lâcher autant d’informations qu’il le pouvait dans les 10 minutes, tournant constamment la tête pour regarder derrière lui quand il lui parlait. Au milieu de la visite, un officier était venu se tenir derrière cet ami de Sanaa et avait crié – pour une raison ou une autre – que celui-ci portait un t-shirt de couleur non conforme. Sans hésiter, et tout en continuant à expliquer les conditions de sa détention à Sanaa, il ôta le t-shirt et le jeta de côté. Le détenu sachant que l’agression était une tentative de perturber la visite – déjà trop courte –, il essaya par tous les moyens de la contrecarrer.

Elle décrit, en pouffant de rire, comment il a continué à parler de ses conditions, insistant sur le fait qu’elle devait se concentrer en griffonnant ses mots, tandis que le détenu était assis là sans son t-shirt.

Cette histoire, comme beaucoup d’autres, me fait beaucoup penser aux nombreux cas similaires dont nous ne savons pratiquement rien. Combien parmi les meilleur.e.s d’entre nous, les plus jeunes d’entre nous, se trouvent dans des cellules obscures, solitaires, certain.e.s avec de longues peines, d’autres encore sans procès du tout, soumis.e.s jour après jour à différentes formes de torture, qui continuent à être pratiquées parce qu’elles ne font pas l’objet d’une grande attention des médias pour les arrêter.

Le jour qui a précédé la visite à mon ami en prison, j’avais des nœuds dans l’estomac. J’étais excitée de voir un ami qui me manque. J’étais nerveuse de ne pas savoir à quoi m’attendre. J’avais peur d’être émue ou consternée au point de vouloir laisser tomber. Je voulais être pleine de bonnes nouvelles, et de choses pour rire. Je voulais lui raconter des histoires sur nos enfants et j’ai fait des listes de tout ce qui est rayonnant. Je voulais, plus que toute autre chose, voir et entendre comment il va.

Quand nous sommes arrivés à la prison, nous nous sommes « enregistrés », et avons attendu jusqu’à ce que nous ayons été informés que notre tour allait venir. Nous faisions la queue avec d’autres familles, jusqu’à ce que nous fussions admis. Après plusieurs recherches, nous sommes finalement arrivés à une sorte de grande cour intérieure bétonnée, une salle rectangulaire avec un banc en béton tout autour. Nous sommes entrés, et avons essayé de nous déplacer entre les amas de provisions que nous avions achetées pour lui et d’autres détenus: de la nourriture, des boissons, des livres, des lettres et du linge blanc frais. La salle était bondée de familles; des mères, des filles, des maris et des frères de prisonniers. Tout le monde s’occupait des provisions, ou se redressait en préparation pour la visite.

Et puis tous nos proches sont entrés, habillés en blanc, comme une bouffée d’air frais. La salle a été inondée d’amour… un genre vrai, extrême, intense de l’amour qui vient de quelqu’un qui nous manque, quelqu’un qu’on aime, qui vient aussi de l’inquiétude au sujet de quelqu’un, et du sens haletant de l’amour d’une réunion tant attendue.

La famille devant nous et plus proche de la porte était celle du fils d’un homme politique important d’un autre bord politique, certainement pas le nôtre. Sa famille (frères, épouse, sœurs) est venue avec de grands bocaux de cornichons, et d’autres types d’aliments, et il était habillé en bleu. Derrière nous, il y avait un camarade à qui la femme et un autre parent étaient venus rendre visite. En face de nous, de l’autre côté de la pièce, deux femmes étaient venues pour voir leurs époux. Elles avaient le visage entièrement voilé et l’une d’elles avait son fils de quatre ou cinq ans. Les deux couples étaient assis sous une séparation de fortune – une invention des prisonniers, consistant en une couverture fixée au mur. Ils se sont cachés derrière la couverture et, pour un cas, seule la femme pouvait se cacher, dans une tentative de créer un moment d’isolement, ou peut-être juste pour un petit moment d’intimité, dans un petit enclos où ils pourraient être ensemble comme ils le feraient ailleurs.

Le dernier des six prisonniers avait reçu le plus grand nombre de visiteurs. Un groupe semblait être la mère, des sœurs, l’époux et les enfants. Ils avaient mis en place un pique-nique, avec sucreries et mets salés, boissons chaudes et froides, et le bavardage et l’air de joie qui accompagnent tels événements. Ils abandonnèrent le banc et se sont assis sur la grande couverture carrée qu’ils avaient mise en place avant qu’il entre.

Tout le monde dans cette pièce s’était préparé pour cette visite. Chacun avait fait de longues listes de toutes les histoires qu’il pourrait raconter, de tout le bonheur qu’il pourrait apporter, de toute la vie qu’il pourrait relater en cette heure d’existence grise-béton.

J’avais espéré apporter de la fraîcheur à ce que j’imaginais une existence fade, mais il y avait tant d’amour intensifié en cette heure que je me suis sentie rajeunie juste d’être là. Je me suis sentie très humble. Je me suis sentie soulagée. J’ai senti, à un moment où j’avais perdu tant d’espoir dans le possible, quand j’ai senti tant d’amertume et de déception envers beaucoup de gens, que j’ai été en quelque sorte désaltérée. Tout ce que je voulais faire était oublier tout ça, pour voir mon ami, pour écouter ses analyses, ses plans pour ce que nous devons et devrions faire pour changer les choses, et regarder les enfants courir se précipitant pour se jeter dans les bras de leur père, jouer à «cache-cache», et donner de l’émotion au béton.

Quand les gardes nous ont avertis que les visites se terminaient, l’atmosphère de l’amour désespéré était devenue plus lourde. Avec un air d’urgence, certains faisaient des listes de leurs besoins, d’autres ont raconté des histoires plus rapidement, et les couples en face de nous disparurent derrière leurs couvertures. Tous se rapprochaient les uns des autres.

Ensuite, les gardes ont annoncé que les visites étaient terminées. Les détenus se sont levés, et commencèrent alors les au revoir. Les gens se retournaient pour cacher leurs larmes, tandis que d’autres respiraient l’émotion de leurs dernières étreintes, tout en gardant leurs visages si proches et en chuchotant leurs dernières assurances. L’ami à notre gauche étreignit sa femme une dernière fois, et tandis qu’il s’éloignait, un seul sanglot lui échappa. Il se précipita et l’embrassa avec une telle force et passion, je luttais pour ne pas m’effondrer.

Alors que notre ami se préparait à quitter la pièce, il demanda, à la hâte: «Qu’est-ce qui se passe à l’extérieur? Vous ne m’avez pas dit ce qui se passe à l’extérieur!» Je l’ai regardé choquée, puis j’ai regardé vers mon autre amie, qui, elle aussi, était nouvelle pour les visites. «A l’extérieur? Nous avons commencé avec des nouvelles de Gaza», lui dis-je. Il a ri, en disant: « Non à l’extérieur de l’Egypte – l’extérieur, extérieur!»

Lorsque les gardes se sont introduits pour nous précipiter dehors, nous avons jeté quelques bribes de nouvelles auxquelles il a répliqué une à une. Dans une ambiance d’excitation et de confusion extrême, nous avons essayé de caser le plus possible de notre monde dans ces dernières minutes – événements ou idées pour y réfléchir. Bien que Dieu sache combien il nous en a chargés.

Et puis nous les avons quittés. Nous tous les avons laissés derrière nous. Il était temps pour eux de retourner à leurs cellules, mais la fin de la visite interviendrait quand nous quitterions la cour et qu’ils seraient attachés et reconduits escortés vers leur cachot. Il se tenait là et nous regardait partir. Nous avons quitté cette pièce en béton pleine de vie, pour nous retrouver dans cette existence stérile, brunie par le soleil, que nous menions impuissants à l’extérieur.

Les meilleurs d’entre nous sont dans ces prisons. Les meilleurs d’entre nous sont enfermés, pour avoir parlé, écrit et réuni des documents contre l’injustice. Les meilleurs d’entre nous sont enfermés par peur qu’ils puissent nous libérer de notre propre existence injuste et fétide. Fragile est notre existence. Ces vagues d’arrestations n’ont épargné que les silencieux; mais peut-on rester silencieux pour toujours? (Paru dans Mada Masr, 17 septembre 2014, traduction de l’anglais par Rafik Khalfaoui)



[1] Il s’agit d’une loi entrée en vigueur en novembre 2013, dite la loi «anti-manifestations», qui interdit de fait les rassemblements et les protestations et donne autorité au ministère de l’Intérieur pour les disperser par la force.

[2] Khaled Mohamed Saeed est un jeune Egyptien qui a été battu à mort par la police le 6 juin 2010 à Alexandrie. Il est devenu un symbole de la lutte contre la répression policière et contre la dictature. La médiatisation de son martyre a contribué au déclenchement de la révolution égyptienne de 2011 qui renversa Hosni Moubarak [Note du traducteur].

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