France. Réduction du temps de travail et chômage: trois scénarios

horloge-hemicycle-photomontage_slide_fullPar Michel Husson

A l’heure où l’idée même de réduction du temps de travail (RTT) est condamnée comme une hérésie par les économistes néo-libéraux (voir Husson, 2016), il n’est pas inutile de montrer à quelles conditions la RTT peut faire reculer le chômage. Nous illustrons cette démonstration à l’aide de trois scénarios quantifiés sur le cas français.

Petite arithmétique de la RTT

A un moment donné, la production nationale d’une économie nécessite un certain nombre d’heures de travail. Si on rapporte ce « volume de travail » au nombre d’emplois, on calcule la durée moyenne du travail. En France, par exemple, la production totale a nécessité 40,2 milliards d’heures de travail en 2014. Le nombre de personnes employées à cette production était de 27,7 millions, soit une durée annuelle du travail égale à 1452 heures de travail. Ces chiffres globaux et additionnent les salariés et les non salariés, les emplois à temps plein ou à temps partiel.

Mais on peut aussi rapporter ce volume de travail à la population active, c’est-à-dire à l’ensemble des personnes en emploi ou au chômage, qui s’élevait à 30,7 millions de personnes, soit 27,7 millions en emploi et 3 millions au chômage. A partir de ces données officielles, on peut ainsi calculer la « durée du travail de plein emploi » qui serait donc de 1309 heures par an. En répartissant de cette manière le volume de travail entre tous les candidats à l’emploi, on réduit le taux de chômage à zéro. L’écart relatif entre la durée du travail de plein emploi et la durée effective est logiquement égal au taux de chômage, en l’occurrence de 9,9 % = (1452-1309)/1452 (voir annexe 1 et graphique 1).

Pour supprimer le chômage en France, ce calcul montre qu’il faudrait donc réduire la durée du travail d’environ 10 %. Comme la durée moyenne observée est de l’ordre de 39 heures, il faudrait donc passer aux 35 heures effectives.

 

Graphique 1
Durée du travail effective et durée du travail à plein emploi

RTTA1

 

Cette comptabilité est évidemment exacte. On peut alors mener un exercice consistant à jouer sur cette relation, de manière à simuler l’effet sur le taux de chômage d’une réduction plus rapide de la durée du travail. Pour passer de l’égalité comptable à la simulation, il faut faire implicitement trois hypothèses, qui seront discutées plus bas :

  1. le volume de travail est donné ;
  2. la population active est donnée ;
  3. la productivité du travail est donnée.

Ces trois hypothèses permettent de faire jouer une relation simple entre durée du travail et taux de chômage. On a réalisé trois variantes qui sont illustrées par le graphique 2 ci-dessous et vont être examinées plus en détail.

 

Graphique 2
Trois variantes sur la durée du travail

RTTA2

Variante 1: les 35 heures en 1985
Variante 2: les 35 heures (réelles) en 2002
Variante 3: tendance historique à partir de 1997

 

RTTApstoutestpossiblePremière variante: et si on était passé à 35 heures en 1985?

Le programme de François Mitterrand prévoyait le passage aux 35 heures en 1985. Le 1er février 1982, le gouvernement de Pierre Mauroy décrète une cinquième semaine de congés payés et abaisse la durée légale du travail de 40 à 39 heures, ce qui revient à l’aligner sur la durée effective. Entre 1981 et 1986, la durée du travail baisse de près de 8 %. Mais la droite revient aux affaires en 1986 – c’est la « cohabitation » – et réussit à faire remonter quelque peu la durée du travail.

La variante consiste donc à postuler que la gauche aurait appliqué son programme (les 35 heures en 1985) et que la remontée opérée par la droite n’aurait pas eu lieu. La durée du travail aurait alors baissé de 10,8 % au lieu de 6,5 % sur l’ensemble du septennat 1981-1988, ce qui correspond à peu près au passage de 39 à 35 heures. A partir de 1988, on suppose que les variations de la durée du travail suivent son évolution observée.

Le résultat est alors le suivant : le taux de chômage aurait décroché dans la simulation et évolué autour d’une moyenne de 5 %, alors qu’il a en réalité oscillé depuis 1988 autour de 9 %. Ce sont donc 4 points de chômage qui auraient pu être évités au cours des 25 dernières années. Les graphiques ci-dessous comparent les évolutions effective et simulée de la durée du travail et du taux de chômage.

 

RTTAvariante1

 

RTTAmartine35Variante 2: et si on était passé effectivement aux 35 heures en 2002 ?

Le passage à une durée légale de 35 heures s’est fait au cours du quinquennat de Lionel Jospin. Entre 1997 et 2002, la durée effective a ainsi baissé de 7 %, et l’emploi a augmenté de 10 %. La variante postule un plein effet du passage aux 35 heures, soit une baisse de 10% du temps de travail moyen. A partir de 2002, on suppose que les variations de la durée du travail suivent son évolution observée.

Le résultat produit avec retard le même impact sur que la variante précédente : le taux de chômage baisse à moins de 5 %. Tout se passe en somme comme si ce scénario était un exercice de rattrapage du non-passage aux 35 heures en 1985.

 

RTTAvariante2

 

Variante 3: et si la durée du travail avait suivi sa tendance historique à partir de 1997?

L’observation du graphique 1 ci-dessus montre que le passage aux 35 heures a correspondu à une accélération par rapport à la tendance de long terme de réduction de la durée du travail (-0,7 % par entre 1950 et 2014). Mais la droite, de retour au pouvoir en 2002, a tout fait pour réduire cet écart : la durée du travail a pratiquement stagné depuis son retour aux affaires. Elle est aujourd’hui supérieure de 4,3 % à sa tendance historique.

Le troisième scénario postule donc que la durée du travail aurait évolué selon sa tendance moyenne (-0,5 % par an) observée à partir de 1997. Elle aurait donc baissé moins vite entre 1997 et 2002, mais plus rapidement ensuite. Là encore, mais de manière plus heurtée, le taux de chômage baisse à un niveau inférieur : il aurait été de 6 % en 2014 au lieu de 10 %.

 

RTTAvariante3

 

Les hypothèses en discussion

Rappelons ces trois hypothèses : 1. le volume de travail est donné ; 2. la population active est donnée ; 3. la productivité du travail est donnée. Elles suscitent a priori de nombreuses objections qui conduiraient à nier toute validité à ce type d’exercice. Ces objections ont été portées notamment par les économistes néolibéraux opposés par principe à une politique de réduction du temps de travail.

1. Le volume de travail ne doit pas être considéré comme donné, et ce serait même un raisonnement « malthusien ». Mais, en pratique, il l’est à peu près : entre 1990 et 2014, il est passé de 39,4 à 40,2 milliards d’heures, soit une progression de seulement 2 % en 24 ans. En outre, il est resté à peu près constant – et a même légèrement progressé – entre 1997 et 2002, alors que tous les détracteurs de la RTT prédisaient un recul.

Ce constat peut s’interpréter en remarquant que le taux de croissance du volume de travail est la différence entre le taux de croissance du PIB et celui de la productivité horaire du travail (voir annexe 2). Or, il se trouve que sur longue période, le PIB et la productivité horaire tendent à augmenter au même taux, de telle sorte que le volume de travail tend à rester constant, ou à augmenter très modérément.

 

Graphique 3
Tendances du PIB et de la productivité horaire

RTTA3

Source: Michel Husson, 2009

 

2. La deuxième objection est recevable : la population inactive n’est pas inerte. Elle peut par exemple augmenter quand le marché du travail va mieux : des personnes vont en effet essayer de trouver un emploi, alors qu’elles y renoncent quand le taux de chômage augmente. C’est ce que les économistes appellent « effet de flexion » (voir annexe 3).

Il faudrait donc, en toute rigueur, modifier le modèle. La prise en compte de cet « effet de flexion » réduirait à court terme l’impact de la réduction du temps de travail, mais cet effet s’estomperait par construction à moyen terme.

3. La troisième objection (la productivité du travail est donnée) se combine avec la première, et s’appuie sur deux raisonnements. La réduction de la durée du travail sans perte de salaire ferait monter le « coût du travail » et aurait, via cette perte de compétitivité, un impact négatif sur le niveau d’activité et donc sur l’emploi. Ou bien, des gains de productivité réduiraient l’effet sur l’emploi.

Un choix de société, une question politique

Ces deux dernières objections permettent de souligner que l’exercice présenté ne relève pas de l’économie « pure » mais pose des questions politiques. L’argument de la compétitivité suppose implicitement que l’on ne touche pas à la partie du profit qui va aux dividendes. Or, celle-ci est précisément la contrepartie d’une baisse de la durée du travail insuffisante, et donc du chômage. Vouloir baisser ce dernier sans remettre en cause la ponction actionnariale n’est donc pas cohérent. La création d’emplois par réduction du temps de travail, et sans perte de salaire, augmente évidemment la masse salariale ; mais celle-ci peut être parfaitement compensée par une baisse des dividendes distribués aux actionnaires (pour une démonstration plus détaillée, voir Husson 2009 et 2015).

Quant à l’argument sur la productivité, il est exact : si la baisse de la durée du travail est compensée par une intensification du travail, alors il est vrai que l’effet sur l’emploi en est réduit d’autant. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé durant le passage aux 35 heures : une partie de l’effet de la réduction du temps de travail a été gommée par diverses formes d’intensification du travail.

La conclusion sur ce point est que la RTT doit se faire « avec embauches compensatoires » : 10 % de baisse du temps de travail = 10 % d’emplois en plus (et même 11,1 % en raison des lois de l’arithmétique !). Cette remarque permet de souligner que l’une des conditions de réussite, sans doute même la plus importante, est le contrôle exercé par les salariés sur les modalités de la réduction du temps de travail.

RTTAmyriamcfdtEt pourtant elle baisse

Imaginons une société composée de 100 personnes d’âge actif. 60 d’entre elles travaillent 40 heures par semaine, 20 autres travaillent 20 heures par semaine, et les 20 dernières sont à zéro heure parce qu’elles sont au chômage. Calculée sur les personnes ayant un emploi, la durée moyenne du travail est de 35 heures. Le nombre total d’heures travaillées est de 2800 : s’il était réparti entre les 100 personnes candidates à l’emploi, la durée du travail serait de 28 heures. Les emplois à temps plein passeraient de 40 à 28 heures, ceux à temps partiel de 20 à 28 heures, et le chômage aurait disparu.

Nous sommes dans le premier cas de figure, où le temps partiel imposé et le chômage sont aussi des moyens de réduire le temps de travail. La question n’est donc pas de savoir s’il faut réduire la durée du travail, mais de savoir comment organiser cette réduction : soit par l’exclusion, soit par l’égalité. En France, le projet de loi travail est conçu pour « détricoter » encore un peu plus les 35 heures, et même vider de tout contenu la notion même de durée légale du travail. Il a clairement choisi la voie de la fragmentation sociale.

 

AnnexesComp

 

Références

Michel Husson, « Soixante ans d’emploi », 2009.

Michel Husson, « Unemployment, working time and financialisation: the French case », Cambridge Journal of Economics, vol.39 n°3, 2015.

Michel Husson, « Flexibilité du travail, arnaque néo-libérale » (II), A l’Encontre, 14 mars 2016.

 

1 Commentaire

  1. Ne pourrait-on pas envisager de traiter l’emploi globalement sans barrières statutaires entre le privé et le public? En intégrant les périodes chômées au sein de la fonction publique, non comme un service justificatif d’une rémunération (ASSEDIC) mais comme un travail communautaire rémunéré… Cela aboutirait à un emploi permanent et une participation efficace au services public et une garanti minimum de revenus familiale et par conséquent à la stabilité nationale.

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