Par Maria Malagardis
et Vittorio De Filippis
«La fumée blanche sortie de l’Eurogroupe est celle des cendres de la Grèce», a déclaré, sitôt connu l’accord conclu à Bruxelles, Manolis Glezos, vieux résistant célèbre pour avoir retiré le drapeau nazi de l’Acropole en 1941. Devenu eurodéputé de Syriza avant de prendre sa retraite cette année [il est né en 1922], Glezos exprime un sentiment de défaite, largement répandu en Grèce comme dans le reste du monde où le hashtag #ThisIsACoup a connu un succès planétaire, en assimilant les négociations à un coup d’Etat financier.
Car en guise d’accord, c’est bien plus qu’une capitulation du Premier ministre grec que les créanciers européens ont obtenu: leur intransigeance aura surtout conduit le pays à céder une partie de sa souveraineté. Comment comprendre autrement cette clause qui impose au gouvernement grec de «consulter et obtenir l’accord des institutions sur tout projet de loi dans certains domaines importants […] avant de le soumettre à une consultation publique ou au Parlement»? Rarement une telle mise sous tutelle aura été imposée en temps de paix au sein d’une union continentale de pays. Revue des révisions principales imposées par cet accord conclu après dix-sept heures de discussions, lundi 13 juillet 2015, peu après six heures du matin.
Quek sera le rôle du FMI et des «institutions»
Coucou, revoilà la Troïka: honnie des Grecs, la représentation tripartite [BCE, Commission européenne, FMI] des créanciers est bien de retour. Cette sainte alliance avait pris le contrôle de plusieurs ministères stratégiques en Grèce depuis le début de la crise, avant d’être remerciée par le gouvernement Tsípras [plus exactement de voir son nom être changé en «institutions» et une partie de ses représentants être moins visibles à Athènes dans les ministères]. L’interminable négociation du week-end (des 11 et 12 juillet) aura eu raison des résistances grecques sur cette question essentielle. Pas besoin d’être la Pythie pour prédire le sens des réformes qui seront imposées. Elles sont évoquées par l’accord qui impose jusqu’à la durée des soldes.
Outre la Troïka, l’accord annonce aussi le retour du Fonds monétaire international, malgré l’opposition de Tsípras qui sait combien les Grecs détestent le FMI, tenant l’institution de Washington en grande partie pour responsable du délabrement économique et social dans lequel est enlisé leur pays. Mais Tsípras n’aura finalement pas obtenu gain de cause. Avec la BCE et la Commission européenne, le FMI garde donc un œil sur la Grèce.
«Nous sommes dans une hypocrisie totale, estime Robert Boyer, directeur de recherches au CNRS. Le retour en force du FMI n’a qu’un objectif: faire en sorte qu’il valide les règles du jeu libérales qui sont celles de l’Allemagne. En réinstallant le FMI au poste de pilotage d’un supposé plan de sauvetage de la Grèce, l’Allemagne, avec le consentement du reste de l’Europe, renforce l’idée que les règles financières priment sur toute autre considération.»
Qui s’occupera des privatisations?
Le pistolet sur la tempe d’Aléxis Tsípras, les grands argentiers ont exigé qu’Athènes vote un grand nombre de réformes d’ici à mercredi. «Comment ne pas y voir une atteinte à la souveraineté de la Grèce?» demande un banquier. L’intraitable ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a joué à fond la carte de la défiance pour obtenir qu’Athènes apporte pas moins de 50 milliards d’euros d’actifs dans un fonds (dont les contours restent à préciser) qui servira de garantie aux prêts accordés à Athènes et aux privatisations souhaitées par les créanciers. «Comment le pays pourrait apporter autant d’actifs publics? Sachant que les privatisations n’ont rapporté que 7 milliards d’euros depuis 2011?» s’interroge Benjamin Coriat, professeur d’économie à Paris-XIII.
Pour mémoire, le Fonds d’exploitation de la propriété privée (Taiped), mis en place sur injonction des créanciers en 2011, tablait aussi sur 50 milliards de recettes grâce aux privatisations. Très critiqué, secoué par de fréquentes démissions, Taiped est surtout largement accusé d’avoir bradé les richesses nationales à des prix dérisoires. Et souvent au profit d’oligarques [voir l’article consacré aux oligarques sur ce site en date du 12 juillet 2015], amis de cette classe politique honnie, que Tsípras avait pour la première fois écartés en arrivant au pouvoir en janvier.
Prudents, les hauts fonctionnaires de Taiped (grecs comme européens) avaient fait voter leur immunité par le Parlement grec. Histoire d’être certains qu’on ne viendrait pas leur demander des comptes. Le nouveau fonds souhaité par Schäuble devait au départ être installé… au Luxembourg, où se trouve aussi un fonds géré par KFW [Bank of Verantwortung], une banque allemande [qui opère en faveur de l’impérialisme allemand] dont… Wolfgang Schaüble lui-même siège au Conseil comme Président [avec Sigmar Gabriel, ministre des Affaires économique et de l’Energie, et d’autres personnalités allemandes du «monde économique» comme syndical, tel Frank Bsirske, président de ver.di; ce genre d’option était déjà évoqué le 29 avril 2014 dans un document de la Commission européenne, le BEI/14/91; l’accord était signé par Kostis Hatzidakis, ministre du Développement et de la compétitivité, par Werner Hoyer, président de l’European Investment Bank Group, en présence du ministre grec des Finances, Yannis Stournaras, aujourd’hui patron de la Banque centrale de Grèce].
Un peu gros? L’avoir tenté est déjà énorme, mais le fonds, suite aux résistances grecques et françaises, devrait finalement avoir son siège à Athènes. La souveraineté des Grecs serait ainsi intacte? Loin s’en faut. «De toute évidence, la gouvernance de ce fonds sera partagée entre les Grecs et des représentants de la Troïka. Mais qui aura le pouvoir? On risque désormais de s’enfoncer dans les méandres du droit international», estime un juriste, patron de l’un des plus grands cabinets d’avocats d’affaires de Paris.
En réalité, ce nouveau fonds préconisé par Wolfgang Schaüble risque de prendre le gouvernement grec en otage. Avec, a minima, un chantage permanent en cas de non-respect des objectifs fixés par les créanciers.
Quid de la restructuration de la dette?
C’est le grand tour de passe-passe financier qui devrait occuper les créanciers d’Athènes dans les prochains jours. Dans son projet d’accord, Aléxis Tsípras a expliqué à ses créanciers que son pays avait besoin d’un troisième plan d’aide d’environ 85 milliards d’euros. Dont 50 milliards qui devraient être débloqués par le mécanisme européen de stabilité (MES). Si Athènes obtient cette somme, cette dernière pourrait ne faire que transiter, par un simple jeu d’écritures, dans les comptes nationaux de la Grèce: le temps d’inscrire cette somme dans la colonne crédit pour aussitôt la faire basculer dans la colonne des débits.
Une sortie de cash qui devrait servir à rembourser le Fonds monétaire international à hauteur de 21 milliards d’euros. Le solde des 50 milliards à peine encaissé reprendrait le chemin de la BCE, à laquelle la Grèce doit près de 26 milliards d’euros. L’intérêt de ce jeu d’écritures? Que ce soit auprès du FMI (où la Grèce est en défaut de paiement pour ne pas avoir remboursé 1,6 milliard d’euros) ou auprès de la BCE, Athènes n’avait jusqu’ici d’autres choix que de payer ses dettes tous les ans, et ce jusqu’en 2024.
Mais voilà, impossible de rembourser le moindre euro lorsque le budget de l’Etat est à sec. Impossible de faire rouler la dette, en empruntant pour rembourser les intérêts qui arrivent à échéance comme le font la France ou la vertueuse Allemagne. Impossible pour Athènes qui est banni des marchés financiers. Athènes a donc imaginé ce montage qui lui permettrait d’emprunter 50 milliards au MES (Mécanisme européen de stabilité) pour ensuite solder son ardoise à la BCE et au FMI. Une fois le prêt du MES accordé, avec le consentement des créanciers européens, Athènes pourrait alors avoir une période de répit jusqu’en 2024.
Séduisant sur le papier, certes. Sauf que, d’ici là, il faudra que les finances publiques du pays crachent ce fameux excédent primaire hors remboursement de la dette publique: 1% cette année, 2% en 2016, 3,5% en 2018. Aucun pays au monde n’est parvenu à faire cet effort. Dans un tel schéma, il n’est donc pas question d’effacer la dette. Au mieux, les Grecs pourraient obtenir un allongement de sa maturité sur fond de baisse des taux. En clair, réussir à payer la dette restante plus tard. Mais de l’avis de la plupart des observateurs, il faudra de la sueur et des larmes pour atteindre de tels résultats.
Et quid de la crise grecque?
Pas le moindre allégement de la dette (du moins pour l’instant), ni de programme d’investissement. L’austérité, rien que l’austérité. Dans un tel contexte, l’avenir de la Grèce risque d’être sombre encore longtemps. Confrontés au déficit des comptes publics comme des comptes extérieurs, les créanciers continuent en effet d’exiger la poursuite de la même thérapie un écrasement de la consommation et une diminution des dépenses publiques. «L’austérité, c’est dur, mais ça finira par marcher», disent en substance les créanciers à la Grèce. Mais rien, pour l’instant, ne permet d’affirmer que ce traitement serait meilleur cette fois-ci qu’il ne l’a été par le passé. Beaucoup craignent un nouvel effondrement du PIB (déjà à moins 26%), une chute des rentrées fiscales et, au bout du compte, l’impossibilité de payer une dette. Sauf à demander une nouvelle aide… (Publié dans le quotidien Libération, daté du 14 juillet 2015, reproduit pour complément d’information; édition A l’Encontre)
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