Par Richard Detje
En France, le «modèle Allemagne» fête en ce moment sa résurrection. Mais pas «le capitalisme rhénan» [vanté par Michel Albert, en 1991, sous le titre Capitalisme contre Capitalisme, alors que son extinction s’annonçait] qui signifiait, à l’époque: «Etat providence», «relations industrielles équilibrées» et un maillage serré entre les banques et les entreprises. Avec l’apparition du capitalisme dit financier, ce modèle n’est plus qu’un vestige de l’histoire. Quand on parle aujourd’hui de «modèle Allemagne», on parle du marché du travail.
En effet, alors que le chômage atteint des niveaux record en Europe, il baisse en Allemagne. Cela aurait même été le cas en janvier 2012, si l’emploi n’avait un peu fléchi dans le BTP (bâtiment, travaux publics), l’agriculture et, après Noël, dans le commerce de détail, comme tous les ans à cette époque. Avec 3,082 millions de chômeurs et chômeuses (chiffres officiels), on a cependant atteint le taux de chômage le plus bas depuis 20 ans et par conséquent le record inégalé de 41,6 millions de personnes qui ont du travail (taux d’emploi élevé donc).
Quand on traduit «modèle Allemagne», cela signifie: compétitivité à travers la transformation du marché du travail. En bref: Agenda 2010 (sous la coalition SPD-Les Verts), élaboré sous la surveillance du social-démocrate Gehrad Schröder (chancelier de 1998 à 2005), avec les lois Hartz: les quatre lois sur la flexibilisation du marché du travail qui s’étalent de 2003 à 2005. Elles tirent leur nom de Peter Hartz, ancien chef du personnel chez Volkswagen.
C’est ainsi qu’on reparla de G. Schröder, entre-temps tombé aux oubliettes, non pas lorsqu’il inaugura de sordides oléoducs ou gazoducs au service de Gazprom, mais quand il eut l’honneur de dîner avec le président de la République française, Sarkozy. Il montra sa reconnaissance en utilisant le bashing («dézinguage») socialiste:«En tant que secrétaire du Parti socialiste, François Hollande a très étroitement travaillé avec Oskar Lafontaine, pas avec moi.»
En réalité les lois Harz, épine dorsale de l’Agenda 2010, ont laissé des traces profondes sur le marché du travail allemand. Avec 7,8 millions de travailleurs pauvres, l’Allemagne tient le record européen dans la rubrique «pauvreté malgré travail»: 500’000 personnes, bien qu’employées à plein temps, sont en dessous du seuil de pauvreté, si bien qu’elles sont obligées d’y rajouter les prestations sociales.
On les appelle «Aufstocker» (les travailleurs «soutenus», «augmentés» – sic! – par l’aide sociale). Un travailleur intérimaire sur dix est dans ce cas. Ces prestations, ajoutées aux 7 millions de mini-jobs défiscalisés, coûtent tous les ans plus de 4 milliards d’euros à la Sécurité sociale.
Dumping concurrentiel plus aides aux salaires, c’est ainsi que fonctionne donc le nouveau «modèle Allemagne». Ce régime de marché du travail a vu la naissance d’une société à deux vitesses parmi les chômeurs et chômeuses:
• D’un côté ceux qui ont l’espoir de retrouver un nouvel emploi après une courte période de chômage, même si les conditions se détériorent toujours davantage. Cela va du travail de moins en moins en rapport avec leurs qualifications jusqu’aux pertes croissantes de revenu. Et tout cela va dans le sens de ce que souhaitent les initiateurs de ce modèle: «flexibilité grâce à la disponibilité à faire des concessions».
• De l’autre côté, les chômeurs de longue durée qui reçoivent les prestations Harz IV et qui, selon une nouvelle enquête du Pôle emploi allemand (Office du chômage), sont au nombre de 1,056 million. Il y en aurait beaucoup plus si on ne maquillait pas les statistiques de différentes manières et si on n’avait pas cessé de comptabiliser 105’000 chômeurs âgés de 55 à 64 ans.
Et au-dessus de cette «société» de chômeurs et chômeuses à deux vitesses, il y a une nouvelle «société» à trois vitesses:
• Les travailleurs «permanents» (CDI) ou à emploi normal».
• Les travailleurs intérimaires.
• Les travailleurs employés dans la sous-traitance des services.
Pendant des années, l’augmentation du travail intérimaire était sur l’agenda des responsables de la gestion du personnel des entreprises. Lors de la crise de 2009, c’était la réserve de force de travail «flexible», on pouvait débaucher rapidement et réembaucher tout aussi vite. En septembre 2011, on comptait 910’000 intérimaires en Allemagne. Depuis lors, on pourrait être autour du 1 million. C’est pourquoi, même après l’introduction d’un salaire minimum pour les intérimaires, l’IG Metall exige, lors des négociations en cours, un élargissement des droits de cogestion [Misbestimmung qui n’implique pas un droit effectif de veto, mais a des effets de cooptation dans les structures de «direction»!] des délégués du personnel pour mettre fin à cette expansion et redonner à l’avenir au travail intérimaire le rôle qu’il jouait à l’origine: un «équilibre économique» dans la politique de l’emploi lors de records de commandes et des pointes de production. Pas pour remplacer un emploi normal.
Ce qui est nouveau, c’est l’emploi par «les contrats de sous-traitance de services». Et cette forme d’emploi monte en puissance, en particulier dans l’industrie automobile qui pour le moment encore va de record de production en record de production.
Ces contrats de sous-traitance sont encore peu régulés, il n’existe pas de salaire minimum.
• Premier exemple, celui de BMW à Leipzig. La moitié des ouvriers viennent d’entreprises qui sont des entreprises de sous-traitance, étroitement liées au donneur d’ordre, qui lui-même peut être un sous-traitant d’une autre firme. Des ouvriers employés par la firme WISAG (qui vend-loue de multiples sortes de «services» et donc de travailleurs et travailleuses pour ces «services» dans l’industrie, le catering, l’aviation ou d’autres secteurs) assemblent des essieux dans un hangar à moins de 100 mètres de la chaîne de montage de BMW. Soulever des arbres de transmission et des boîtes de vitesse. Visser. Toutes les 67 secondes. La moyenne d’âge est de 33 ans. On ne tient pas plus longtemps. La cerise sur le gâteau: le service de production WISAG, à l’origine une entreprise de nettoyage, travaille pour le compte de Thyssen Krupp Automotives qui, elle, a conclu avec BMW un contrat de sous-traitance d’essieux. Elle a dans ce but amené WISAG dans son giron en tant qu’entreprise contractante. Car, pour les employés de la sous-traitance, le salaire contractuel d’IG Metall n’est pas valable, alors que les intérimaires de BMW y ont droit.
• Deuxième exemple, Audi à Ingolstadt. Là, les contrats de sous-traitance de services sont d’usage chez les techniciens de l’informatique et les ingénieurs, depuis des années. Un «équilibre» s’établit entre les contrats externes et internes. Il n’y a pas de chiffres fiables.
Les contrats de sous-traitance n’apparaissent pas au service du personnel, ils sont comptabilisés en tant que «frais matériels» dans la rubrique achat. Chez Audi, à Ingolstadt, les travailleurs intérimaires reçoivent les mêmes salaires que les ouvriers «permanents». Par contre, ceux employés dans la sous-traitance de services gagnent entre 500 et 800 euros de moins et travaillent 40 heures par semaine au lieu de 35. Ils n’ont pas droit aux primes et ils n’ont pas droit à la «participation» aux bénéfices. En 2012, cela fait 6500 euros. Ils ne peuvent pas non plus bénéficier de l’assurance-vieillesse de l’entreprise et leurs enfants n’ont pas accès aux jardins d’enfants de l’entreprise. A la cantine, ils doivent payer tarif double puisqu’ils n’ont pas droit aux subventions dont bénéficient les autres ouvriers. A Ingolstadt, il y a déjà plus de contrats de sous-traitance de services que de contrats intérimaires, si bien que le responsable d’IG Metall a fait le constat suivant: l’organisation du marché du travail a complètement explosé.
BMW et Audi sont des cas exemplaires. Les contrats de sous-traitance de services ne sont pas des instruments de flexibilité réservés à l’industrie métallurgique et électrique. Selon le syndicat NGG (Nahrung-Genuss, Gastätten), jusqu’à 90% des ouvriers des abattoirs travaillent sur la base de contrats de sous-traitance, souvent de 12 à 16 heures par jour.
Pratique que l’on connaît depuis longtemps dans le BTP. Dans ce secteur, on ne trouve guère d’entreprises qui ne travaillent pas selon ce modèle. Tout dernièrement, le chef de IG BAU [BTP], Klaus Wiesehügel, a fait l’expérience de la difficulté qu’il y a à combattre des habitudes enracinées depuis longtemps.
Le syndicat participait à la construction de résidences à Heidelberg. L’une des conditions importantes de l’appel d’offres était: pas de contrat de sous-traitance. Après des mois de recherches, une entreprise s’est déclarée disposée à remplir ces conditions. Lorsque les travaux commencèrent, K. Wiesehügel fit quelques recherches sur cette entreprise. Résultat: il est vrai que sur ce chantier d’IG Bau aucun ouvrier n’avait de contrat de sous-traitance. Par contre, l’entreprise avait retiré ses «travailleurs permanents» d’autres chantiers et les avait remplacés par des contrats de sous-traitance de services!
Modèle Allemagne dans la pratique. Imitation déconseillée… (Traduction Annie Salingue et A l’Encontre; article publié dans la revue de gauche, souvent à inclination keynésienne de gauche, Sozialismus, en date du 7 février 2012)
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