Suite à la nomination par le gouvernement Tsipras d’une commission sur la dette allemande accumulée à l’occasion des dévastations par le IIIe Reich de la Grèce, le dossier historique que nous avions publié le 1er mai 2012 acquiert une nouvelle actualité. Ce d’autant plus qu’il a été établi par des historiens allemands de renom. Pour rappel, Manolis Glezos dirige cette commission. Il est membre de SYRIZA, connu comme un des résistants à l’invasion nazie. Le discours de Tsipras sur cette question a été prononcé avec force, et cela face aux députés nazis d’Aube dorée. (Rédaction A l’Encontre)
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L’Allemagne n’a payé à la Grèce que la soixantième partie (soit 1,67%) de ce qu’elle lui doit comme réparation des dévastations de l’occupation entre 1941 et 1944. Le reliquat encore dû équivaut, en valeur actualisée à l’année 2010, approximativement au montant du deuxième programme de coupes budgétaires du gouvernement Papandréou de juin 2011.
Or, aujourd’hui, un nouveau transfert de richesse combiné avec une exploitation rude des salarié·e·s de Grèce est à l’œuvre. Il a été exposé de manière fort pédagogique par le biais d’un entretien publié dans le quotidien de suisse française Le Temps, le 7 avril 2012: «Les bureaux du Fonds hellénique de développement des actifs («Hellenic Republic Asset Development Fund») jouxtent, à Athènes, un musée consacré à l’histoire de la capitale grecque. Un symbole, tant le processus de privatisations mené par une vingtaine d’experts, sous la direction de l’ancien banquier Costas Mitropoulos, doit changer à terme le visage de la Grèce», écrit le journaliste. «C’est à ce fonds, constitué à la demande de l’Union européenne (UE), que l’Etat grec transfère au fur et à mesure les propriétés, les concessions et les participations qui doivent trouver acquéreur. Avec pour objectif, selon les plans initiaux de l’UE, d’engranger au moins 50 milliards d’euros de recettes d’ici à la fin 2017.» Costas Mitropoulos, banquier, a été actif à Genève. Il souligne que «le transfert des propriétés à notre fonds, par l’Etat grec, s’est accéléré».
Puis à la question portant sur le rôle des consultants, il répond, sans préciser les montants versés à ces derniers: «UBS s’occupe entre autres de la cession de la compagnie grecque du gaz. Credit Suisse est en charge de la compagnie d’électricité. Leur premier rôle est d’évaluer ces actifs, puis de s’assurer que tout est transparent sur le plan légal. Ils ont aussi leur mot à dire sur la stratégie suivie. Nous avons ainsi eu un débat sur les infrastructures touristiques, en particulier les golfs et les complexes hôteliers sur les îles de Rhodes et Corfou. Faut-il permettre d’autres types d’activités sur ces terrains? Doit-on mettre sur le marché des concessions hôtelières? Le rôle des banques qui nous conseillent est de mettre ces actifs aux normes internationales, afin de dissiper au maximum les inquiétudes liées à l’état de la Grèce et à sa mauvaise réputation actuelle. Mais nous sommes aussi réalistes: le risque souverain influe sur le prix, sur l’intérêt des acquéreurs, sur notre capacité à négocier. Notre premier message à faire passer est: nous ne sommes pas l’Etat grec. Nous sommes un fonds indépendant chargé des privatisations, désormais propriétaire de 3% du territoire grec. Nous avons un mandat de trois ans. Nous sommes protégés contre les interférences politiques.»
Le journaliste, audacieux, insiste: «L’êtes-vous vraiment? Les privatisations, partout dans le monde, sont toujours très «politiques» et l’Etat grec, qui demeurera présent au capital de nombreuses sociétés, a très mauvaise réputation…»
La réponse est sans équivoque: «J’ai, comme banquier d’affaires, présidé aux destinées de l’une des plus importantes fusions-acquisitions en Grèce: le rachat, par le groupe international Watson, du groupe pharmaceutique hellénique Specifa pour près de 400 millions d’euros. Je connais les règles: un investisseur, pour être aujourd’hui intéressé par une privatisation grecque, doit pouvoir espérer tripler ou quadrupler sa mise. Un euro investi doit en rapporter trois ou quatre.» Un transfert massif vers des capitaux allemands, chinois, et autres est donc organisé, en utilisant le bras de levier de la «dette». Une mise en perspective n’est pas inutile, y compris pour saisir comment l’histoire au présent agit politiquement – parfois avec des aspects rétrogrades – en Grèce.
La Commission européenne, depuis quelque deux ans, n’hésite pas à faire un pied de nez historique à la population grecque. Dans le cadre de la mise sous tutelle de la Grèce, l’UE a attribué à des fonctionnaires français – jouissant du prestige de l’Ena (Ecole nationale d’administration) – le «devoir» de réformer l’Administration centrale de la Grèce. Quant à la charge de la réformation de la collecte des impôts, elle a été attribuée à des spécialistes venus d’Allemagne (El Pais, 29 avril 2012)!
La mise sous surveillance (par les investisseurs et l’oligarchie européenne) de la Grèce prend les traits d’une tutelle qu’exercerait, en Suisse, un tandem réunissant le service des poursuites et une sévère «assistance sociale» qui compte chaque centime reçu par le «failli» – centimes qui sont, tout à fait helvétiquement, comptabilisés comme une dette – et estime si les sous rouges sont «bien dépensés», c’est-à-dire ne sont utilisés que pour le «strict nécessaire».
La revue allemande Lunapark21 (n° 15, 2011) a publié un dossier sur la Grèce et la terrible politique d’austérité et de coupes budgétaires que la «troïka», associant l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international, lui impose.
Ce dossier inclut deux amples articles de Karl Heinz Roth, historien du pillage de l’Europe occupée par l’Allemagne nazie [1]. Nous en résumons ci-dessous les principales thèses. (Rédaction A l’Encontre)
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1. La Conférence interalliée des réparations de Paris a conclu le 14 janvier 1946 que dans la somme totale que l’Allemagne devait à titre de réparations aux 18 pays qu’elle avait occupés, elle devait à la Grèce 3,7% du total, soit 7,1 milliards de dollars, au pouvoir d’achat de 1938. Sans calculer d’intérêts pour les années écoulées depuis 1946, cela équivaut, au pouvoir d’achat de 2010, à 106,5 milliards de dollars. Les trois zones d’occupation occidentales qui allaient devenir la République fédérale d’Allemagne (RFA) ont payé, en 1946, 168 millions de dollars sous la forme de confiscations de biens effectuées par l’Agence interalliée des réparations (IARA). En 1960, la RFA a versé à la Grèce 115 millions de DM (Deutsche Mark) au titre du dédommagement des citoyens grecs persécutés pour des raisons raciales, religieuses et idéologiques. Et, en 2003, 20 millions d’euros au titre du dédommagement des anciens travailleurs forcés, par l’intermédiaire de la Fondation fédérale «Souvenir, responsabilité et avenir». En convertissant aux taux de change de chaque moment, et en calculant l’inflation pour amener au pouvoir d’achat de 2010, cela fait un total de 1,781 milliard de dollars, soit la soixantième partie du total dû (soit 1,67%).
2. Tous les gouvernements grecs qui se sont succédé depuis 1946 ont toujours réclamé à l’Allemagne, divisée entre 1949 et 1991, puis réunifiée, le règlement de cette dette. En mars 2010, le vice-premier ministre Theodoros Pangalos déclarait aux médias allemands que les nazis avaient «ruiné l’économie grecque, assassiné des milliers de personnes, emporté l’or de la Banque de Grèce et tout l’argent du pays, et cela n’a jamais été rendu. […] La question des réparations allemandes dues à la Grèce doit d’une manière ou d’une autre venir à l’ordre du jour.» Il ne reçut en réponse qu’un torrent de sarcasmes de toute l’officialité allemande et de presque tous les médias allemands. Peu après, le ministre grec ad interim des Affaires étrangères, Dimitris Doutsas, déclarait à l’hebdomadaire Der Spiegel (no° 10, 2010): «Pour nous cette question des réparations que l’Allemagne ne nous a pas payé reste une question ouverte. […] Mais nous ne la relions d’aucune manière à nos efforts pour assainir les comptes publics de la Grèce.» A quoi le journaliste qui l’interviewait lui rétorqua que c’était une manœuvre de diversion.
En mars 2010, le premier ministre Georges Papandréou déclarait au Parlement grec: «Nous ne renonçons pas à nos droits [à ces réparations], mais nous ne nous laissons pas égarer par les événements actuels.» Si le gouvernement grec mettait cette question à l’ordre du jour «cela pourrait être interprété comme une tentative de notre part d’échapper à nos responsabilités».
En automne 2010, Papandréou recevait «pour avoir démontré la force de la vérité» le Prix Quadriga, la plus haute distinction de l’économie allemande. C’est Josef Ackermann, le patron de la Deutsche Bank, qui a fait le discours et qui a solennellement remis la distinction au lauréat…!
3. En 1953, l’accord conclu à Londres renvoyait à après la signature d’un traité de paix le règlement du total dû par la RFA aux dix-huit pays occupés et créanciers. La guerre froide, la constitution de l’OTAN contre l’URSS et son Pacte de Varsovie, la division de l’Allemagne en RFA et République démocratique allemande (RDA, la zone d’occupation soviétique) ont fait que les puissances occupantes occidentales, Etats-Unis, Royaume-Uni et France, ont, pour parrainer la reconstruction et le réarmement de la RFA dans le cadre de l’OTAN, mis une sourdine aux exigences de réparations de tous les pays occupés par le IIIe Reich. Par contre, elles ont exigé de la RFA le paiement scrupuleux des emprunts allemands dès 1924 aux prêteurs «privés», c’est-à-dire les banques et autres institutions financières occidentales. Le service de cette dette par la RFA s’est poursuivi durant les années 1950, 1960, 1970 et elle n’a été amortie que dans les années 1980.
En 1990, quand les quatre grandes puissances occupantes de l’Allemagne ont négocié avec les deux Etats allemands sur le point de se réunifier les termes de cette réunification et de la fin de leur occupation, mais sans conclure un traité de paix formel, la question des réparations allemandes a été passée sous silence, à moins de clauses secrètes qui restent à découvrir.
Quand la Commission de l’UE a surpris en juin 2000 beaucoup d’observateurs en acceptant rapidement la Grèce dans l’euro, le gouvernement grec de Kostas Simitis (Pasok, premier ministre 1996-2004) venait d’empêcher la saisie d’avoirs allemands ordonnée par une sentence de la Cour suprême grecque pour dédommager des victimes de l’occupation allemande. Georges Papandréou était alors le ministre des Affaires étrangères qui a négocié l’entrée de la Grèce dans l’euro. On estime qu’entre 1999 et 2007 le montant des cadeaux allemands à nombre de politiciens des deux partis grecs dominants, Pasok et Nouvelle Démocratie, s’est élevé à au moins 150 millions d’euros.
Par contre, toutes les puissances alliées, URSS y compris, et donc la Grèce aussi, ont conclu en février 1947 un traité de paix avec les alliés de l’Allemagne nazie, l’Italie, la Bulgarie, la Roumanie et la Finlande. L’Italie et la Bulgarie, qui avaient participé à l’occupation de la Grèce, lui ont versé respectivement 105 millions et 45 millions de dollars, en valeur de 1938, ce qui équivaut, additionnés et en valeur de 2010, à 2,2 milliards de dollars, soit plus que ce que l’Allemagne a payé à la Grèce à ce jour.
4. La 12e armée de la Wehrmacht a envahi la Yougoslavie et la Grèce le 6 avril 1941 après que l’armée grecque eut repoussé en octobre 1940 une invasion italienne à partir de l’Albanie occupée par l’Italie fasciste et invité en Grèce un corps expéditionnaire britannique qui se comporta piteusement. Le commandement de la 12e armée allemande incluait un état-major détaché par l’Office de l’économie de guerre et de l’industrie d’armement de l’Oberkommando de la Wehrmacht (OKW) dont les instructions prévoyaient le transport en Allemagne de tous les biens meubles de la Grèce, la réorientation de l’économie grecque pour payer les frais de l’occupation allemande et la fourniture en matières premières de l’économie allemande. Cet office de la Wehrmacht et ses détachements dans les pays occupés, et en l’occurrence dans chacune des régions de la Grèce, étaient constitués de cadres dirigeants des plus grandes entreprises allemandes et des associations patronales allemandes : Krupp, IG Farben, Reemtsma, AEG, Siemens, Rheinmetall-Borsig…, les grandes entreprises allemandes des travaux publics et de la construction chapeautées par «l’organisation Todt» (du nom de Fritz Todt, Obergruppenführer SS et ministre de l’armement et des munitions du Reich), la Reichsbank et les grandes banques allemandes, la Deutsche Bank en tête, qui s’étaient préparées à prendre en main les finances grecques.
Avant de laisser à ses deux alliés italien et bulgare leurs propres petites zones d’occupation de la Grèce, les détachements économiques de l’Armée allemande ont raflé et transporté en Allemagne durant les premières semaines de l’occupation la totalité de la production et des réserves grecques: tous les minerais exportables, de chrome, de zinc, d’étain, de cuivre, de plomb, de pyrite (le principal minerai de fer). Les exportations annuelles grecques de ces minerais se chiffraient alors à 45-50 millions de Reichsmark (RM). Mais aussi toutes les réserves de pétrole et de charbon, 71’000 tonnes de raisins secs, 18’000 tonnes d’huile d’olive, 7000 tonnes de coton, 3500 tonnes de sucre, 3000 tonnes de riz et 305 tonnes de cocons de vers à soie; et encore toutes les machines-outils du trust d’armement Bodsakis et la plus grande partie du matériel roulant des chemins de fer grecs.
Mais le principal butin fut le tabac. Sous la direction du manager de la Reemtsma, le grand trust du tabac allemand, Otto Lose, la totalité des récoltes de 1939 et 1940 fut confisquée et transportée en Allemagne: 85’000 tonnes d’une valeur de 175 millions de RM, la totalité de la consommation de cigarettes du Grand Reich pour une année, et 1,4 milliard RM de rentrées fiscales de l’impôt sur le tabac payé par les fumeurs du Reich [2].
Le Ministère allemand des affaires étrangères (Auswärtiges Amt) responsable, lui, de former un gouvernement grec de collaboration un tant soit peu viable (celui du général Tsolakoglou), était effaré de ce qui s’annonçait comme un effondrement total de l’économie et de la société grecques.
Dans le jargon des hauts fonctionnaires de l’Office de l’économie de guerre et de l’industrie d’armement de l’OKW, la politique de pillage radical appliquée dans les pays occupés de l’Est, Yougoslavie, Grèce, puis URSS, était appelée Kahlfrass. La langue allemande forme des mots nouveaux en collant ensemble deux mots. C’est intraduisible. Ce mot est calqué sur Kahlschlag, coupe rase. Kahl veut dire chauve, rasé. Frass est le substantif du verbe fressen, dévorer. Autrement dit, Tout dévorer!
Depuis le XIXe siècle, les nationalistes allemands se considéraient comme les héritiers de la Grèce antique (sic). Hitler chargea personnellement un Sturmbannführer SS de développer les fouilles archéologiques allemandes à Olympie…
5. Le pillage fut achevé en août 1941. Il fut officialisé comme des «achats» payés par des bons à tirer après la guerre et par des «bons de caisse du Reich», l’argent fictif que payait la Wehrmacht dans les pays qu’elle occupait, mais que l’occupant obligeait la Banque de Grèce à échanger contre des drachmes à un taux léonin. L’administration allemande imposa à la Grèce un montage financier de taux de change RM/drachme, de crédits et de clearings totalement prédateur, dont le but était d’assurer à bas prix à l’Allemagne les minerais et produits agricoles grecs, de favoriser systématiquement les entreprises allemandes, de faire payer par la Grèce les frais de l’occupation mais aussi les infrastructures militaires construites par l’occupant, installations portuaires, aérodromes… Des managers allemands prirent en main toutes les mines grecques de minéraux stratégiques pour le Reich qui venait d’envahir l’URSS. Tandis que le petit commerce et l’artisanat étaient développés pour l’approvisionnement et besoins (habits, chaussures, etc) des troupes d’occupation.
Jusqu’en 1942 la Grèce servirait de base pour l’Afrika Korps de Rommel qui cherchait à envahir l’Egypte depuis la Libye italienne. Puis dès l’été 1942 il s’agissait de faire de la Grèce une forteresse allemande face à la Turquie, neutre mais incertaine, et face au Royaume-Uni qui occupait Chypre, le Proche-Orient et l’Egypte. En août 1941, la Banque de Grèce se voyait signifier qu’elle avait à payer chaque mois à l’autorité d’occupation 3 milliards de drachmes. On calcule que seulement jusqu’en mars 1942, ce sont 720 millions RM (43,6 milliards de drachmes) qui ont été versés à l’autorité d’occupation pour toutes ses dépenses.
La Banque de Grèce se trouva obligée d’imprimer des drachmes sans limites. En avril 1941, un RM valait 40 drachmes, en juin c’était déjà 60 drachmes. L’hyperinflation se déclencha, le pouvoir d’achat des masses urbaines s’effondra et 100’000 personnes, les plus vulnérables et les plus pauvres, surtout des personnes âgées et des enfants, moururent de faim durant l’hiver 1941-42. Tous les Grecs qui le purent se réfugièrent dans l’économie de subsistance des campagnes et des montagnes, ce qui favorisa d’ailleurs le mouvement des Partisans qui combattaient l’occupant.
En automne 1942, après que Rommel eut échoué à El Alamein (30 juin 1942) à pénétrer en Egypte, et devant la ruine et le chaos économique en Grèce qui nuisaient à ses possibilités d’en profiter, le gouvernement allemand modifia sa politique économique en Grèce. Le gouvernement collaborationniste et le pouvoir d’achat des habitants reçurent quelques légers soulagements qui évitèrent que l’hiver 42-43 voie se répéter la famine meurtrière. Les frais d’occupation furent quelque peu diminués et remplacés en partie par un emprunt forcé en faveur de l’Allemagne auprès de la Banque de Grèce. Un nouveau chargé d’affaires économiques spécial, le nazi viennois Hermann Neubacher, était chargé de stabiliser l’économie grecque. A cet effet, les associations industrielles et patronales allemandes (Reichsgruppe Industrie et Wirtschaftsgruppe Gross- und Aussenhandel) créaient la Société greco-allemande de clearing des marchandises (Deutsch-Griechische Warenausgleichgesellschaft (DEGRIGES) à qui l’autorité d’occupation confiait le monopole du commerce extérieur de la Grèce. Afin d’assurer au Reich son approvisionnement en minéraux stratégiques: chrome, molybdène, nickel, pyrite, magnésite, bauxite, huile de térébenthine, huile d’olive et résines naturelles. Une partie des bénéfices de la DEGRIGES était siphonnée pour diminuer la part des frais d’occupation imposée au budget du gouvernement collaborationniste grec.
Une étude du Ministère des finances du Reich de 1944 a calculé que pour l’année comptable 1943, ce sont 500 millions de RM, en valeur de 1944 après correction de l’inflation, qui ont été soutirés à la Grèce au titre des frais d’occupation.
Selon le rapport établi par l’Etat-major économie de guerre chargé de la Grèce, en septembre 1944, alors que le retrait des troupes allemandes était imminent, le volume exporté par la Grèce vers l’Allemagne entre le 1er septembre 1941 et le 1er septembre 1944 s’élevait approximativement encore une fois à la même quantité que ce qui avait été pillé durant les premières semaines de l’occupation avant le 1er septembre 1941. Soit 126’800 tonnes de minerai de chrome, 91’000 tonnes de bauxite, 71’000 tonnes de nickel, 14’300 tonnes de magnésite, 44’000 tonnes de pyrite et 71 tonnes de concentré de molybdène, et encore une fois 30’000 tonnes de tabac.
6. L’hyperinflation de la drachme échappa à nouveau à tout contrôle dans le deuxième semestre de 1943, faisant replonger les conditions de vie des Grecs, en même temps que la situation militaire se détériorait pour l’occupant allemand. En septembre 1943, l’Italie conclut l’armistice avec les Alliés. L’armée allemande se déchaîna en une sauvage vengeance contre les troupes italiennes d’occupation en Grèce. Dans les villes grecques, il y eut plusieurs grèves générales sauvagement réprimées. Les partisans grecs harcelaient systématiquement l’armée allemande et sabotaient les exportations vers l’Allemagne et libéraient de facto plusieurs régions du pays en même temps que les partisans yougoslaves infligeaient des coups sévères à l’armée allemande. En septembre 1944, après le débarquement allié en Normandie et en Provence, alors que la Bulgarie et la Roumanie, devant l’avance de l’Armée rouge à l’Est, se détachaient de l’alliance avec le Reich, l’armée allemande évacua la Grèce puis tous les Balkans en octobre 1944.
Comme sur tout le front de l’Est, l’armée allemande ne se retira qu’en détruisant tout derrière elle et en emportant avec elle tout ce qu’elle pouvait, marchandises, véhicules, outils, aliments, bétail. La politique de la terre brûlée. Les rapports de ses états-majors recensent la destruction de 52 ponts routiers, 68 ponts ferroviaires, 42 gares, 55,5 km de voies ferrées avec six tunnels et un rapport conclut fièrement que la reconstruction de la Grèce prendrait au moins 10 ans. Toutes les installations portuaires furent détruites méthodiquement et le canal de Corinthe détruit et comblé par l’explosion de ses étroites parois de rocher.
7. La Grèce est un petit pays. En 1941, elle comptait 6,9 millions d’habitants. 520’000 périrent durant l’occupation allemande. Parmi eux, 125’000 moururent de faim, 56’000 furent massacrés sur place lors des opérations de représailles et les razzias dans les campagnes et les montagnes, 91’000 furent exécutés comme otages, environ 100’000 sont morts dans les camps de concentration, 58’000 juifs grecs et gitans grecs furent exterminés dans les camps d’extermination.
Mille six cents localités étaient détruites, 350’000 maisons étaient en ruine.
Quatre cent soixante villages et hameaux furent rasés et incendiés, plusieurs après le massacre de tous leurs enfants, hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux.
8. Aucun gouvernement allemand depuis la guerre n’a accepté de négocier avec le gouvernement grec des procédures de poursuites contre des criminels de guerre allemands en Grèce, ni le dédommagement des victimes. Un seul procès pour crime de guerre en Grèce a eu lieu à Augsbourg pour l’exécution de six civils en Crète. Les accusés furent acquittés.
En avril 1957, Max Merten, l’ancien directeur de l’administration et de la division économique du commandant en chef allemand de Salonique (Thessaloniki, la deuxième ville du pays, le grand port du nord), et qui avait à ce titre contribué à l’organisation de la déportation à Auschwitz des 55’000 habitants juifs de la ville, dont jusque-là ils avaient constitué la majorité des habitants, devenu un avocat et politicien en vue de la RFA, était arrêté à Athènes lors d’un voyage privé. Le 5 mars 1959 un tribunal de guerre athénien le condamnait à 25 années de prison. Toute l’officialité allemande et les médias de RFA dénoncèrent son arrestation et sa mise en jugement comme scandaleuses. Le Bundestag repoussa la ratification d’un accord financier avec la Grèce. Merten fut libéré le 5 novembre. C’est à la suite de cela que la RFA fit son versement de 115 millions de DM de 1960, comme «un geste de bonne volonté».
L’avocat de Merten, le député au Bundestag Gustav Heinemann, est devenu en 1966 ministre fédéral de la Justice et en 1969 président de la République fédérale d’Allemagne.
9. Toutes les grandes entreprises allemandes participèrent au pillage de la Grèce: Presque toutes existent aujourd’hui ou/et ont été héritées par des entreprises clairement identifiées. Krupp est devenu Thyssen-Krupp, le géant de la chimie IG Farben a été fragmenté par les Alliés, et ses héritières sont, entre autres, BASF, Bayer, tandis que Hoechst a fusionné en 1999 avec la française Rhône-Poulenc pour s’amalgamer en 2004 dans ce qui est aujourd’hui Sanofi-Aventis. La Deutsche Bank est toujours encore la plus grande banque privée allemande, et la Bundesbank est l’héritière officielle de la Reichsbank [3].
Elles n’ont jamais dédommagé la Grèce. C’est d’elles que Karl Heinz Roth et les autres auteurs du dossier de Lunapark21 exigent maintenant qu’elles «signent ce très gros chèque» à la Grèce d’aujourd’hui que réclament ces économistes et financiers qui critiquent la politique d’austérité de la Troïka, UE, BCE, et FMI, parce qu’elle approfondit la récession mondiale. Cela pourrait alléger la sévérité de la purge d’austérité qui ruine la Grèce à nouveau et jette ses habitants dans la misère, purge d’austérité que toutes ces entreprises, jusqu’à preuve du contraire, applaudissent des deux mains, ensemble avec tous les «marchés», c’est-à-dire les capitalistes européens, allemands, et grecs aussi, dont les intérêts se sont abattus sur la Grèce avec toute la violence des possédants à l’égard de leurs misérables sujets.
10. Lunapark21 est une revue allemande encore relativement «marginale». Mais elle se rattache à un mouvement allemand encore modeste, mais très militant. Plusieurs villages grecs massacrés et détruits pendant l’occupation sont depuis les années 1980 des foyers de rencontres, de mémoire et d’action conjointe, entre les habitants d’aujourd’hui, parmi eux des survivants et descendants des victimes, et des Allemands, parmi eux des enfants de soldats des troupes d’occupation, qui ont formé des associations de solidarité et d’engagement pour le paiement des réparations que l’Allemagne doit à la Grèce.
On peut citer Kommeno, détruit le 16 août 1943 par un détachement de la 1re division de chasseurs alpins «Edelweiss» qui y a massacré 317 personnes; la petite ville de Kalavryta détruite en septembre 1943, avec 24 villages environnants, par la 117e division de chasseurs qui y ont massacré plus de 1300 hommes; la localité crétoise de Vianos où en septembre 1943 une unité de la 22e division d’infanterie a massacré presque 500 habitants; et le cas emblématique de Distomo, une petite ville de Béotie, où le 10 juin 1944 un détachement de la 4e division SS de grenadiers de chars a massacré 218 habitants, hommes femmes et enfants.
Le fameux musée Pergamon à Berlin, sur l’île des musées, abrite depuis son inauguration en 1875 par l’empereur Guillaume Ier des merveilles archéologiques de la Grèce antique [4]. Le 9 juin 2002, pour commémorer le massacre de Distomo, une manifestation s’est réunie devant le musée pour protester contre le militarisme impérialiste de l’Allemagne réunifiée qui envoie des troupes en Afghanistan mais refuse de payer sa dette à la Grèce.
Bibliographie
Les deux articles de Karl Heinz Roth que nous avons ici résumés contiennent dans leurs notes une abondante bibliographie, de sources d’archives allemandes, grecques et des Etats-Unis, et d’études historiques. Pour l’information de nos lecteurs, nous citons quelques-unes des plus récentes des études historiques citées:
Martin Seckendorf (Choix des documents et introduction), Die Okkupationspolitik des deutschen Fachismus in Jugoslawien, Griechenland, Albanien, Italien und Ungarn 1941-1945 (La politique d’occupation du fascisme allemand en Yougoslavie, Grèce, Albanie, Italie et Hongrie 1941-1945), Berlin/Heidelberg, 1992.
Martin Seekendorf, Ausbeutung, die in die Katstrophe mündete. Zur Wirtschaftspolitik der deutschen Besatzer in Griechenland 1941-1944 (Un pillage qui a débouché en une catastrophe. A propos de la politique économique des occupants allemands en Grèce 1941-1944), Conférence donnée lors du Congrès pour les revendications de réparations à l’encontre de l’Allemagne, Athènes, 2 au 4 décembre 2005 (accessible sur Internet).
Martin Seekendorf, «Das Schicksal der griechischen Juden» (Le sort des Juifs grecs), Junge Welt, 11 septembre 2000.
E.Conze, N, Frei, P.Hayes, M.Zimmermann, Das Amt und die Vergangenheit (La fonction et le passé, le cas de Max Merten), Munich, 2010.
Eberhard Rondholz, Partisanenbekämpfung und Kriegsverbrechen. Die Bekämpfung von Widerstands- und Partisanenbewegungen gegen die deutsche Besatzung in West- und Südosteuropa (Lutte contre les partisans et crimes de guerre. La lutte contre les mouvements de résistance et de partisans contre l’occupation allemande en Europe de l’Ouest et du Sud-Est), Berlin/Göttingen 1997.
Athanasios Kalafatis, «Die wirtschaftliche Katastrophe Griechenlands und die rechtlichen Ansprüche auf Reparation» (La catastrophe économique de la Grèce et les prétentions juridiques à une réparation), in Schwarzbuch der Besatzung (Livre noir de l’occupation), Manolis Glessos, Athènes, 2006 (en grec et en allemand).
Ursula Rambeck-Jaschinski, Das Londoner Schuldenabkommen. Die Regelung der deutschen Auslandschulden nach dem Zweiten Weltkrieg (L’accord de Londres sur les dettes. Le règlement des dettes extérieures allemandes après la Deuxième guerre mondiale), Munich, 2005.
Hagen Fleischer, «“Endlösung” der Kriegsverbrecherfrage. Die verhinderte Ahndung deutscher Kriegsverbrechen in Griechenland»( “Solution finale” de la question des crimes de guerre en Grèce. La sanction empêchée des crimes de guerre allemands en Grèce ), in Norbert Frei (éd.), Transnationale Vergangenheitspolitik. Der Umgang mit deutschen Kriegsverbrechern in Europa nach dem Zweiten Weltkrieg (Politique transnationale du passé. Le traitement des criminels de guerre en Europe après la Deuxième Guerre mondiale), Göttingen 2006.
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[1] Karl Heinz Roth vit à Brème. Il est médecin, historien et membre du comité de la Fondation pour l’histoire sociale du XXe siècle (Stiftung für Sozialgeschichte des 20. Jahrhunderts). Il a publié récemment avec Jan-Peter Abraham, Reemtsma auf der Krim, Tabakproduction und Zwangsarbeit unter der deutschen Besatzungsherrschaft 1941-1944 (Reemtsma en Crimée, Production de tabac et travail forcé sous l’occupation allemande 1941-1944), Edition Nautilus, Hambourg, 2011. (Réd.)
[2] A ce jour, en 2012, la firme Reemtsma (Reemtsma Cigarettenfabriken GmbH,) est le deuxième géant du tabac en Allemagne. Il a été acquis en 2002 par la transnationale Imperial Tobacco. (Réd.)
[3] En 1948, les Alliés avaient fragmenté la Deutsche Bank en dix banques régionales. En 1952, elles fusionnèrent en trois, qui fusionnèrent en 1957, reconstituant la Deutsche Bank. (Réd.)
[4] Et de beaucoup d’autres pays. Dont une chambre complète de l’Alhambra de Grenade, plancher, parois, plafond, et mobilier, tout en bois sculpté. (Réd.)
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