France: automne morose, hiver rigoureux?

Par Apex

En cet automne 2012, tous les indicateurs sont au rouge.

L’Europe finira l’année en récession, avec une baisse de l’activité comprise, selon les sources, entre – 0,3% et – 0,5% pour la seule zone euro. Ailleurs, la situation est à peine meilleure. Malgré les milliards de dollars déversés par la Banque fédérale (la Fed) depuis des années, les Etats-Unis ne connaissent pas d’amélioration notable de leurs indicateurs économiques. Depuis 20 ans, le Japon se débat toujours le marasme et, nouvel indicateur qui passe au rouge, les prix moyens y sont en baisse. Enfin la Chine connaît maintenant un ralentissement général de son économie qui devient inquiétant. Les taux qu’elle affiche (de +6 à +7% de croissance de son économie) sont à prendre avec des pincettes, vu la nature «construite» des statistiques de l’Empire du Milieu. Mais même tels, ils ne sont pas sans poser problème après ceux à deux chiffres de la période précédente, en raison de sa population et de sa démographie même maîtrisée. Un vif ralentissement, assis sur une bulle immobilière et un torrent de crédits, répercutant aussi la décrue du commerce mondial et donc des exportations chinoises vers les zones développées… tout cela commence à préoccuper fortement les « princes » – comme les appellent ironiquement les Chinois – du Comité permanent qui gouverne à Pékin. Soit dit en passant, passent ainsi par-dessus bord les savantes théories sur le « découplage » entre les économies émergentes et les développées. Mondialisation oblige, il est clair qu’elles ont partie liée.

Oui, à n’en pas douter, tous les indicateurs sont au rouge et la sortie du tunnel n’est pas en vue. La crise du système est en voie d’aggravation, et non de rémission comme le prétendaient tous les idéologues de bazar qui voyaient dans la timide reprise du début 2011 la confirmation du traitement de cheval qu’ils avaient commencé à infliger.

Croissance: où ça, comment ça ?

Revenons en France avec les derniers chiffres de l’Insee.

Depuis un an, le niveau du PIB est étale et il s’écarte significativement de la tendance d’avant crise ; l’écart a évidemment tendance à se creuser. Plusieurs éléments sont frappants :

1°La demande interne, reposant sur les dépenses publiques et l’investissement des entreprises, est pratiquement au point mort.

2° Les ménages réduisent leur consommation, faute de moyens et d’horizon sur l’avenir.

3° Le commerce extérieur, déjà souffreteux, pique du nez et creuse son déficit (plus de 70 milliards) avec la hausse des importations (et pas seulement de pétrole) et la baisse concomitante des exportations.

4° Faute de débouchés, les stocks regonflent et annoncent un nouveau resserrement de la production pour les éponger.

Les comptes nationaux nous apportent des informations complémentaires.

Le taux de marge des entreprises est le rapport entre leur résultat d’exploitation et leur valeur ajoutée, leur richesse produite (RBE/VA) [1].

En France, pour les entreprises non financières (ENF, donc hors banques et sociétés financières), après une ascension spectaculaire du début des années 1980 au début des années 1990, années de mise en place de la mondialisation dans l’hexagone, ce taux de marge [part de l’excédent brut d’exploitation dans la valeur ajoutée] fléchit sensiblement pour se stabiliser jusqu’à la crise en 2009. Puis il dégringole vers le niveau de 1985. Il est pratiquement au plus bas depuis une trentaine d’années. Pourquoi?

C’est alors que de bons esprits se précipitent pour apporter la réponse toute prête: c’est la faute aux coûts salariaux, au coût du travail, voyons ! Eh non! Certes les coûts salariaux ont progressé régulièrement durant cette période, mais, en miroir, la productivité progresse moins, comme le pouvoir d’achat qui ne fait que se maintenir globalement.

Cette productivité, mesurée par le PIB rapportée aux heures travaillées était pourtant plus élevée fin 2010 en France qu’en Allemagne, au Royaume-Uni, en Europe du Nord et en Europe du Sud. Mais sa progression relativement ralentie renvoie au sous-investissement chronique de l’appareil productif français (automatisation, robotisation, informatisation) et à la désindustrialisation accélérée du pays au profit des sociétés de service à la productivité par définition plus faible. C’est aussi ce qui explique que les entreprises, vu leur gamme de production davantage située vers le milieu que vers le haut, ne peuvent pratiquer d’ajustements tarifaires. La situation comparée de l’automobile en France et en Allemagne, en témoigne; mais cela vaut pour d’autres secteurs de biens d’équipement, en machines industrielles par exemple.

Preuve supplémentaire en est que le décalage des courbes entre salaires et productivité ne se traduit nullement dans une hausse de la consommation ou du pouvoir d’achat des salariés. Ce dernier stagne depuis 2007 et commence à s’éroder pour la majorité de la population avec l’aggravation de la crise. Par contre, dans l’environnement dégradé du marché du travail, le taux d’épargne souligne l’inquiétude qui prévaut: il augmente notablement depuis le début 2012.

On a parlé jusqu’à maintenant des entreprises non financières. Si on regarde les évolutions tous secteurs confondus (biens, services et aussi banques et sociétés financières à la créativité sans limite), la silhouette des profits, approchés par les mêmes taux de marge, ressort bien différente: elle épouse en effet une pente ascendante prononcée depuis les années 80 et surtout 90 avec l’âge d’or de la financiarisation mondialisée. Visiblement ceux qui cherchaient des profits toujours plus gros ont regardé de ce côté-là, fabriquant la bulle qui a explosé en 2008.

Mais le tableau serait incomplet si on ne différenciait pas parmi les entreprises non financières, les grands groupes multinationaux, d’une part, et les sociétés de taille plus réduites, les PME et ETI (entreprises de taille intermédiaire), d’autre part. Les profits des grands groupes (du CAC 40 ou pas) ont pris l’ascenseur pendant ces 30 dernières années. Ceux des petites entreprises sont descendus par l’escalier.

Le comportement des premiers vis-à-vis des seconds n’y est pas pour rien dans tous les secteurs, des fournisseurs de la grande distribution aux équipementiers et sous-traitants industriels. Tout ce tissu de PME-ETI a été soumis à la pression des donneurs d’ordre écrasant leurs marges par des politiques de prix léonines et asséchant souvent leur trésorerie jusqu’à la ruine. Tout le monde le sait, ces petites entreprises très spécialisées sont captives de leur client principal sinon exclusif, à savoir un de ces grands groupes qui caracole avec ses dividendes juteux servis aux actionnaires (en moyenne la moitié des bénéfices qu’il vente ou qu’il pleuve).

Ce n’est pas par hasard que ce tissu d’entreprises intermédiaires est dépeuplé en France, comparé à l’Allemagne et même à l’Italie, qui en ont deux fois plus.

En résumé, la finance continue son manège, les grands groupes engrangent, les salariés et les ménages sont à la portion congrue. Ces comportements répondent à la crise et induisent son accélération. On appelle ça un cercle vicieux. «Le cercle vicieux entre les États, les banques et l’économie réelle est plus solide que jamais», peut-on lire dans le bulletin du FMI (18 juillet 2012).

Cercle vicieux

Puisque l’économie française, c’est un fait, n’est pas tirée par l’innovation et les exportations, il faut regarder du côté de la demande interne pour établir un diagnostic et tenter un pronostic.

Globalement cette demande interne est au même niveau qu’avant la crise de 2008. Depuis le début 2011, elle plafonne. Ses composantes en disent bien plus long :

1° La consommation des ménages reste lisse, avec des signes de repli depuis 18 mois.

2° L’investissement a chuté de façon drastique depuis 2008 pour se situer à 10% environ en dessous de son niveau d’avant crise. Dans cet ensemble, l’investissement logement chute deux fois plus vite que celui des entreprises ou de l’Etat.

3° Finalement, les dépenses publiques sont le seul vecteur de soutien à la demande interne. Par contre, la contribution des dépenses privées (consommation des ménages, investissement des entreprises et logement) est quasiment nulle.

Voilà pour le diagnostic. Quant au pronostic, il ne peut être que réservé.

Que dirait-on d’un médecin qui prescrirait un traitement pour le bouton que vous avez sur la joue quand vous sortez en débris d’un accident de voiture? Rationaliser les dépenses publiques, éliminer les gâchis et améliorer la gestion de l’Etat et de ses administrations centrales? Bien sûr ! Mais concentrer l’attention là-dessus, en visant la réduction des budgets publics, alors que la consommation et l’investissement sont en panne ne peut que déboucher sur de nouvelles déconvenues.

L’érosion engagée du pouvoir d’achat du plus grand nombre, l’explosion du chômage (qui en réalité touche plus de 5 millions de personnes, toutes catégories confondues, soit près de 15% de la population active), l’alourdissement prévu des taxes et le report annoncé d’une partie des cotisations patronales vers la fiscalité privée (via la CSG) – Contribution sociale généralisée [2] – tout cela ne risque pas de stimuler la consommation. Le resserrement amplifié du crédit bancaire aux entreprises ne va pas encourager l’investissement et l’innovation non plus.

Autrement dit, aborder le problème de la compétitivité par les coûts, et surtout les coûts du travail, est une impasse. A moins de caresser un projet à l’allemande (qui délocalise, entre autres, en Europe centrale) faisant de l’Espagne, de l’Italie et du Portugal un bassin de sous-traitance aux coûts moins élevés; et dire qu’on parlait d’Europe solidaire!

Sans pilotage stratégique public sur des programmes d’investissements et d’innovation répondant aux besoins écologiques et sociaux d’une société moderne développée, sans outil bancaire et financier unifié et encadré pour mettre cela en musique, il n’y aura ni stratégie ni instruments efficaces.

En juillet 2012, une commission du Sénat (présidée par un sénateur de l’UMP) remettait un rapport sur l’évasion fiscale, l’évaluant pour 2011 à 50 milliards d’euros (montant voisin des intérêts de la dette), dont plus de la moitié pour l’impôt sur les bénéfices des sociétés (IS). Elle relevait que sur 12’000 entreprises de plus de 2 000 salariés, 500 seulement acquittaient l’IS soit moins de 5%, optimisation fiscale aidant. Qui l’a relevé?

Sans stimulation du pouvoir d’achat par des progressions salariales, sans nouvelle répartition du travail entre toutes et tous pour endiguer le chômage et favoriser les gains de productivité, sans une fiscalité réellement progressive vis-à-vis des grandes entreprises et des privilégiés pour renflouer les caisses de l’Etat vidées par les cadeaux des décennies précédentes, il n’y aura pas de solution tangible.

Cette stratégie, ces mesures, cette politique reposent sur une vision de long terme appuyée sur des priorités d’investissement, d’innovation, d’éducation, de santé, d’environnement et d’amélioration des conditions de vie et de travail. Pas sur des recettes de court terme, au demeurant sans pertinence. Rien que les mesures actuelles «d’économies» opèrent une ponction sur la croissance de l’ordre de deux points; par quoi peuvent-elles être compensées pour tirer l’activité? Avec des «prévisions» de croissance (+0,5% pour 2012 et +0,8% pour 2013) manifestement hors des clous, le gouvernement espère que l’orage passe et que le beau temps revienne dans les deux ans. Gribouille disait-on, ou vœux pieux si on préfère.

Ce ne sera pas le cas. Ce qui s’annonce est tout différent: la crise en Europe ne ralentit pas, le ralentissement mondial non plus. En fin 2012 ou début 2013, avant les échéances électorales de 2014, d’autres mesures d’austérité viendront compléter la panoplie. La purge continuera ici et ailleurs avec les mêmes effets demain qu’hier et aujourd’hui. A moins que des voix ne s’élèvent et que la colère monte pour qu’il en soit autrement. C’est bien possible.

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[1] Le RBE: le résultat brut d’exploitation correspond au résultat d’exploitation avant les amortissements et les provisions, augmenté de la part dans le résultat courant des sociétés et des revenus financiers hors intérêt. RBE est souvent assimilé à l’excédent brut d’exploitation. La VA: la valeur ajoutée est mesurée par l’excédent de la valeur des biens et des services produits sur la valeur des consommations intermédiaires. La valeur ajoutée est brute parce qu’on la calcule sans retirer la valeur du capital fixe usé dans cette production. (Réd.)

[2] La Contribution sociale généralisée, mise en place par le gouvernement Rocard, en 1990, avait pour but de remplacer des cotisations sociales reposant sur les salaires par un prélèvement fiscal opéré sur tous les revenus. (Réd.)

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