Israël-Palestine. Quelle guerre?

L’offensive sidérante menée le 7 octobre par l’aile armée du Hamas (Brigades Ezzedine al-Qassam) – que d’aucuns qualifient de contre-offensive étant donné les oppressions multiples, passées et présentes, infligées à la population emprisonnée de Gaza par les pouvoirs israéliens – suscite un flot très unilatéral d’informations par l’essentiel des grands médias électroniques en langue française.

Toutefois, quelques observateurs consciencieux ont fixé les déterminants du contexte dans lequel s’est effectuée cette nouvelle dimension de l’affrontement entre la résistance palestinienne et les forces politico-militaires israéliennes. Ainsi, Benjamin Barthe, ancien correspondant à Ramallah pour Le Monde et un des responsables de la rubrique internationale du quotidien, le dimanche 8 octobre, dans le cadre de l’émission «Esprit public» de France Culture, répondait ainsi à l’affirmation «maintenant il n’y aura plus de paix»: «Pour les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie il n’y a jamais eu de paix. Le contexte de cette opération du Hamas, c’est 56 ans d’occupation et de colonisation en Cisjordanie, c’est 31 années de blocus de Gaza. On fait souvent remonter le blocus de Gaza à la prise de pouvoir du Hamas en 2007. Mais c’est une erreur. Il faut bien comprendre que la séparation administrative imposée par Israël entre la Cisjordanie et la bande de Gaza date de 1991, avant l’arrivée du pouvoir du Hamas, avant même les vagues d’attentats suicides de l’époque d’Oslo. A partir de 1991, un Palestinien de Gaza ne peut plus aller en Cisjordanie, sauf cas exceptionnel où il obtient un permis […]. De plus, il y a un contexte conjoncturel et politique israélien extrêmement fort. C’est cette coalition au pouvoir qui est la plus belliciste de l’histoire d’Israël.»

A propos de cette dernière notation, on pourrait citer l’historien israélien de l’Holocauste Daniel Blatman (Les marches de la mort. La dernière étape du génocide nazi, Fayard, 2009). Il soulignait dans Haaretz du 10 février 2023: «Le populisme gagne lorsque la société est prête à l’accueillir. La société israélienne était prête à recevoir le gouvernement actuel. Non pas en raison de la victoire du Likoud, mais parce que l’aile la plus extrême a entraîné tout le monde à sa suite. Ce qui était autrefois l’extrême droite est aujourd’hui le centre. Des idées autrefois marginales sont devenues légitimes. En tant qu’historien spécialiste de l’Holocauste et du nazisme, il m’est difficile de dire cela, mais il y a aujourd’hui des ministres néonazis au sein du gouvernement. On ne voit cela nulle part ailleurs – ni en Hongrie, ni en Pologne –, des ministres qui, idéologiquement, sont de purs racistes.»

Il fait référence, entre autres, à Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale, et à Bezalel Smotrich, ministre des Finances, et ministre au ministère de la Défense, tous deux bras de levier pour une accélération de la colonisation avec en perspective l’annexion de la Cisjordanie. Comment taire la prégnance de ces forces puissantes qui ne semblent pas sidérantes pour les analystes du présent immédiat?

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Certaines chaînes d’information ont cherché, de suite, à interroger des dirigeants palestiniens pour connaître leur point de vue avec l’intention de les entendre prendre leurs distances, connaissant leurs divergences – qui sont grandes – avec le Hamas et sa structure militaire. Ainsi, le médecin Moustafa Barghouti, secrétaire de l’Initiative nationale palestinienne, sur la chaîne anglaise Sky News, le 7 octobre, répondait lors d’un bref entretien: «Ce à quoi nous avons assisté dans la dernière période, c’est à une offensive sans précédent d’attaques des colons contre les Palestiniens, d’attaques sans précédent d’Israéliens contre la mosquée Al-Aqsa, et de meurtres de Palestiniens, 248 – y compris 40 enfants – depuis le début de l’année par des soldats et des colons. La communauté internationale n’a rien fait pour mettre fin à 56 ans d’occupation et 25 ans de nettoyage ethnique, de déplacements de population, des milliers de prisonniers (pour beaucoup sans aucun procès), et la communauté internationale a été silencieuse à ce propos. Aujourd’hui, c’est une réaction [l’offensive du Hamas] à toutes ces oppressions.» En écho, Gideon Levy, dans Haaretz du 9 octobre, conclut sa tribune ainsi: «Samedi, ils [des autorités israéliennes] parlaient déjà d’éliminer des quartiers entiers de Gaza, d’occuper la bande et de punir Gaza “comme elle n’a jamais été punie auparavant”. Mais Israël n’a jamais cessé de punir Gaza depuis 1948, pas même un instant. Après 75 ans d’abus, le pire scénario possible les attend une fois de plus. Les menaces de “raser Gaza” ne prouvent qu’une chose: nous n’avons rien appris. L’arrogance est là pour rester, même si Israël en paie une fois de plus un prix fort.» Dans Le Monde daté du 10 octobre, Clothilde Mraffko souligne: «Environ 80% de la population de Gaza est composée de réfugiés et de descendants de réfugiés, souvent originaires de l’est de l’enclave, là même où les combats se sont déroulés samedi et dimanche. Une population qui en a été expulsée en 1948, à la création de l’Etat hébreu. En 2018, le rêve du “retour” était au cœur des marches pacifiques organisées le long de la clôture de Gaza. Les tirs des snipers israéliens, de l’autre côté, avaient tué plus de 270 Palestiniens et blessé 700 autres: des jeunes souvent, éborgnés, amputés ou mutilés à vie.»

Le 8 octobre, interrogé par la présentatrice de relief Christiane Amanpour sur CNN, Moustafa Barghouti résumait ainsi sa position: «Ce qui nous menace, c’est le fait qu’Israël n’apprend jamais de ses erreurs, n’apprend jamais de son histoire. Il en va de même pour l’administration américaine. Nous sommes vus comme étant tous des terroristes. Ce n’est pas seulement le Hamas qui est décrit comme terroriste. Le Congrès américain considère l’OLP, y compris Monsieur Abbas, comme terroriste. La question ici est la suivante: sommes-nous en tant que Palestiniens des êtres humains égaux ou non? Avons-nous le droit de résister à une occupation, comme la loi internationale l’affirme, ou non? Avons-nous droit à la paix dans la justice ou non? Israël a le droit de se défendre. Les Palestiniens ont-ils le droit de défendre, oui ou non? Nous avons droit à la liberté et à mettre fin à l’occupation. Voilà la question.»

A son interrogation sur le statut d’êtres humains égaux pour les Palestiniens, il lui fut de facto répondu par le ministre de la Défense Yoav Gallant, le 9 octobre, lors d’une brève conférence de presse: «Nous avons ordonné un blocus complet de Gaza, pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en fonction.» «Agir en fonction» est défini de la sorte par Hugh Lovatt, expert au centre de recherche European Council on Foreign Relations: «Israël déploie une politique de punition collective contre la population gazouie.» Or, le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, affirme dans un communiqué: «L’imposition de sièges qui mettent en danger la vie des civils en les privant de biens essentiels à leur survie est interdite par le droit international humanitaire.» Il a également insisté sur le fait que «la prise d’otages est interdite par le droit international», 150 otages israéliens, civils et militaires, sont détenus. Les combattants des Brigades Al-Qassam, dans leur incursion, ont tué quelque 1200 Israéliens, pour l’essentiel des civils, et fait plus de 2600 blessés.

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Un étrange oubli dans de nombreuses «analyses» concerne la politique de Netanyahou dans la construction des rapports avec le Hamas. L’ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale israélienne, professeur dans les universités de Columbia et de Tel-Aviv, Chuck Freilich, expliquait dans Haaretz, le 8 octobre: «Pendant une décennie et demie, le Premier ministre Netanyahou a cherché à institutionnaliser la fracture entre la Cisjordanie et Gaza, à saper l’Autorité palestinienne, et à mener de facto une coopération avec le Hamas, moyens conçus pour démontrer l’absence d’un partenaire palestinien et faire en sorte qu’il ne puisse y avoir de processus de paix qui aurait pu nécessiter un compromis territorial en Cisjordanie.» Baudouin Loos, bon connaisseur de la situation israélienne et palestinienne, écrit dans Le Soir du 9 octobre: «Ces derniers temps, les Israéliens furent trompés par l’apparente décision du Hamas de se contenter de gérer la bande de Gaza, même si son verbe restait belliqueux. En réalité, les gouvernements de Benyamin Netanyahou consistaient à bien laisser le Hamas au pouvoir à Gaza pour prévenir tout progrès diplomatique grâce aux divisions palestiniennes et à l’épouvantail islamiste.» Ce constat était partagé par Daniel Seidemann, du Jerusalem Peace Institute. L’ensemble de cette orientation visait à illusoirement régler la question palestinienne sans les Palestiniens et à instaurer et concrétiser les accords d’Abraham.

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Gaza, depuis samedi après-midi, est soumise à des bombardements intenses. Le blocus est appliqué. Ce qui met en question l’aide humanitaire: 80% de la population en dépend. Le système hospitalier souffre du manque de médicaments et d’instrument médicaux alors que le flot des blessés ne fait qu’augmenter. Les bombardements sur la zone nord-est ont abouti, dès lundi soir, au déplacement de plus de 100’000 habitants. Le camp de réfugiés de Jabalia, au nord de Gaza, est dévasté.

Dans la mesure où, pour des raisons techniques, nous n’avons pas pu publier le 9 octobre une première documentation sur cette phase du «conflit israélo-palestinien», nous avons établi aujourd’hui un premier dossier offrant les analyses à contre-courant de Haggai Matar (site israélien +972), d’Amira Hass (Haaretz) et de Meron Rapoport (+972). D’autres contributions seront mises à disposition de nos lectrices et lecteurs dans les jours à venir. (Rédaction A l’Encontre)

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L’attaque du Hamas a terrifié les Israéliens. Il convient d’en dévoiler le contexte

Ville d’Ashkelon, 7 octobre 2023. (Jamal Awad/Flash90)

Par Haggai Matar

C’est un jour terrible. Après nous être réveillés au son des sirènes d’alarme déclenchées par un déluge de centaines de roquettes tirées sur les villes israéliennes, nous avons appris l’assaut sans précédent lancé par des militants palestiniens depuis Gaza sur les villes israéliennes limitrophes de la bande de Gaza.

Les nouvelles affluent [ce samedi matin 7 octobre], faisant état d’au moins 40 Israéliens tués et de centaines de blessés, ainsi que de personnes qui auraient été enlevées dans la bande de Gaza. Pendant ce temps, l’armée israélienne a déjà commencé sa propre offensive sur la bande de Gaza, placée sous blocus, avec des troupes mobilisées le long de la clôture et des frappes aériennes qui ont tué et blessé des dizaines de Palestiniens jusqu’à présent. L’effroi absolu des personnes qui voient des combattants armés dans leurs rues et leurs maisons, ou qui aperçoivent des avions de chasse et des chars d’assaut, est inimaginable. Les attaques contre les civils sont des crimes de guerre, et je suis de tout cœur avec les victimes et leurs familles.

Contrairement à ce qu’affirment de nombreux Israéliens – et alors que l’armée a manifestement été complètement prise au dépourvu par cette invasion –, il ne s’agit pas d’une attaque «unilatérale» ou «non provoquée». L’effroi que ressentent actuellement les Israéliens, moi y compris, n’est qu’une infime partie de ce que ressentent quotidiennement les Palestiniens sous le régime militaire qui sévit depuis des décennies en Cisjordanie, ainsi que sous le siège et les assauts répétés contre Gaza [2009, juillet-août 2014, mai 2021, août 2022, mai 2023]. Les réponses que nous entendons aujourd’hui de la part de nombreux Israéliens – qui appellent à «raser Gaza», qui disent que «ce sont des sauvages, pas des personnes avec qui on peut négocier», «ils assassinent des familles entières», «il n’y a pas de possibilité de parler avec eux» – sont exactement ce que j’ai entendu d’innombrables fois les Palestiniens occupés dire à propos des Israéliens.

L’attaque de ce matin s’inscrit également dans un contexte plus récent. L’un d’entre eux est l’horizon imminent d’un accord de normalisation (voir l’article publié sur +972 le 8 août ] entre l’Arabie saoudite et Israël. Depuis des années, le Premier ministre Benyamin Netanyahou soutient que la paix peut être obtenue sans parler aux Palestiniens ni faire de concessions. Les accords d’Abraham [1] ont privé les Palestiniens de l’un de leurs derniers atouts de négociation et de leurs dernières bases de soutien: la solidarité des gouvernements arabes, même si cette solidarité est depuis longtemps douteuse. La forte probabilité de perdre le plus important de ces Etats arabes [l’Arabie saoudite] pourrait bien avoir contribué à pousser le Hamas au bord du gouffre.

Les commentateurs avaient averti depuis des semaines que les récentes offensives [des colons avec soutien de l’armée israélienne] en Cisjordanie occupée conduisaient sur une voie périlleuse. Au cours de l’année écoulée, plus de Palestiniens et d’Israéliens ont été tués qu’au cours de toute autre année depuis la seconde Intifada, au début des années 2000 [de septembre 2000 à février 2005]. L’armée israélienne fait régulièrement des incursions dans les villes palestiniennes et les camps de réfugiés. Le gouvernement d’extrême droite laisse aux colons toute latitude pour installer de nouveaux avant-postes illégaux et lancer des pogroms dans les villes et villages palestiniens, les soldats escortant les colons et tuant ou estropiant des Palestiniens qui tentent de défendre leurs maisons. Pendant les grandes célébrations [Roch Hachana, Yom Kippour, Soukkot, septembre-octobre], des juifs extrémistes ont remis en question le «statu quo» autour du mont du Temple et de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem, avec l’appui de dirigeants politiques qui partagent leur idéologie.

A Gaza, pendant ce temps, le siège en cours détruit continuellement la vie de plus de deux millions de Palestiniens, dont beaucoup vivent dans une extrême pauvreté, avec peu d’accès à l’eau potable et environ quatre heures d’électricité par jour. Ce siège n’a pas de fin officielle; même un rapport du contrôleur de l’Etat d’Israël a constaté que le gouvernement n’a jamais discuté de solutions à long terme pour mettre fin au blocus, ni envisagé sérieusement d’autres options que les cycles récurrents de guerre et de mort. C’est littéralement la seule option que ce gouvernement et ses prédécesseurs proposent.

Les seules réponses que les gouvernements israéliens consécutifs ont apportées au problème des attaques palestiniennes depuis Gaza ont pris la forme de prothèses: si elles viennent du sol, nous construirons un mur; si elles viennent par des tunnels, nous construirons une barrière souterraine; s’ils tirent des roquettes, nous installerons des dispositifs d’interception [Dôme de fer]; s’ils tuent certains des nôtres, nous en tuerons beaucoup plus. Et ainsi de suite.

Ces considérations n’ont pas pour but de justifier le meurtre de civils – c’est absolument inacceptable. Il s’agit plutôt de nous rappeler qu’il y a une raison à tout ce qui se passe aujourd’hui et que, comme lors de tous les cycles précédents, il n’y a pas de solution militaire au problème d’Israël à Gaza, ni à la résistance qui émerge naturellement en réponse à un apartheid à caractère violent.

Ces derniers mois, des centaines de milliers d’Israéliens ont défilé pour «la démocratie et l’égalité» dans tout le pays, et nombre d’entre eux ont même déclaré qu’ils refuseraient de faire leur service militaire en raison des tendances autoritaires de ce gouvernement. Ce que ces manifestant·e·s et ces soldats de réserve doivent comprendre – surtout aujourd’hui, alors que nombre d’entre eux ont annoncé qu’ils cesseraient leurs manifestations et participeraient à la guerre contre Gaza – c’est que les Palestiniens luttent pour ces mêmes revendications et plus encore depuis des décennies, face à un Israël qui, pour eux, est déjà, et a toujours été, complètement autoritaire.

Au moment où j’écris ces mots, je suis assis chez moi à Tel Aviv, essayant de trouver comment protéger ma famille dans une maison sans abri ni pièce sécurisée, suivant avec une panique croissante les rapports et les rumeurs d’événements horribles qui se déroulent dans les villes israéliennes proches de Gaza et qui sont attaquées. Je vois des gens, dont certains sont mes amis, appeler sur les médias sociaux à attaquer Gaza plus violemment que jamais. Certains Israéliens affirment que le moment est venu d’éradiquer complètement Gaza, appelant ainsi au génocide. Au milieu de toutes les explosions, de l’effroi et des effusions de sang, parler de solutions pacifiques leur semble être une folie.

Pourtant, je me souviens que tout ce que je ressens en ce moment, et que chaque Israélien doit partager, est l’expérience vécue par des millions de Palestiniens depuis bien trop longtemps. La seule solution, comme elle l’a toujours été, est de mettre fin à l’apartheid, à l’occupation et au blocus, et de promouvoir un avenir fondé sur la justice et l’égalité pour chacun d’entre nous. Ce n’est pas en dépit de l’horreur que nous devons changer de cap, c’est précisément à cause d’elle. (Article publié sur le site israélien +972 le 7 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Haggai Matar est rédacteur en chef du magazine +972.

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[1] Les accords d’Abraham intègrent une déclaration trilatérale, signée en septembre 2020, entre Israël, les Emirats arabes unis et Bahreïn, nommée «Déclaration des Accords d’Abraham» à laquelle le président américain Donald Trump appose sa signature, un ««traité de paix» bilatéral entre Israël et les Emirats arabes unis et une «déclaration de paix» bilatérale entre Israël et Bahreïn. S’y sont ajoutés le Maroc et le Soudan. (Réd.)

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Le cycle de la vengeance à nouveau en vue

Par Amira Hass

En quelques jours, les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens vivent depuis des décennies et continuent de vivre: incursions militaires, mort, cruauté, enfants tués, corps jonchant sur la route, blocus, peur, angoisse pour les êtres chers, détention, être la cible de la vengeance, des tirs mortels sans distinction sur les personnes impliquées dans les combats (des soldats) et sur celles qui ne le sont pas (des civils), position de subordination, destruction de bâtiments, festivités ou célébrations gâchées, faiblesse et impuissance face à des hommes armés tout-puissants, et une humiliation cuisante.

C’est pourquoi il faut le répéter une fois de plus – nous vous l’avions bien dit. L’oppression et l’injustice permanentes éclatent à des moments et dans des lieux inattendus. Les massacres ne connaissent pas de frontières.

Le monde a soudainement été chamboulé. Le cauchemar quotidien des Palestiniens a fait voler en éclats la façade de normalité qui caractérise la vie israélienne depuis des décennies. Le Hamas l’a brisée suite à l’opération inattendue qu’il a lancée et qui a démontré son habileté militaire et sa capacité à élaborer des plans, à les garder secrets et à utiliser des tactiques de diversion.

Ses membres ont fait preuve de créativité en utilisant diverses méthodes pour percer les murs de la plus grande prison du monde, dans laquelle Israël a entassé deux millions d’êtres humains. Ses hommes armés se sont lancés dans cette opération avec la volonté de sacrifier leur vie, sachant pertinemment qu’ils avaient de fortes chances d’être tués [les autorités israéliennes ont comptabilisé 1500 cadavres de combattants du Hamas]. Certains d’entre eux ont assassiné des centaines de civils israéliens dans ce qui ressemblait à des orgies de vengeance, que leurs commandants n’ont pas eu la sagesse ou n’ont pas jugé important d’empêcher, ne serait-ce que pour des raisons tactiques.

Trois jours plus tard, les conséquences de ces actes massifs de rage palestinienne se font toujours sentir, tandis que la campagne aérienne intensive d’Israël sur Gaza a déjà causé la mort de plus de 560 personnes [787 en date du 10 octobre], pour la plupart des civils, plus de 120 000 personnes déplacées à l’intérieur de la bande de Gaza et des milliers de blessés.

Comme pour chaque guerre israélienne contre la bande de Gaza à laquelle le Hamas a été partie prenante, notamment en raison du meurtre de civils, il convient de se poser les questions suivantes. Cette organisation a-t-elle un plan d’action et un objectif politique réalistes? Ou veut-elle surtout réhabiliter sa propre réputation aux yeux des habitants de Gaza? Son action militaire s’est-elle accompagnée cette fois d’un plan logistique d’assistance et de sauvetage des civils gazaouis attaqués? Ou bien cette tâche incombera-t-elle une fois de plus aux agences d’aide internationales?

Les réactions enthousiastes des Palestiniens face à la performance actuelle du Hamas ne devraient surprendre personne. Après tout, l’ennemi tout-puissant a été démasqué dans toute sa nudité: une armée non préparée, occupée à protéger les colons qui prient dans la ville de Hawara [en mars, les colons ont opéré une attaque contre ce village palestinien, attaque qualifiée de pogrom], en Cisjordanie, et les Juifs qui s’emparent des sources d’eau palestiniennes. Des soldats et des policiers déconcertés [le 7 octobre], eux qui s’étaient habitués à penser que combattre signifie arracher des enfants de leur sommeil avec des baïonnettes dégainées ou envahir un camp de réfugiés à bord d’une jeep blindée. Des inventeurs de logiciels espions et des agents du Shin Bet s’appuyant sur des collaborateurs étaient si satisfaits de leurs réalisations qu’ils ont négligé le facteur humain, c’est-à-dire l’aspiration à la liberté partagée par tous les êtres humains.

«La moitié des habitants de Sdérot sont à Gaza, et la moitié des habitants de Gaza sont à Sderot», ont plaisanté les habitants de Gaza pendant le shabbat, après que le nombre d’Israéliens faits prisonniers a été révélé. Ce sont les plaisanteries de détenus condamnés à perpétuité, de personnes qui ne connaissent que par les récits de leurs grands-parents réfugiés les paysages de Jiyya, Burayr, Hamama, Najd, Dimra, Simsim et d’autres villages détruits autour de l’actuelle bande de Gaza, zone où se trouvent aujourd’hui les kibboutzim attaqués [par les combattants du Hamas] et les villes israéliennes. Mais qu’advient-il après cette liesse et ce sentiment de réussite?

La réponse automatique des Israéliens, comme les fois précédentes où leur «vie normale» a été quelque peu ébranlée, est que si la mort et la destruction n’ont pas atteint jusqu’à présent leur but, la bonne solution consiste à multiplier les bombardements aériens de Palestiniens, les destructions et la vindicte. C’est la conclusion du gouvernement et de l’armée, mais aussi de nombreux Israéliens. C’est aussi apparemment la conclusion à laquelle sont parvenus les gouvernements occidentaux, qui se sont empressés d’exprimer leur soutien à Israël tout en ignorant la violence et la cruauté structurelles de ce pays, ainsi que le contexte de la dépossession continue du peuple palestinien de sa terre. (Article publié sur le site Haaretz, 10 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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La fin de la doctrine Netanyahou

(Chaim Goldberg/Flash90)

Par Meron Rapoport

Les événements de ces derniers jours sont sans précédent. La dernière fois que des unités de combattants juifs et palestiniens – militaires ou paramilitaires – se sont affrontées sur un front aussi large en Israël-Palestine, c’était en 1948. Bien sûr, il y a eu plusieurs affrontements au fil des ans à Gaza et dans des villes de Cisjordanie comme Jénine; de plus, des forces israéliennes et palestiniennes se sont affrontées au Liban en 1982. Mais il n’y a pas d’équivalent à l’ampleur de ce qui s’est passé ici depuis samedi matin [le 7 octobre], et jamais depuis 1948 des combattants palestiniens n’ont investi à une telle échelle des communautés juives .

Ce fait n’est pas une simple anecdote historique. Il possède une signification politique directe concrète. Cette attaque meurtrière et inhumaine du Hamas est survenue alors que le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, semblait sur le point de réaliser son chef-d’œuvre: faire la paix avec le monde arabe en ignorant totalement les Palestiniens. Cette attaque a rappelé aux Israéliens et au monde, pour le meilleur et pour le pire, que les Palestiniens sont toujours là et que le conflit centenaire les concerne, eux, et non les Emiratis ou les Saoudiens.

Dans son discours à l’Assemblée générale des Nations unies il y a deux semaines [le 22 septembre], Benyamin Netanyahou a présenté une carte du «nouveau Moyen-Orient», décrivant l’Etat d’Israël s’étendant du Jourdain à la mer Méditerranée et construisant un «corridor de paix et de prospérité» avec ses voisins dans toute la région, y compris l’Arabie saoudite. Sur cette carte n’apparaissait pas un Etat palestinien, ou même l’ensemble d’enclaves réduites que l’Autorité palestinienne contrôle apparemment.

Depuis qu’il a été élu premier ministre en 1996, Benyamin Netanyahou a essayé d’éviter toute négociation avec les dirigeants palestiniens, choisissant plutôt de les contourner et de les marginaliser. Israël n’a pas besoin de la paix avec les Palestiniens pour prospérer, a affirmé Netanyahou à plusieurs reprises; sa puissance militaire, économique et politique est suffisante sans elle. Le fait qu’au cours des années de son mandat, en particulier entre 2009 et 2019, Israël ait connu la prospérité économique et que son statut international se soit amélioré est, à ses yeux, la preuve qu’il emprunte la bonne voie.

Les accords d’Abraham signés avec le Bahreïn et les Emirats arabes unis, puis avec le Soudan et le Maroc, ont renforcé cette conviction. «Au cours des 25 dernières années, on nous a répété que la paix avec les autres pays arabes ne viendrait qu’une fois que nous aurions résolu le conflit avec les Palestiniens», a écrit Benyamin Netanyahou dans un article paru dans Haaretz (le 14 octobre 2022, édition en hébreu) avant les dernières élections. «Contrairement à la position dominante, poursuit-il, je pense que le chemin de la paix ne passe pas par Ramallah [capitale de l’administration de facto de l’Autorité palestinienne], mais le contourne: au lieu que ce soit la queue palestinienne qui remue le monde arabe, j’ai soutenu que la paix devait commencer avec les pays arabes, ce qui isolerait les obstinés Palestiniens.» Un accord de paix avec l’Arabie saoudite était censé être la cerise sur le gâteau de la «paix pour la paix» que Netanyahou a passé des années à préparer.

Benyamin Netanyahou n’a pas inventé la politique de séparation entre Gaza et la Cisjordanie, ni l’utilisation du Hamas comme outil pour affaiblir l’Organisation de libération de la Palestine et ses ambitions nationales d’établir un Etat palestinien. Le plan de «désengagement» de Gaza élaboré en 2005 par Ariel Sharon, alors premier ministre, reposait sur cette logique. «L’ensemble du projet d’Etat palestinien n’est plus à l’ordre du jour pour une durée indéterminée», a déclaré Dov Weissglas (5 octobre 2004), conseiller d’Ariel Sharon, pour expliquer l’objectif politique du désengagement à l’époque. «Le plan fournit la quantité de formol nécessaire pour qu’il n’y ait pas de processus politique avec les Palestiniens.»

Netanyahou a non seulement adopté cette façon de penser, mais il y a également ajouté la préservation du pouvoir du Hamas à Gaza comme outil de renforcement de la séparation entre la bande et la Cisjordanie. En 2018, par exemple, il a accepté que le Qatar transfère des millions de dollars par an pour financer le gouvernement du Hamas à Gaza, concrétisant ainsi les propos tenus le 7 octobre 2015 par Bezalel Smotrich (alors membre marginal de la Knesset, et aujourd’hui ministre des Finances et suzerain de facto de la Cisjordanie) selon lesquels «l’Autorité palestinienne est un fardeau et le Hamas est un atout».

«Netanyahou veut un Hamas maintenu sur pied et est prêt à payer un prix presque inimaginable pour cela: la moitié du pays paralysé, des enfants et des parents traumatisés, des maisons bombardées, des personnes tuées [salve de roquettes neutralisée à 90% par le Dôme de fer]», a écrit l’actuelle ministre israélienne de l’Information, Galit Distel Atbaryan, le 5 mai 2019, alors qu’elle n’était pas encore entrée en politique mais était connue comme une partisane influente de Netanyahou. «Et Netanyahou, dans une sorte de retenue scandaleuse, presque inimaginable, ne fait pas la chose la plus facile: faire en sorte que les Forces de défense d’Israël (FDI) renversent l’organisation.»

«La question est de savoir pourquoi», poursuit Galit Distel Atbaryan, avant d’expliquer: «Si le Hamas s’effondre, Abou Mazen [Mahmoud Abbas de l’Autorité palestinienne] peut contrôler la bande de Gaza. S’il la contrôle, il y aura des voix de gauche qui encourageront les négociations et une solution politique et un Etat palestinien, également en Judée et en Samarie [la Cisjordanie]… C’est la vraie raison pour laquelle Netanyahou n’élimine pas le chef du Hamas, tout le reste n’est que foutaises.»

En effet, Benyamin Netanyahou lui-même l’avait admis quelques mois avant les commentaires de Galit Distel Atbaryan, lorsqu’il avait déclaré lors d’une réunion du Likoud que «quiconque veut contrecarrer la création d’un Etat palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas. Cela fait partie de notre stratégie, qui consiste à isoler les Palestiniens de Gaza des Palestiniens de Judée et de Samarie» (voir l’article de Gidi Weitz publié par Haaretz le 9 octobre, et son paragraphe intitulé: «Hamas as partner») .

Le renforcement de la clôture autour de Gaza est devenu un autre aspect de la stratégie de Netanyahou. «La clôture empêchera les terroristes de s’infiltrer sur notre territoire», a expliqué Netanyahou (Maariv, 3 février 2019) lorsqu’il a annoncé le début des travaux en 2019 pour ajouter une barrière souterraine qui coûterait finalement plus de 3 milliards de NIS [700 millions d’euros]. Deux ans plus tard, le journaliste israélien Ron Ben-Yishai a écrit dans Ynet (18 juin 2021) que le but ultime de la clôture, considérée comme une barrière impénétrable pour les terroristes, est d’«empêcher une connexion entre le Hamas à Gaza et l’Autorité palestinienne en Judée et en Samarie».

Samedi matin, cette clôture a été démolie, et avec elle la doctrine plus répandue de Netanyahou – adoptée par les Américains et de nombreux Etats arabes – selon laquelle il est possible de faire la paix au Moyen-Orient sans les Palestiniens. Alors que des centaines de combattants traversaient la frontière sans encombre pour occuper des postes de l’armée et s’infiltrer dans des dizaines de communautés israéliennes situées jusqu’à une distance de 18 miles, le Hamas a de fait déclaré, de la manière la plus claire, la plus douloureuse et la plus meurtrière qui soit, que le véritable conflit qui menace la vie des Israéliens est le conflit avec les Palestiniens, et que l’idée que les Palestiniens peuvent être court-circuités par Riyad ou Abu Dhabi, ou que les deux millions de Palestiniens emprisonnés à Gaza disparaîtront si Israël construit une clôture suffisamment élaborée, est une illusion qui est en train de s’effondrer à un coût humain terrible.

Ce n’est pas nécessairement une bonne réponse. Il est impossible de ne pas qualifier les actions du Hamas de crimes de guerre: le massacre de civils, l’assassinat de familles entières dans leurs maisons, l’enlèvement de civils, y compris de personnes âgées et d’enfants, et leur mise en captivité à Gaza – tous ces actes violent les lois de la guerre et, si la Cour pénale internationale exerce sa compétence sur Israël-Palestine, les responsables de ces actions devront être poursuivis. En d’autres termes, la «déclaration» de facto du Hamas selon laquelle le conflit israélo-palestinien existe toujours s’est faite au prix du sang de centaines d’innocents.

Ce n’est pas non plus nécessairement une bonne réponse, car il semble que la conclusion qu’Israël tire actuellement de la compréhension du fait que le conflit se situe ici en Israël-Palestine, et non en Arabie saoudite, est de «renverser le Hamas» ou de «raser Gaza». Le député du Likoud Ariel Kallner (7 octobre) et le journaliste de droite Yinon Magal [qui était actif sur la chaîne Mabat LaHadashot] représentent probablement une partie importante du public israélien – et certainement du gouvernement – lorsqu’ils demandent que la réponse soit une nouvelle Nakba.

Pourtant, au-delà des jugements moraux, l’attaque du Hamas nous a tous ramenés à la réalité, en particulier les Israéliens, en nous rappelant que le conflit a commencé ici, en 1948, et qu’aucun remède magique ne peut le faire disparaître. Et puisque le Hamas, aussi fort et capable de surprises qu’il puisse être, ne peut pas assassiner 7 millions de Juifs, et puisqu’Israël – je crois – n’est pas capable de faire une nouvelle Nakba (ni même de reprendre Gaza), il est possible que du traumatisme de ces derniers jours naisse l’idée que le conflit doit être résolu sur la base de la liberté, de l’égalité nationale et civique, et de la fin du blocus et de l’occupation.

Après le traumatisme de la guerre de 1973 [guerre dite du Kippour], que beaucoup comparent à ce qui se passe aujourd’hui, les Israéliens avaient compris que la paix pouvait être obtenue au prix d’un retrait du territoire égyptien qu’ils avaient occupé. La même prise de conscience pourrait se produire après le traumatisme de 2023. (Article publié sur le site israélien +972 le 9 octobre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Meron Rapoport est éditeur du site en hébreu Local Call.

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