Russie. «Vous avez trahi la mère patrie»: des Russes sont licenciés pour s’être exprimés contre la guerre

Entretiens conduits par Dmitry Sidorov pour openDemocracy

Dmitry Sidorov s’est entretenu avec trois personnes qui ont été maltraitées au travail – ou ont même perdu leur emploi – après s’être opposées à la guerre en Ukraine.

«Vous savez très bien ce que vous avez fait», ont dit des types musclés, habillés en noir, à un employé d’un centre d’art de Moscou en l’empêchant de quitter la galerie. «Les gens comme vous sont la honte de la nation!», a lancé le propriétaire d’un salon de beauté à une coiffeuse, avant de la pousser dans la rue. «Vous avez trahi votre patrie!», a dit un enseignant à sa collègue, après avoir refusé de continuer à travailler avec elle.

Ce ne sont là que quelques-unes des histoires partagées avec openDemocracy par des Russes qui ont perdu leur emploi ou ont été traités différemment au travail après avoir émis des objections à l’invasion de l’Ukraine.

Selon un récent rapport du ministère russe du Travail, dans un avenir proche, environ 59 000 citoyens russes seront «libérés du travail» – un nouvel euphémisme qui signifie être licencié. Cette «libération» est due à une crise de l’économie russe, qui stagne sous l’effet d’un isolement croissant vis-à-vis de l’Occident. Mais il existe aussi une catégorie moins visible parmi les Russes récemment licenciés: ceux et celles qui ont perdu leur emploi pour s’être élevés contre la guerre en Ukraine. Voici quelques-unes de leurs histoires.

Un artiste, à Moscou

Le centre d’art GES-2, situé sur la berge Bolotnaya à Moscou, a été inauguré en grande pompe l’été dernier. Une sculpture géante d’Urs Fischer, baptisée «Big Clay No. 4», a été érigée juste en face du nouveau musée, qui a été parrainé par l’oligarque Leonid Mikhelson, qui serait un ami proche de Vladimir Poutine. Les Moscovites, qui ont donné à la sculpture un nouveau surnom peu flatteur («l’étron»), ont exigé des autorités municipales qu’elles retirent l’installation, qui, selon eux, ternit l’image de la capitale russe. Mais le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, est resté inflexible: l’«étron» est resté en place, d’où il a assisté au début de l’invasion russe de l’Ukraine. Il a survécu indemne aux deux premiers mois du conflit.

On ne peut pas en dire autant de tous les employés de GES-2. Avant la guerre, Daniil, un artiste de la ville, travaillait dans la nouvelle institution, dirigeant un atelier artistique ouvert aux enfants. Les parents venus admirer l’art contemporain pouvaient laisser leurs enfants profiter d’un moment calme et stimulant. Les enfants, sous la direction de Daniil, fabriquaient «quelque chose à partir de papier, de bois et d’argile». En me parlant, Daniil a dit qu’il aimait son travail et qu’il ne pensait pas le perdre si facilement.

Deux jours après le début de l’invasion, Daniil a écrit «Non à la guerre!» avec un feutre sur le mur du fumoir de la galerie. La journée s’est déroulée sans incident, mais dans la soirée, six hommes de l’équipe de sécurité de la galerie sont entrés dans l’atelier de Daniil et ont bloqué la sortie. Il s’est avéré que son «acte de vandalisme» avait été filmé par les caméras en circuit fermé. Les gardes ont dit à Daniil qu’ils ne le laisseraient pas quitter son lieu de travail tant qu’il n’accepterait pas de les suivre, en prenant son passeport. Pendant plusieurs heures, ils lui ont dit qu’ils allaient le remettre à la police «pour un examen plus approfondi de l’affaire». «Eh bien, vous savez très bien ce que vous avez fait. Maintenant, on va s’occuper de toi», lui a dit l’un d’eux.

Après avoir parlé avec les gardes, Daniil a été convaincu qu’ils n’étaient pas de simples employés de la société de sécurité privée de la galerie, mais des membres des services de sécurité russes. «J’ai dû parler plus d’une fois avec des membres des services de sécurité, ils ont une façon de parler absolument unique et un sentiment distinct de leur pouvoir illimité et de leur impunité», a déclaré l’artiste. «Les agents de sécurité ordinaires ne parlent pas comme ça et n’ont pas cette apparence.»

Les deux patrons de Daniil ont réussi à convaincre les gardes de ne pas le remettre à la police. Mais son laissez-passer officiel a été désactivé le soir même et l’artiste a appris qu’il ne serait plus jamais autorisé à entrer dans le bâtiment. «Je crois savoir que c’est ce service de sécurité qui a fait pression pour mon licenciement. J’ai entendu dire que trois ou quatre jours après l’incident, mes supérieurs ont essayé de me réintégrer, et que même le directeur de GES-2 a eu vent de l’affaire et a tenté d’intervenir en ma faveur», a déclaré Daniil. Mais aucune de ces personnes n’a eu d’influence sur l’équipe de sécurité de la galerie, qui s’est avérée avoir un pouvoir de décision supérieur à celui des cadres du centre.

«Pour l’Etat, GES-2 est une sorte de lieu sacré, c’est comme le Parc Zariadié [créé en 2017, mitoyen de la place Rouge et du Kremlin]. C’est une institution européenne très moderne, avec des perspectives modernes, mais il est clair que son financement vient d’en haut. Au sein du GES, un seul service de sécurité est aux commandes. Sur le papier, c’est juste une société de sécurité privée qui garde le complexe. Je suis convaincu qu’il s’agit de véritables agents du FSO», affirme Daniil. [Le Service fédéral de protection (FSO) est une agence du gouvernement fédéral qui assure la protection des hauts fonctionnaires de l’Etat, ainsi que de certaines propriétés fédérales.] «N’oubliez pas que la Maison de la Culture de GES-2 est littéralement de l’autre côté du pont du Kremlin.»

Après l’invasion russe de l’Ukraine, GES-2 a fermé toutes les expositions de la saison en cours «pour des raisons éthiques» et a publié une déclaration sur la «situation difficile et ambiguë» en Ukraine. openDemocracy a interrogé GES-2 sur sa politique concernant les employés qui ne sont pas d’accord avec les actions des autorités russes. Le service de presse de l’institution a répondu: «Pas un seul employé [de GES-2] n’a été licencié. Certains collègues ont quitté l’équipe de leur propre gré et en raison de leurs convictions personnelles.» Quant à celui de Daniil, GES-2 a déclaré que son contrat avait été «résilié parce qu’il a commis un acte de vandalisme» sur le lieu de travail.

Daniil affirme que son inscription «Non à la guerre!» a été recouverte d’un carré blanc bien soigné une demi-heure après être apparue.

Une coiffeuse, à Krasnodar

Le salon de beauté où travaillait Aida à Krasnodar, une ville du sud de la Russie, est situé dans un sous-sol d’un immeuble résidentiel. La moitié des voitures du parking de l’immeuble sont ornées de la lettre Z, symbole du soutien à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les petits rassemblements anti-guerre qui ont eu lieu dans la ville au début de l’invasion ont été violemment dispersés et les personnes ayant des opinions anti-guerre essaient maintenant de parler avec prudence. Ceux qui agissent autrement s’affrontent rapidement à des poursuites judiciaires.

Aida a travaillé comme coiffeuse dans un salon de beauté pendant trois ans. Elle pensait avoir de bons rapports avec sa patronne, dont le mari est officier de police. Les deux femmes discutaient de beaucoup de sujets différents, mais jamais de politique.

Aida me dit que, après l’invasion du 24 février, elle «ne pouvait pas se taire» et a commencé à exprimer des opinions anti-guerre sur son compte Instagram professionnel. Sa patronne, qui avait été malade la semaine précédant l’invasion, est revenue au travail peu de temps après. Au départ, la patronne d’Aida s’est «fâchée» lorsqu’elle a suggéré d’acheter des produits capillaires en grande quantité en raison de la hausse des prix et des problèmes d’approvisionnement. Sa patronne lui a dit: «Nos arrière-grands-mères se coloraient les cheveux avec le henné des champs! Et on va s’en sortir, ça va aller!» Aida s’en souvient.

La situation s’est encore détériorée lorsqu’un client masculin plus âgé lui a demandé comment les jeunes «réagissent par rapport à l’opération militaire spéciale». Aida a répondu: «Je ne peux pas témoigner pour tous les jeunes, car les jeunes pensent différemment, mais tout le monde autour de moi est contre ce qui se passe actuellement.»

Le client s’en est pris à elle en disant: «Vous, les jeunes, vous ne comprenez pas la vie, vous n’avez pas reniflé la poudre des canons. L’Occident nous empoisonne avec sa propagande, et vous avez tout gobé.»

La patronne d’Aida a rejoint la conversation depuis l’autre bout du salon: «C’est vrai! C’est bon d’entendre enfin l’opinion de quelqu’un d’expérimenté.» Elle s’est assise sur une chaise à côté et a dit au client: «Si nous ne le faisions pas – alors ils nous l’auraient fait. Et c’est bien que des gens qui sont allés à des manifestations pacifiques soient emprisonnés, car ils ne comprennent rien à la vie et avalent la propagande de l’Occident.»

Quelques heures plus tard, Aida a reçu un message clair de sa patronne sur Instagram: «Je ne veux pas entendre de conversations sur la politique au travail, surtout en ma présence et surtout avec les clients.» S’il avait été question d’autre chose, Aida admet qu’elle aurait dit «OK», mais elle a répondu différemment: «Je n’ai pas commencé cette conversation, et vous y avez également participé. C’était bien. Mais j’ai bien compris ce que vous avez dit.» La réponse est venue immédiatement: «Si vous vous offensez de quoi que ce soit, personne ne vous retient. Vous savez où est la porte.» Aida a répondu: «Si vous avez des questions à me poser, parlons-en en personne, et pas en ligne.» Sa patronne n’a pas répondu.

Le lendemain, Aida est arrivée tôt au travail – elle devait se préparer pour un rendez-vous de coloration de cheveux. Sa patronne apparaît soudainement au salon, alors qu’elle était censée avoir un jour de congé. «Je suis venue au travail. Et à partir d’aujourd’hui, tu peux rendre tes clés, prendre tes affaires. Tu ne travailles plus ici», a-t-elle dit depuis le seuil de la porte.

Aida raconte avoir été confrontée à un «torrent d’injures» de la part de son ancienne patronne, qui lui a dit «les gens comme vous sont une honte pour la nation». Elle a ajouté: «Nos grands-pères et arrière-grands-pères ne se sont pas battus pour que vous souteniez l’Occident maintenant, vous êtes décérébrés, vous avez honte d’être russes. Je suis une patriote! Je suis fier de mon pays! Et les gens comme vous continueront à se débrouiller au McDonald’s – c’est tout ce à quoi vous êtes bons.» Aujourd’hui, Aida loue un espace dans un nouveau salon – non loin de son ancien lieu de travail – et travaille toujours avec ses anciens clients. Ses revenus ont chuté. «Jusqu’à présent, j’ai eu de la chance que personne des autorités ne soit venu. Personne n’a frappé à ma porte, pas même la femme du policier», dit Aida, avec un sourire en coin.

Une enseignante, du sud de la Russie

Oksana, 38 ans, vit près d’une grande ville du sud de la Russie. Pendant six ans, elle a travaillé comme enseignante dans un centre proposant des activités extrascolaires, organisant des événements pour les enfants et les emmenant en randonnée.

Oksana dit n’avoir jamais soutenu le gouvernement russe et avoir «toujours été dans l’opposition». Après l’invasion, elle a signé une pétition contre la guerre lancée par le militant Lev Ponomarev sur Change.org, ainsi qu’une lettre ouverte d’enseignants contre la guerre. Cette dernière faisait partie d’une série de lettres ouvertes similaires émanant de la plupart des communautés professionnelles de Russie. Pour Oksana, ces deux signatures étaient un moyen de remplir son devoir civique («faire au moins quelque chose»).

Quelques jours plus tard, la directrice de l’institution où Oksana travaille, une femme de 60 ans, l’a convoquée pour un entretien. Avant la guerre, elle avait régulièrement dit à l’équipe qu’elle ne pouvait pas s’opposer publiquement à l’Etat russe, car c’est lui qui finance l’institution.

La directrice avait également été chargée d’organiser les employé·e·s pour qu’ils se rendent à des rassemblements pro-gouvernementaux et de les encourager à voter pour Russie Unie [le plus grand parti de Russie, qui soutient la politique de Poutine] aux élections de la Douma d’Etat en 2021 et à toutes les élections locales. «Si vous ne votez pas, vous aurez des problèmes. Ils disent que c’est nécessaire, ça veut dire que c’est nécessaire», Oksana se souvient de ses propos.

Naturellement, l’entretien a porté sur l’«activité» d’Oksana. La directrice lui a dit qu’elle avait reçu une lettre du ministère de l’Education et des sciences de la région, où «ils ont trouvé votre nom et votre prénom dans une pétition lancée par des agents étrangers». On a demandé à Oksana de rédiger une lettre de démission volontaire, mais connaissant ses droits en matière d’emploi, elle a fermement refusé.

«Je n’ai pas des nerfs d’acier», m’a-t-elle dit après que son superviseur a rédigé un rapport sur elle au ministère. «Je suis inquiète de ce qui se passe au travail et cela affecte ma vie personnelle. J’ai fait une dépression nerveuse et j’ai pris un congé maladie.»

Pendant son congé maladie, Oksana a continué à lire le chat de son groupe de travail, où la directrice ne cessait de poster des indications sur la façon d’enseigner aux enfants des points de propagande, tels que «Si nous ne l’avions pas fait, ils l’auraient fait» et «Démilitarisation. Dénazification». «Dieu merci, ils n’ont pas commencé à parler de faire s’aligner les enfants en forme de Z», a déclaré Oksana en riant.

Une semaine plus tard, le congé maladie d’Oksana a pris fin. Elle a rencontré des collègues avec lesquels, malgré la différence d’âge, elle entretenait de bonnes relations. Ils l’ont ignorée. Puis elle a appris qu’elle avait été privée d’une prime «petite mais essentielle» pour le mois de février.

«J’emmène les enfants en randonnée. Nous organisons un groupe de recherche pour trouver des preuves de la Grande Guerre patriotique. Pendant six ans, j’ai été l’une des responsables, avec un collègue masculin plus âgé, a déclaré Oksana. Après mon retour de congé maladie, il m’a dit: “Je ne veux plus partir en expédition avec toi. Nous avons des positions politiques différentes. Tu as trahi ton pays.”»

Bien qu’Oksana ait réussi à conserver son emploi, elle a commencé à se sentir mal à l’aise au travail. Elle prévoit de communiquer le moins possible avec ses collègues et de passer plus de temps avec les étudiants.

«J’essaie d’être patiente avec ces personnes. Mais je n’espère plus qu’elles voient la lumière. Elles sont soit aveugles, soit sourdes, soit leur esprit critique s’est réduit. Je ne comprends pas – pourquoi voulez-vous retourner au Moyen Age?» a demandé Oksana.

«Le droit a quitté la Russie il y a longtemps»

En temps de guerre, l’importance de la propagande, tant externe qu’interne, augmente. C’est pourquoi les enseignants et les journalistes dissidents, qui font partie des maillons les plus importants du système russe de propagande interne, sont aujourd’hui les plus exposés au risque de licenciement.

Olga Miryasova, représentante d’un syndicat indépendant d’enseignants, a déclaré à openDemocracy qu’au cours du mois dernier, l’organisation n’a recensé que cinq cas de licenciement d’enseignants à travers la Russie en raison de positions anti-guerre. Mais Olga Miryasova affirme qu’un nombre important de cas où les gens partent de leur plein gré restent cachés, car les employés n’en parlent pas, craignant d’avoir du mal à trouver un autre emploi. Le syndicat a enregistré une dizaine de cas de ce type, mais il y en a évidemment beaucoup plus.

Certains de ces cas ont d’ailleurs été largement médiatisés. A Saint-Pétersbourg, l’enseignant Gennady Tychin, qui s’est exprimé contre la guerre, a été abordé par des policiers et emmené dans un poste de police, où il a passé plus de 48 heures. Plus tard, il a été renvoyé de son école pour avoir «commis un acte immoral», une infraction passible de licenciement en vertu du droit du travail russe. Dans ce cas, le motif invoqué était «l’insulte à la direction et au personnel de l’école en présence d’enfants». Un professeur de géographie moscovite, Ramiz Manafly, a été menacé de licenciement en raison d’un post sur Instagram dans lequel il écrivait qu’il ne voulait pas «être un miroir de la propagande de l’Etat».

Olga Miryasova recommande aux enseignants qui se trouvent dans une situation similaire de se référer à l’article 29 de la Constitution de la Fédération de Russie, qui garantit la liberté de pensée et d’expression et l’interdiction de la discrimination pour quelque motif que ce soit sur le lieu de travail, inscrite dans le Code du travail de la Russie.

Mais si la Constitution russe stipule qu’«il n’existe pas et ne peut exister de motifs légaux de licenciement pour une position politique», Sofia Rusova, coprésidente de l’Union indépendante des journalistes et des travailleurs des médias de Russie, note que «la loi a quitté la Russie il y a bien longtemps». (Article publié par OpenDemocracy, le 22 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*