Grèce. L’austérité, la destruction du système de santé et l’urgence d’un moratoire sur la dette

Novembre 2014: «L'argent pour l'éducation et la santé, non pas pour les banques et la dette»
Novembre 2014: «L’argent pour l’éducation et la santé, non pas pour les banques et la dette»

Par Charles-André Udry
et article de Louise Irvine

Le 4 avril 2015 se tenait à Athènes une réunion du Red Network. Un des trois ateliers réunissait quelque 100 personnes actives à divers degrés dans le secteur de la santé: médecins, infirmières et infirmiers, ambulanciers, responsables de pharmacies hospitalières, nettoyeuses, membres de comités locaux ayant empêché la fermeture d’une structure de soins primaires, un des médecins responsables du dispensaire social d’Hellinikon. La discussion combinait témoignages, analyses et initiatives à prendre. Un fil rouge conduisait toutes les interventions : il ne faut plus attendre les résultats des négociations permanentes et médiatisées du gouvernement, elles plongent la population dans une attitude passive; il faut construire des initiatives assurant la jonction entre les soignants, la population, la structure syndicale influencée par Syriza (META) et les membres et sympathisants de Syriza. Etant donné le délabrement massif et continu du système de santé, un mot d’ordre doit être développé : refus immédiat de payer les intérêts de la dette et des remboursements présentés comme incontournables, et consacrer ces fonds immédiatement à la santé.

La décision du gouvernement Tsipras de supprimer le ticket modérateur de 5 euros est en grande partie illusoire, car les sommes représentées par 1 euro à charge des malades lors de l’achat de médicaments sont beaucoup plus importantes. Dans les interventions des soignants, un premier fait ressortait : la très large majorité des responsables du système de santé et des hôpitaux n’ont pas été changés. L’appareil bureaucratique et clientélaire de la Nouvelle Démocratie et du PASOK reste en place. Les ministres peuvent toujours faire des déclarations – ils en font tous les jours et dans tous les sens – le changement d’une structure dépend d’un véritable plan et d’une mobilisation sociale. Aucun modèle nouveau de contrôle effectif des hôpitaux n’a été mis en place. Le gouvernement, cela va de soi, ne soutient aucune mobilisation. L’acceptation des dites contraintes européennes forme le corset qui tient ensemble des individualités différentes de ce gouvernement, qui jouent leur carte, parfois conforme à leurs convictions. Ce qui contribue à créer des illusions chez des observateurs concernant les effets possibles sur les options de fond des dites contradictions internes. On a connu les mêmes illusions à l’occasion du premier gouvernement dit «en dispute» de Lula en 2003, même si la structure gouvernementale du PT était plus solide.

La direction de Syriza dans sa majorité formelle peut faire une déclaration, mais elle ne prend aucune initiative qui mettrait en relation les questions cruciales du système de santé et le paiement de la dette. Or l’urgence sociale commence à être utilisée, certes pour l’instant de manière propagandiste, par la droite qui indique que le gouvernement non seulement ne tient pas ses promesses, mais laisse la situation se péjorer.

A l’opposé, toutes les expériences d’assemblées ouvertes des structures locales de Syriza montrent l’intérêt et la disponibilité de la population pour rouvrir une structure de soins primaires, pour empêcher une fermeture d’hôpital, pour accroître le nombre de médecins, pour créer les conditions d’un retour des médecins qui vivent leur expatriation comme une déportation. Les témoignages indiquant que dans tel service le nombre de médecins a passé de 12 à 4, celui des infirmières de 10 à 2 tombaient l’un après l’autre. Une enquête va d’ailleurs être publiée concernant la situation des principaux hôpitaux de la région d’Athènes et des structures de soins primaires. Un neurochirurgien ayant travaillé dans les deux principaux hôpitaux a décrit l’explosion des maladies nosocomiales (infection contractée dans un établissement de santé) et a indiqué les effets sur le long terme (deux, trois générations) de la situation présente. Il a été conforté par l’intervention d’une pédiatre.

Les débats sur la dette illégitime et ses origines sont certes fort importants. Mais la question se pose avec une autre temporalité humaine: aujourd’hui, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes de Grèce, de migrant·e·s crèvent de faim, sont malades, et ne sont pas soignés. La réponse ne peut pas être celle du gouvernement qui consacre 300 millions d’euros à des mesures dites humanitaires (rétablir l’électricité, distribuer des bons d’alimentation), dans le style des filets de sécurité de la Banque mondiale, au moment même où il vient de faire voter une dépense de 500 millions d’euros pour rénover la flotte aérienne anti-sous-marins, sous l’impulsion de son ministre de la Défense. 

Certes, ce ministre, Panos Kammenos, des Grecs indépendants, ne s’est pas limité à cette seule tâche, prioritaire pour lui. Il était présent, le 4 avril, lors de présentation de la mise en place d’un comité d’audit sur la dette.  Une initiative qui mérite tout l’intérêt. D’ailleurs, le président de la République, Prokópis Pavlópoulos, en a souligné l’importance. Il en attend les résultats dans plusieurs mois. Prokópis Pavlópoulos, vu ses états de service dans la Nouvelle Démocratie et divers gouvernements en particulier de 2004 à 2009, est au courant de l’explosion de la dette dans les années 2000, comme l’a illustré l’article de Michel Husson publié sur ce site le 11 février 2015. Ce que se sont permis de rappeler, par pur opportunisme, des représentants de la Gauche démocratique (DIMAR), insistant sur la carrière du président durant la période d’endettement sous Karamanlis (I Efimerida Ton Sintakton-Quotidien des rédacteurs, 6 avril 2015).

Comme l’a souligné dans son dernier article Antonis Ntavanellos publié sur ce site le 4 avril, pour la gauche effectivement radicale, face au bilan désastreux du gouvernement, les initiatives pour modifier au maximum le rapport de force dans Syriza – ainsi que dans le mouvement syndical, au sein des secteurs militants – sont primordiales. Cela en vue d’échéances qui se présentent à court terme (juin 2015, voir à ce propos l’échéancier présenté dans l’article datant du 3 avril). Cette bataille pour modifier plus nettement les rapports de force, en priorité dans Syriza, doit se conjuguer avec la mise en avant massive de revendications concrètes dont l’application n’est possible que dans la mesure où un moratoire sur le paiement des intérêts de la dette est décidé de suite. Les forces de gauche (de Syriza à Antarsya, y compris des membres du KKE sensibles à l’acuité de la crise sociale) qui veulent l’application immédiate du programme de Thessalonique, présenté au nom de Syriza par Tsipras le 14 septembre 2014, l’exprimaient sous de multiples formes lors de cette réunion du 4 avril où la radiographie du système de santé était en fait celle de la société grecque.

L’article basique de la Doctoresse Louise Irvine que nous publions ci-dessous, dont les données datent de fin 2014, tirait déjà l’alarme en janvier 2015. Elle n’était pas la première. The Lancet avait déjà effectué un véritable audit du système de santé en février 2014. Il traduisait les besoins de la population et donc les droits universels qui en découlent. (C.-A. Udry)

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Au mois d’octobre 2014 [sous le gouvernement de coalition entre la Nouvelle Démocratie et le PASOK], j’ai visité la Grèce pour observer l’impact de l’austérité sur le peuple grec et en particulier sur la santé et sur le système des soins. J’ai rejoint d’autres travailleurs du secteur de la santé et la Campagne de solidarité avec la Grèce pour visiter des hôpitaux, des cliniques et des marchés de denrées alimentaires. J’ai discuté avec des soignants, avec des volontaires, avec des politiciens et avec des membres des gouvernements locaux.

Ce que j’ai observé m’a consternée et attristée.

Dans l’hôpital le plus important de Grèce, l’Evangelismos à Athènes, les conditions étaient pires que celles que j’ai rencontrées dans des pays en voie de développement.

Dès que les portes de l’hôpital s’ouvrent les jours «d’urgence», les gens affluent. L’effondrement des services de santé publique primaires et collectifs fait que toutes les personnes qui ont besoin de soins doivent se rendre au service des urgences et des accidents des grands hôpitaux, que ce soit pour un accident grave, pour des médicaments, pour des maladies chroniques ou pour faire vacciner les enfants. Des membres du personnel m’ont dit que des victimes de traumatismes majeurs devaient souvent attendre durant des heures pour une radiographie et un traitement à cause du manque de personnel [dû aux très nombreux licenciements]. Lorsque de trop nombreux cas affluent en même temps, il arrive que les gens meurent avant d’avoir été pris en charge.

Les conditions d’«austérité» imposées en Grèce par la Troïka (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI) pour assurer le paiement de la dette aux créanciers, en priorité les banques, ont entraîné la fermeture de nombreux hôpitaux (y compris trois hôpitaux psychiatriques) et cliniques de soins primaires [1]. Ceux qui sont restés ouverts doivent effectuer des coupes drastiques dans le personnel. Des milliers de travailleurs de la santé ont été licenciés.

Trente pour cent de la population grecque vit dans la pauvreté, sans accès à des soins de santé abordables [en février 2014, The Lancet estimait à 47% des Grecs n’avaient pas accès à des soins adéquats]. Les soins de santé sont financés par l’assurance payée par les employeurs, et lorsque les gens perdent leur emploi ils perdent du même coup leur assurance médicale. Le gouvernement prétend avoir rétabli les soins de santé pour les plus pauvres, mais des médecins et des infirmières m’ont affirmé que c’était faux. Les commissions d’enquête promises pour évaluer et financer les requêtes de ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir accès aux soins n’ont pas encore été créées.

A Evangelismos j’ai vu 50 patients psychiatriques empilés dans une salle de 25 lits, partageant deux toilettes et une seule infirmière en psychiatrie. Des patients psychiatriques d’âges et de sexes différents étaient allongés, amorphes, sur des brancards sur les deux côtés d’un long couloir. Au bout de ce couloir, j’en ai vu un autre aménagé de manière analogue. Ces brancards étroits et inconfortables, serrés les uns contre les autres, étaient le seul espace personnel des patients. Les infirmières et les médecins m’ont dit qu’il était impossible de faire un travail thérapeutique dans de telles conditions.

Malgré sa surpopulation, la salle était sinistrement silencieuse. J’ai eu l’impression que la majorité des patients étaient sous sédation, ou bien qu’ils avaient baissé les bras, succombant au désespoir.

L’«austérité» et les coupes budgétaires ont entraîné une forte augmentation des cas de dépression. Les suicides ont augmenté de 45%. Les patients à Evangelismos ont encore de la chance – beaucoup d’autres patients qui auraient besoin de lits ont été abandonnés dans la rue, sans soutien de la part de la collectivité. J’étais sur le point de quitter l’hôpital lorsqu’un médecin m’a demandé de dire aux gens du Royaume-Uni ce que j’avais vu et entendu. Il a ajouté qu’ils voulaient «non pas de la charité mais de la solidarité».

Les gens sont en train de s’organiser pour résister et pour défendre leurs quartiers contre les impacts les plus désastreux de l’austérité. La multiplication des structures de solidarité dans les quartiers pour venir en aide aux gens qui manquent de nourriture ou de soins de santé est une expression de cette organisation sociale. Des cliniques de santé solidaires ont été mises sur pied partout en Grèce, avec du personnel bénévole qui essaie de fournir des soins de base à ceux qui n’ont pas accès aux structures de soins. Des médecins, des infirmières et des pharmaciens se portent volontaires dans ces cliniques, mais cela ne suffit de loin pas à satisfaire tous les besoins.

J’ai visité la Clinique de solidarité sociale à Peristeri, un district d’Athènes ayant une population d’environ 400’000 personnes. Le personnel bénévole, composé de médecins et d’infirmières, qui travaillait dans cette structure m’a expliqué que la plupart des cliniques locales gérées par l’Etat avaient été fermées. Le gouvernement avait également fermé toutes les policliniques, avant d’ouvrir récemment certaines d’entre elles, mais avec seulement 30% des médecins nécessaires. Là où il y avait autrefois 150 médecins pour fournir des services de santé dans le district, il n’y en a actuellement que 50. Une policlinique pour une population de 400’000 personnes n’avait ni gynécologue ni dermatologue, et seulement deux cardiologues.

«Nous voulons qu’on nous rende nos médecins!» disait une des volontaires avec qui j’ai discuté. Des milliers de médecins ont quitté le pays [en fin 2014, plus de 3500 médecins grecs travaillaient en Allemagne]. Ceux qui restent – y compris des médecins hospitaliers de haut niveau – gagnent environ 12’000 euros par année.

La Clinique de solidarité sociale de Peristeri fonctionne depuis une année et demie grâce à 60 bénévoles, dont 25 médecins qui ont proposé leurs services gratuitement. La clinique est pourvue d’une simple salle de consultation et d’une petite pharmacie de médicaments offerts. Les bénévoles de la clinique disaient que les gens souffrant de maladies chroniques comme le diabète ou les cancéreux avaient d’énormes problèmes pour obtenir les traitements dont ils auraient besoin. Les patients cancéreux non assurés ne peuvent pas payer une chimiothérapie. Les organisations de solidarité demandent aux personnes suivant une chimiothérapie de donner l’équivalent d’un jour de médicaments pour les patients qui n’ont pas les moyens de se procurer ces produits.

Le gouvernement grec a passé une loi en janvier 2015 permettant de confisquer des biens immobiliers de personnes endettées auprès d’institutions étatiques. Il y en a qui renoncent à poursuivre leur traitement pour éviter de contracter des dettes qui pourraient entraîner la perte du logement pour leur famille.

Actuellement les mères grecques doivent débourser 600 euros pour un accouchement et 1200 euros s’il y a une césarienne ou des complications. Pour les étrangères [migrantes contraintes pour l’essentiel] vivant en Grèce, le prix est deux fois plus élevé. La mère doit payer la facture en quittant l’hôpital. Au début, lorsque ces prix ont été introduits et si la mère ne pouvait pas payer, l’hôpital gardait le bébé jusqu’au paiement de la facture. Condamnée à l’échelle internationale, cette pratique a été interrompue et l’argent est désormais récupéré au moyen d’une taxe supplémentaire. Néanmoins, si la famille n’a pas les moyens de payer, son logement ou sa propriété peut être confisqué. Et si elle ne peut toujours pas payer, elle peut être emprisonnée [cette loi doit être supprimée]. Un nombre croissant de nouveau-nés sont abandonnés à l’hôpital. Un obstétricien avec qui j’ai discuté l’a appelé «la criminalisation de l’accouchement». La contraception est inaccessible pour beaucoup de gens – l’assurance maladie ne couvre même pas son achat. Les avortements sont devenus beaucoup plus nombreux – 30’000 par année – et, pour la première fois, le nombre de décès en Grèce est en train de dépasser celui des naissances. Les gens ne peuvent plus se permettre financièrement d’avoir des bébés. C’est déjà suffisamment dur de nourrir et soigner les enfants existants.

D’après un rapport récent compilé par l’UNICEF et par l’Université d’Athènes, 35,4% [chiffres de fin 2012] des enfants grecs [1-17 ans] soit connaissent la pauvreté, soit risquent d’y basculer. Un article dans The Lancet du 22 février 2014 intitulé «La crise du système de santé grec: de l’austérité au déni» a évalué que le taux de mort-nés avait augmenté de 21% et celui de la mortalité infantile de 40% entre 2008 et 2011. De nombreuses familles vivent uniquement grâce aux maigres pensions d’un grand-parent – en général d’environ 500 euros par mois. L’effondrement du système de santé primaire signifie que des milliers d’enfants ne sont pas vaccinés. Un cycle de vaccinations infantiles coûte environ 80 euros, et ce prix est trop élevé pour beaucoup de familles.

L’effondrement du système de santé publique a entraîné un doublement des cas de tuberculose, la réémergence de la malaria qui avait disparu depuis 40 ans et une multiplication par 700 des infections HIV. La pauvreté de l’alimentation entraîne également une péjoration de la santé de la population. D’après l’OCDE, 1,7 million de Grecs, soit presque un sur cinq, n’ont pas assez à manger [ce chiffre macabre a augmenté]. A Athènes nous avons visité un marché alimentaire organisé par le mouvement de solidarité sociale, qui organise la distribution d’aliments directement des paysans à la population. En éliminant ainsi les intermédiaires, les marchés de solidarité sociale obtiennent que la nourriture soit moins chère qu’aux supermarchés, tout en permettant aux paysans d’être correctement payés. En contrepartie, les paysans donnent un pourcentage de leur production, qui est alors distribué gratuitement aux familles dans le besoin. Une banderole au-dessus du marché proclame «Mettre en pratique l’espoir». Pour moi c’était là un parfait exemple de l’esprit que j’ai rencontré partout où je suis allée – l’espoir d’un changement combiné avec une approche très pragmatique pour créer des structures de soutien. Pour les personnes avec lesquelles j’ai discuté il était évident que ces structures n’étaient pas destinées à remplacer des structures d’Etat, ce qui ne serait pas possible – mais constituaient un moyen de soutenir la vie et la résilience pour empêcher que les gens coulent dans la misère et le désespoir. Ils disaient que ce qu’il fallait c’était une action au niveau gouvernemental.

Le succès du parti de Syriza n’est pas surprenant. Nous avons rencontré Alexis Tsipras, le dirigeant de Syriza, qui a dit que la reconstruction du système de santé serait une priorité pour son gouvernement s’il était élu. (Article publié le 26 janvier 2015 par Open Democracy – les élections législatives anticipées ont eu lieu le 25 janvier. Traduction A l’Encontre)

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[1] En 1978, dans sa déclaration d’Alma-Ata, l’OMS donnait cette définition des «soins de santé primaires» : «Les soins de santé primaires sont des soins de santé essentiels fondés sur des méthodes et une technologie pratiques, scientifiquement viables et socialement acceptables, rendus universellement accessibles aux individus et aux familles dans la communauté par leur pleine participation et à un coût que la communauté et le pays puissent assumer à chaque stade de leur développement dans un esprit d’autoresponsabilité et d’autodétermination.» Cette définition suscite de nombreux débats, mais elle permet aux non-spécialistes d’appréhender le sens général du terme. (Réd. A l’Encontre)

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