France. La contre-réforme des retraites affaiblit Macron et son gouvernement

Par Léon Crémieux

Depuis fin janvier 2020, la situation sociale et politique en France est toujours marquée par l’opposition populaire à la contre-réforme du gouvernement visant le système des retraites. Et, même si elle s’est affaiblie ces dernières semaines, la mobilisation a un effet politique direct d’affaiblissement et de déstabilisation de Macron et de son parti, «La République en marche»(LREM).

Trois nouvelles journées de mobilisation nationale se sont déroulées ces dernières semaines: celles du 29 janvier et des 6 et 20 février. Numériquement, ces journées ont rassemblé moins de monde dans la rue, car si la détermination est toujours aussi forte, le mouvement ne s’appuie plus sur les grévistes de la RATP et de la SNCF affrontant au bras de fer le gouvernement, et aucun autre secteur n’a pris le relais.

Même si la mobilisation sociale s’exprime avec moins de force, on assiste toujours à une multiplication de grèves dans divers secteurs, à des occupations et à des actions spectaculaires :

Les grèves ont continué dans les ports, les centrales EDF avec des coupures de courant et de production, les centres de traitement des ordures ménagères de Paris et Marseille avec, dans ces derniers, des interventions policières pour dégager les accès aux centres. Les pompiers et pompières en grève ont été aussi violemment matraqués par la police, gazés et attaqués aux grenades anti-encerclements, avec 30 blessé·e·s, lors d’une manifestation nationale le 28 janvier à Paris. Des grèves ont eu lieu aussi dans le secteur de la culture (Bibliothèque nationale France, Tour Eiffel,…) et des enseignants-chercheurs

L’attaque contre le système des retraites a fait ressurgir toutes les injustices sociales, les faibles rémunérations de professions précarisées ou subissant de lourdes conditions de travail. La mise en œuvre du projet de Macron dégraderait encore davantage cette situation.

Les professions libérales, avocats, médecins, kinés, notamment, elles aussi attaquées, ont à nouveau manifesté le 3 février. Les avocat·e·s, notamment, présents dans de nombreuses manifestations interprofessionnelles et en grève depuis sept semaines.

Parallèlement à la lutte contre le projet de loi Macron, avant les vacances de février, les grèves se sont multipliées dans les établissements scolaires, menées par des enseignant·e·s et des élèves, liant rejet de la contre-réforme des retraites au refus et même au boycott des épreuves de contrôle continu du baccalauréat. Ces épreuves ont été boycottées, bloquées ou reportées dans un tiers des établissements scolaires. Là aussi, la police est intervenue, souvent violemment, contre des lycéens et les lycéennes, avec de nombreuses arrestations.

La cause de ce boycott réside dans la mise en œuvre d’une «réforme» du baccalauréat qui aggrave la sélection sociale et territoriale et complète la réforme de la sélection pour l’accès aux études supérieures. Les enseignant·e·s restent d’autant plus mobilisés que le projet de loi de Macron ferait perdre des centaines d’euros à leur retraite. Or, la seule proposition faite par le Ministre de l’Education nationale (Jean-Michel Blanquer) est un allongement du temps de travail ou des tâches supplémentaires pour que certains enseignant·e·s puissent compenser cette perte.

Par ailleurs, des milliers de personnels hospitaliers étaient dans la rue le 14 février. Les personnels hospitaliers ( des femmes à 70%) continuent leurs grèves lancées depuis près d’un an contre les fermetures de services et d’hôpitaux, la dégradation générale du système de Santé publique: en 20 ans, ont été fermés 20% des lits d’hôpitaux (100’000) et 40% des maternités de proximité. 1285 médecins hospitaliers, dont de nombreux chefs de service, ont démissionné mi-janvier [plus exactement, ils démissionnent de leurs fonctions administratives face aux directions d’hôpitaux et à l’administration; les soins et l’enseignement continuent] exigeant des négociations sur les budgets, les salaires de toutes les catégories de personnels, alors que le gouvernement vient encore d’annoncer un «plan d’urgence» totalement insuffisant.

De même, les personnels des stations de ski ont eux aussi multiplié les grèves ces dernières semaines pour protester contre la (contre) réforme de l’assurance chômage mise en œuvre cette année faisant baisser de 30% les allocations-chômage des travailleurs saisonniers.

La réaffirmation d’une identité de classe

Quinze mois après le début du mouvement des gilets jaunes, la France donne donc l’image d’un pays où les classes populaires sont blessées dans leurs droits sociaux, leurs salaires, leurs retraites et leur protection sociale. Depuis trois ans, les attaques de Macron et de son gouvernement (Edouard Philippe) n’ont cessé d’ouvrir des plaies, de créer plus d’inégalités, sans apporter la moindre réponse aux urgences des inégalités et de l’injustice sociale, aux urgences climatiques et écologiques, aux urgences face aux discriminations, aux violences faites aux femmes.

Les classes populaires sont à vif face à un gouvernement qui pensait avoir les coudées franches après avoir neutralisé en 2017 les autres partis institutionnels. Mais les attaques de Macron ont eu pour résultat de remettre davantage en cause l’adhésion sociale au système et d’amoindrir la résignation dans les classes populaires. Le néo-parti LREM a bénéficié de la perte de légitimité des partis, mais il n’aura réussi qu’à l’approfondir et devenir lui-même victime de cette perte de légitimité. Cela se traduit par l’isolement de Macron dans tous les sondages et l’opposition toujours majoritaire à son projet de loi sur les retraites.

Le capitalisme néolibéral cherche sans cesse à gommer les identités de classe et les acquis sociaux qualifiés de corporatistes, en promouvant le culte de l’individualisme, de la culture de la précarité et de la réussite «au mérite», en vantant les succès des classes possédantes justifiant leurs privilèges. Mais, paradoxalement, d’abord avec le mouvement des gilets jaunes et maintenant avec la lutte en défense des retraites, Macron a redonné son sens à l’identité de classe et à l’action collective, rendu plus visible que jamais la nécessité d’une unité du camp des exploité·e·s.

Il a aussi réussi à rendre épidermique le rejet des classes possédantes et de leurs serviteurs politiques et médiatiques, le rejet aussi des violences policières. Macron et ses acolytes déstabilisent la société française en faisant le choix d’une politique agressive de défense des intérêts des groupes capitalistes, sans même se préoccuper du moindre compromis social nécessaire pour faire accepter cette politique par les «partenaires sociaux», soit les bureaucraties syndicales.

La caricature de cette posture est apparue ces derniers jours à l’Assemblée nationale, lorsque, pensant servir les intérêts du patronat, le groupe parlementaire LREM s’est en bloc opposé à un vote proposant de faire passer de 5 à 12 jours le congé payé des salarié·e·s pour le deuil d’un enfant. Devant un tollé général, le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) a lui-même demandé au gouvernement de changer sa position et de faire un nouveau vote. Ce couac lamentable est révélateur en même temps de la mentalité ultra-réactionnaire de ce gouvernement et de sa fragilité politique actuelle.

Plus aucun responsable de la majorité n’ose réellement monter au créneau pour défendre le système «universel» de retraite. Aucun réel simulateur (indiquant le montant des retraites) n’a été sorti et il apparaît que ni les femmes ni les agriculteurs, présentés comme les grands gagnants de cette réforme ne seront bénéficiaires de ce nouveau système, bien au contraire. Chaque semaine, une nouvelle analyse des dégâts de ce projet est produite, notamment pour les plus précaires.

En faisant le choix d’une réforme prétendant en même temps repousser l’âge légal de départ et bouleverser tous les équilibres des régimes de retraite actuels, Macron déstabilise sa propre majorité et réduit encore sa base sociale. Les semaines à venir vont être, pour lui, semées d’embûches.

 

 

Le régime Macron se lézarde

Depuis le 17 février, l’Assemblée nationale a entamé le débat sur un projet de loi totalement bancal. Y manque tout le volet financier présentant l’équilibre du système, ses ressources et ses dépenses dans les années à venir. Cette question est d’autant plus épineuse que le gouvernement a fait depuis deux mois, afin d’éviter une extension des grèves dans plusieurs secteurs, diverses promesses pour que les générations partant à la retraite dans les prochaines années ne subissent pas une baisse de leur retraite, ceci impliquant évidemment un maintien de prestations face à une baisse des cotisations. Il manque aussi l’indicateur devant faire évoluer la valeur de liquidation du point, le gouvernement voulant demander aux services officiels de la statistique (l’INSEE) la création d’un nouvel indice moins avantageux que la croissance du salaire moyen.

Parallèlement, se tient une conférence sociale avec les syndicats et le patronat censée présenter un projet de financement des retraites d’ici 2025, dans laquelle il apparaît clairement que le fameux «âge-pivot», c’est-à-dire le recul d’au moins deux ans de l’âge de départ à la retraite (de 62 à 64 ou 65 ans) reste bien l’option choisie par le gouvernement. La CFDT, seul allié syndical réel du gouvernement, va devoir accepter d’avaler son chapeau sur cette question, sans pour autant obtenir la moindre avancée sur une reconnaissance des emplois pénibles permettant un départ anticipé à la retraite. Bien au contraire, de nombreux métiers de la Fonction publique vont perdre les acquis d’un départ anticipé dont ils bénéficiaient dans le régime actuel (hospitaliers, éboueurs et égoutiers,…). Cette conférence de financement – la CGT vient d’en claquer la porte (le 19 février) et à laquelle ni Solidaires ni la FSU (pourtant représentatifs dans la Fonction publique) n’ont été conviés – se réduit à un dialogue avec une minorité du mouvement syndical pour faire avaliser les choix du gouvernement.

«En Marche», le mouvement de Macron, a dû faire face au départ du groupe parlementaire de plusieurs députés (une vingtaine sur 314) et, à la veille des élections municipales de mars prochain [15 mars premier tour, 22 mars second tour], dans plusieurs villes, des candidatures concurrentes se sont multipliées venant de responsables de LREM, sans compter ceux qui n’ont pas voulu se prévaloir de l’étiquette du parti présidentiel.

Ce sont donc de nombreux symptômes de crise qui se sont accumulés ces dernières semaines, résultat des coups de boutoir d’un mouvement social, pas assez fort jusque-là pour bloquer Macron, mais assez fort pour faire se lézarder la majorité et le gouvernement.

D’ailleurs, concernant les élections municipales, le parti de Macron apparaît largement incapable de concurrencer Les Républicains (LR) et le PS de gagner d’autres mairies que celles des quelques villes dont des macroniens transfuges du PS ou des Républicains étaient déjà maires il y a 6 ans.

Les Républicains, durement affaiblis après l’élection présidentielle de 2017 et le fiasco de François Fillon [défaite au premier tour des élections présidentielles en avril 2017 et procès dès le 24 février pour emplois suspects] reprennent des couleurs à la faveur de cet ébranlement de Macron. Ils positionnent plusieurs de leurs leaders pour les prochaines présidentielles de 2022. En même temps, ils prennent toutes leurs distances avec cette réforme bancale et cultivent notamment l’animosité des professions libérales ulcérées par la perte de leurs régimes particuliers.

Le MEDEF lui-même, assez silencieux jusque-là, commence à exprimer son mécontentement. Le syndicat patronal n’était en rien demandeur d’une refonte global du système des retraites. Il voulait seulement avoir la garantie d’aucune dépense supplémentaire, d’un allégement de leurs «charges», à travers notamment le recul à 64 ou 65 ans de l’âge de départ. Cette réforme globale commence à leur déplaire car elle n’offre aucune visibilité sur le financement et vise à détruire un cadre de gestion paritaire syndicat–patronat qui convenait parfaitement au MEDEF, au profit d’un contrôle de l’Etat qui ne recueille pas réellement la confiance des dirigeants patronaux. En effet, en silence, la gestion paritaire des retraites complémentaires (ARRCO-AGIRC) a permis ces dernières années des reculs sociaux obtenus avec l’assentiment des bureaucraties syndicales.

De plus, le patronat voit d’un mauvais œil, la réduction du régime obligatoire à la part des salaires supérieurs à 10’000 euros par mois. Cela va les obliger à participer au financement d’une retraite complémentaire (sous forme de fonds de pension) pour leurs hauts cadres, sans avoir pour l’instant les avantages fiscaux dont bénéficiaient les cotisations sociales versées pour les hauts salaires dans le système actuel. Le MEDEF, tout en refusant, bien sûr, toute nouvelle reconnaissance de la pénibilité, plaide donc contre le plafonnement proposé. Mais surtout, il demande réellement au gouvernement d’éclaircir son projet de financement et de décider clairement de l’allongement de l’âge de départ.

Plusieurs inspirateurs néolibéraux de Macron dans son projet de réforme (les économistes Antoine Bozio et Jean Pisani-Ferry) s’expriment désormais ouvertement en défiance avec un projet bancal et illisible.

Dans cette phase, quelle stratégie et quels objectifs?

La mobilisation massive de ces trois derniers mois et le riche débat provoqué par le mouvement social ébranlent donc le gouvernement.

Il ressort aussi, clairement, que le financement des retraites est un choix politique, un choix de société. Des militants syndicaux de la DARES (Département de l’animation de la recherche des études et des statistiques, rattaché au ministère du Travail) viennent, une fois de plus, dans une étude largement diffusée ces dernières semaines, de faire la démonstration qu’il n’y a ni problème de financement ni problème démographique concernant le financement des retraites.

Il est vrai qu’il y avait, en 1960, 4 actifs pour un retraité et il y a aujourd’hui, 1.7 actif pour un retraité. Mais, entre-temps, hors inflation, le PIB a été multiplié par 4.9, le PIB par habitant par 3.4. Ainsi, en 1960, les 4 actifs généraient 95’000 euros. En 2020, le 1.7 actif génère 142’000 euros. Il y a donc aujourd’hui 1.5 fois plus de richesses produites pour financer les retraites. L’argument du trop faible nombre d’actif est donc tout à fait absurde et trompeur, à propos.

Le vrai problème, évidemment, est celui de la répartition des richesses produites. Ainsi, de 1960 à aujourd’hui, la participation des employeurs dans le financement de la protection sociale est passée de 60% à 40%. Ce sont les ménages, par les impôts et les taxes payées sur l’alcool et le tabac qui compensent ce manque à gagner. Le complément est payé par le budget de l’Etat qui couvre les allégements consentis au patronat, alors que ces sommes pourraient financer des services publics.

Le débat parlementaire va se poursuivre pendant plusieurs semaines, les différents groupes parlementaires d’opposition voulant profiter de la déstabilisation de la majorité macronienne.

Mais la guérilla institutionnelle ne pourra pas, à elle seule, bloquer cette loi. Si les débats parlementaires se prolongent, le gouvernement préférera utiliser l’article 49-3 qui permet de faire adopter une loi en mettant fin au débat sur des amendements.

Pour arriver à sortir du piège qu’il s’est lui-même construit, Macron essaie de faire feu de tout bois pour détourner l’attention de la question sociale des retraites. Il a d’abord essayé de se donner des habits de chef d’Etat international, pour une défense commune européenne. Ensuite, il est monté sur la Mer de glace à Chamonix pour se parer d’un vernis de défenseur de l’environnement et de l’action contre le réchauffement climatique, à l’heure où les listes d’EELV (Europe Ecologie Les Verts) semblent promises à de très bons résultats aux élections municipales. Enfin, revenant aux vieilles recettes nauséabondes, il vient (le 18 février) à Mulhouse de mettre en scène une campagne islamophobe contre «le séparatisme islamiste» sur laquelle il compte polariser la vie politique dans les prochaines semaines. Il n’est pas certain que toutes ces gesticulations de diversion obtiennent leurs objectifs.

Dans tous les cas, la seule voie pour une issue positive du mouvement social est toujours celle d’une mobilisation populaire contraignant Macron et son gouvernement à retirer leur projet.

Les forces militantes peuvent bénéficier du bilan de la première phase du mouvement dans laquelle les grévistes de la SNCF et de la RATP étaient la direction réelle du mouvement.

Cette grève reconductible démarrée dans ces deux secteurs le 5 décembre 2019 avait été préparée trois mois à l’avance par un travail militant en profondeur. De nombreuse voix s’élèvent pour dire que c’est un tel objectif qu’il faut se fixer dans les plus importants secteurs professionnels pour démarrer d’ici la fin mars un mouvement d’ensemble, une grève interprofessionnelle reconductible. Cela va de pair avec la proposition d’une montée nationale à Paris préparée par toutes les forces syndicales et du mouvement social.

Au-delà de la gauche radicale, Solidaires porte une telle proposition qui jusque-là n’a pas obtenu l’assentiment de l’Intersyndicale nationale. Celle-ci laisse pour l’instant le mouvement continuer, sans lui donner de stratégie et d’objectif capable de redonner un souffle de faire mettre genou à terre à Macron. Ce ne sont ni les énergies ni les propositions pour une retraite solidaire et juste qui manquent. Des dizaines de milliers de militant·e·s sont disponibles pour construire un affrontement qui peut être sanctionné par une victoire. (Article envoyé par l’auteur)

Léon Crémieux est membre de Solidaires et du NPA

 

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