Par Jaime Pastor
Après deux mois d’existence du nouveau gouvernement présidé par Pedro Sánchez, il est difficile de trouver des signes de changements allant au-delà d’un adieu à l’ère Rajoy [21 décembre 2011-1er juin 2018], sur un plan plus cosmétique que symbolique.
En effet, nous savions déjà qu’en ce qui concerne le noyau dur de la politique d’Etat et de l’UE (Union européenne), dit autrement, l’économie politique, rien ne permettait d’espérer un changement de cap. La ministre de l’économie, Nadia Calviño, l’a clairement établi peu après avoir pris ses fonctions, lorsqu’elle a déclaré: «la confiance des marchés est vitale», même si elle a nuancé ensuite son propos, peut-être par mauvaise conscience, «et aussi celle des citoyens».
La même chose pouvait être prévue en ce qui concerne la xénophobie institutionnelle – avec l’invention récente des «centres contrôlés» dans des pays comme la Libye alors que le ministre de l’intérieur Grande-Marlaska ne s’oppose pas à des «renvois à chaud» (immédiat) en Afrique du Nord – ou encore sur la question catalane, au-delà d’une volonté de dialogue autour de la question d’un nouveau Statut d’autonomie, malgré la défaite judiciaire face à l’Allemagne [au sujet de l’extradition de Puigdemont].
Dans ce contexte, on pouvait penser que le dirigeant du PSOE compenserait sa fidélité envers la vieille politique avec un effort visant à satisfaire certaines attentes sur des terrains «progressistes» ou, plus simplement, de «régénération» du système politique. Il y a bien eu quelque chose dans cette direction: l’universalisation de la santé publique, la nomination, obtenue de haute lutte, de Rosa María Mateo comme administratrice unique de la Radio-télévision espagnole ou encore la volonté d’exhumer le cadavre du dictateur [Franco] de la mal nommée vallée des tombés.
Sánchez n’a toutefois pas osé rendre public la liste des personnes bénéficiaires de l’amnistie fiscale rendue par le ministre des Finances du gouvernement Rajoy, Cristobal Montoro (malgré la promesse qu’il avait faite alors qu’il était dans l’opposition), il a renoncé à déroger à la contre-réforme de la législation du travail de Rajoy (une décision malheureusement partagée par les directions de CCOOO et UGT) ou à la liberticide loi muselière, même s’il entend changer certains de ses articles.
De plus, il s’est opposé à l’intégration du régime spécial des travailleuses domestiques dans le régime général de la Sécurité sociale; pour ne pas parler de la vague volonté à déplacer les prisonniers et prisonnières basques dans des prisons plus proches, ne serait-ce que comme tribu au Parti nationaliste basque (PNV), sans les voix duquel sa motion de défiance n’aurait pu passer.
A tout cela s’ajoute, dans le cas où existerait un doute quelconque quant à sa fidélité envers les Bourbons, donc à la monarchie, son opposition à la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire sur le roi émérite, et voleur, Juan Carlos Ier dans le sillage du scandale de Corinna Larsen [1]. Et, last but not least, son engagement à augmenter les dépenses de défense afin de remplir les exigences de Donal Trump [3% du PIB, en perspective], en même temps qu’il n’a toujours pas mis en place l’impôt sur les banques suite aux premières critiques formulées par les «patriotes» de la Banque Santander [présidée par la fille d’Emilio Botin: Anna Patricia Botin-Sanz de Sautula O’Shea], qui menacent de déplacer leur siège social et se font les porte-parole de l’association des banquiers.
Il serait faux de déduire de ce bilan succinct que le PSOE n’engrange rien de la centralité du paysage politique qu’il entend occuper depuis le gouvernement, ainsi que l’atteste la montée des intentions de vote dans les sondages. Il ne semble toutefois pas que cette amélioration soit consolidée ni qu’elle soit suffisante pour contrecarrer l’offensive de la droite, même si la bipolarisation que cette dernière va provoquer en recourant à sa stratégie de la crispation pourrait aider le PSOE à gagner des voix au centre.
La lutte pour l’hégémonie
de la droite espagnole
Du Congrès du PP [21-22 juillet] est sorti vainqueur un projet en rien «régénérateur», puisqu’il est question de chercher résolument la bipolarisation politique et sociale; non seulement contre Unidas Podemos et l’indépendantisme catalan, mais aussi contre le PSOE («tout à la droite du PSOE», a déclaré le nouveau président du parti, Pablo Casado. Des déclarations du nouveau dirigeant du PP, toujours suspect de fraude universitaire [pour l’obtention de son master], il est aisé de dégager une combinaison audacieuse de néolibéralisme (en accord avec son conseiller économique, Daniel Lacalle, revendiquant «un PP libéral-conservateur sans complexes et avec fierté»), de conservatisme (défense de la famille et des privilèges de l’Eglise catholique), de banalisation du franquisme (ne pas dépenser un euro pour l’exhumation de Franco…), de machisme (contre le droit à l’avortement et «l’idéologie du genre»), de nationalisme espagnol réactionnaire et punitif (proposant d’inclure dans le Code pénal le délit de «sédition impropre» ainsi que le rétablissement de l’interdiction de référendum, en place sous son mentor José María Aznar –président du gouvernement de mai 1996 à avril 2004) et, si on en doutait encore, d’un appel à la mobilisation citoyenne contre la «menace» que représente l’arrivée de «millions (sic!) d’Africains» sur sol espagnol.
Cette décision ferme d’opter pour un discours xénophobe aligne Casado sur l’extrême droite européenne, précisément là où se situe la frontière la plus inégale de la planète.
L’objectif consiste à engendrer un sentiment d’alarme sociale, fomenté par le recours aux mensonges, parmi une population dont l’insécurité face à son avenir serait déviée vers le ressentiment contre les secteurs les plus vulnérables. La nouvelle orientation du PP signifie, donc, un véritable appel à l’intensification de la «guerre des frontières» que nous vivons depuis longtemps autour de la fosse commune qu’est devenue la Méditerranée. Il ne sera pas facile de faire face à cette nouvelle offensive, si nous ne savons pas combiner la dénonciation de ces mensonges avec un projet d’avenir alternatif, anti-néolibéral et solidaire.
Face à la ligne technocratique, ce qui ne veut pas dire moins dure, de Soraya Sáenz de Santamaría [vice-présidente des gouvernements Rajoy, elle était candidate contre Casado à la présidence du PP], c’est l’option favorable à un réarmement idéologique qui l’a emporté [avec 57% des voix]. Cette orientation contribue à faire tomber dans l’oubli la corruption structurelle du parti (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne réapparaîtra pas à l’occasion de nouveaux procès). Le PP cherche, ainsi, à concurrencer, en s’y opposant, les forces qui lui disputaient depuis quelque temps l’hégémonie de la droite espagnole: Ciudadanos et, dans une moindre mesure, Vox. Nous avons déjà été témoin de cette concurrence avec le déplacement de Casado et d’Albert Rivera (Ciudadanos) à Ceuta [2], mais c’est sans doute en Catalogne que cette rivalité sera la plus dure.
En tous les cas, les prochaines élections andalouses [probablement anticipées à l’automne 2018] seront le premier test de ce virage discursif, une fois vérifié que l’ancrage territorial du PP, qui, tout en restant supérieur à ses adversaires, est loin de l’image de «plus grand parti d’Europe» qu’il entend s’affubler: une fois mis à jour, le dénombrement des militants et électeurs de son récent Congrès indique qu’il est passé d’environ 800’000 à 50’000.
Catalogne, Podemos et le moindre mal
Face à ce nouveau scénario de diminution des attentes placées dans le nouveau gouvernement et d’enhardissement du PP dans l’opposition, ce qui encouragera sans aucun doute Ciudadanos à emprunter le même chemin, la nouvelle phase qui s’est ouverte en Catalogne témoigne de tendances contradictoires: si, d’un côté, il y a bien un blocage et une absence de feuille de route du côté du nouveau govern [de Joaquim Torra], dans un contexte de conflit important pour l’hégémonie [du «camp indépendantiste»] entre la nouvelle Crida Nacional per la República [3] et ERC (Gauche républicaine de Catalogne), de l’autre, la revendication populaire de la mise en liberté des prisonniers et prisonnières catalans en vue des prochains procès ainsi que la légitimité d’une majorité parlementaire indépendantiste [à l’issue du scrutin tenu le 21 décembre 2017] maintiendra la tension mobilisatrice en vue d’un automne chaud, ce qui obligera le gouvernement espagnol à réagir, dans un sens ou l’autre.
Le danger d’un nouvel affrontement et d’une nouvelle escalade répressive n’est pas à écarter. Il est donc indispensable qu’Unidas Podemos fasse sienne autant la revendication d’un arrêt de la répression que celle de la tenue d’un référendum négocié sur la question des rapports entre l’Etat espagnol et la Catalogne. Deux revendications qui, malgré la guerre menée par la majorité des médias, commencent à jouir d’une audience importante au sein de la société espagnole, en particulier dans les jeunes générations.
La donnée la plus préoccupante du nouveau cycle politique réside toutefois dans la profonde crise de discours, de projet stratégique et, en ce moment même, d’orientation tactique que traverse Podemos. Il semblait qu’une fois constaté le rejet par Sánchez d’un gouvernement de coalition, la direction de la formation insisterait sur le statut de partenaire privilégié «dans l’ombre» [du gouvernement], malgré l’échec de l’expérience de la désignation du numéro 1 et du conseil de la RTVE [4]. Raison pour laquelle, les 20 mesures proposées par Pablo Iglesias – dont certaines sont clairement incompatibles avec les politiques d’austérité de l’UE – ont été immédiatement placées en réserve et n’ont pas fait l’objet d’une quelconque campagne.
En ce moment, en revanche, face à la preuve indiscutable des limites du nouveau gouvernement, la disposition à poursuivre la politique du «moindre mal» semble perdre de la crédibilité sans toutefois que soit engagée la recherche d’une convergence avec les nouvelles luttes et mobilisations, seule voie praticable pour déborder le gouvernement et faire face dans de meilleures conditions à la contre-offensive des droites.
Car, en effet, une donnée fondamentale du nouveau scénario réside dans le retour des luttes de travailleurs dans des secteurs précarisés (comme Amazon et Ryanair, entre autres, qui dépassent même le pays), lutte qui se déroulent au même moment que les luttes contre les effets néfastes de la nouvelle bulle immobilière et de la «gentrification» provoquée par les fonds spéculatifs, sans oublier la continuité de l’activisme de premier plan du mouvement féministe, rendu visible par le rejet de jugements comme celui de la manada [5] ou, plus récemment, celui de Juana Rivas [condamnée à 5 ans de prison pour «enlèvement d’enfants», à la suite d’une plainte pour violence machiste, J. Rivas avait emmené ses deux enfants d’Italie en Espagne]. Des victoires partielles, comme celle gagnée par les habitants de Murcie [à la suite de mobilisations très importantes] pour la mise sous-terre des voies de chemin de fer, montrent que le nouveau scénario est plus propice au développement d’un nouveau cycle de protestations et d’initiatives indépendantes populaires. En ce moment même, la grève de conducteurs de taxis, au-delà de l’hétérogénéité du secteur, fait tomber de ladite économie collaborative, qui n’est rien d’autre qu’un «capitalisme des plates-formes» (Airbnb, Uber, Deliveroo, etc.).
Dans ce contexte de bipolarisation politique et sociale, les résultats des élections primaires de Podemos Andalousie et la dynamique enthousiasmante de convergence qui se déroule dans cette Communauté autonome avec Izquierda Unida, des collectifs sociaux et des individus venant de divers mouvements sociaux est une donnée qui donne de l’espoir quant à une possible voie distincte, d’opposition au PSOE et de construction de contre-pouvoirs citoyens et, avec eux, d’un autre Podemos.
Pour cette raison, cela serait une erreur grave que, à l’échelle de l’Etat, la direction de cette formation impose des obstacles bureaucratiques à ce processus, dans la mesure où cela ne se ferait qu’au bénéfice de l’un des pires visages du PSOE, celui représenté par Susana Díaz [direction du PSOE en Andalousie et opposante certifiée à Sanchez] et le régime clientélaire qui domine cette Communauté depuis des décennies.
La convocation possible d’élections andalouses au cours de l’automne peut se transformer, par conséquent, en la première phase d’un calendrier qui culminera probablement avec des élections générales avant la fin de cette législature, au vu de la faiblesse dont témoigne le gouvernement actuel face à ses adversaires de la droite espagnoliste et du bloc financier-immobilier.
Raison de plus pour ne pas se laisser emprisonner dans une politique du «moindre mal» (laquelle, ainsi que l’écrivait Gramsci, est «la forme prise par le processus d’adaptation à un mouvement de régression»), incapable d’engendrer un espoir de changement et pour assumer, au contraire, un projet autonome et convergeant avec ceux et celles d’en bas, lequel pose à nouveau au centre de l’agenda politique la dénonciation d’un régime entravé par son origine même et face auquel il est nécessaire de persister dans une stratégie destituante et de rupture [avec le régime de 1978, pour poser la question d’un processus constituant]. (Article publié le 30 juillet 2018 sur le site VientoSur.info; traduction A L’Encontre)
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[1] Elle se fait appeler zu Sayn-Wittgenstein à la suite d’un bref mariage avec un aristocrate danois, ancienne «amie» du roi émérite; le scandale provient de la diffusion, par un ancien commissaire de police, Villarejo, actuellement en prison, qui a trempé dans les coulisses sordides du régime, et diffusé des enregistrements où l’amie du roi parle d’affaires et de fraudes dans lequel ce dernier est impliqué. Des comptes en Suisse, ouvert au nom d’un cousin vivant à Monaco, Alvaro d’Orléans Bourbon, sont l’objet d’une enquête. (Réd. A l’Encontre)
[2] Déplacement en soutien à la police et à la Garde civile, dans un contexte où, en raison des politiques ultra-répressives de l’UE en Méditerranée, les tentatives d’entrée de migrant·e·s en Europe par les deux enclaves espagnoles d’Afrique du Nord se sont accrues, malgré la répression, les terribles blessures infligées lors de tentatives d’escalader les barrières de barbelés «ornés» de lames. Réd. A l’Encontre]
[3] Appel national pour la République, plate-forme lancée le 16 juillet, dont font partie le président du govern, le président de l’ANC (Assemblée nationale catalane), en prison, Jordi Sanchez ainsi que des membres du PDeCAT (Parti démocrate européen catalan). Cette formation a une forte dimension «personnaliste» autour de Puigdemont. (Réd. A l’Encontre)
[4] La direction des services d’infomation de la TV a été attribuée à Begonia Alegria, en remplacement de José Antonio Alvarez Gaudin. Ce rôle lui a été attribué par Rosa Maria Mateo, administratrice temporaire jusqu’à la nomination définitive, en automne 2018, d’une nouvelle direction par concours public. Ce qui donne lieu à un affrontement politique important. (Réd. A l’Encontre)
[5] ]«La meute» : 5 jeunes, dont un garde civil, qui ont violé une femme lors des fêtes de Sanfirmes à Pampelune, en juin 2016; ils ont été remis en liberté le 22 juin 2018 (Réd. A l’Encontre)
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