Par Lorène Lavocat (Reporterre)
Riches en minerais, les fonds marins sont la cible d’Etats et de compagnies minières. Si l’exploitation n’a pas encore commencé, la pression grandit et les conséquences pourraient être irréversibles. Un sujet crucial, absent du One Ocean Summit [sommet organisé sous la houlette de l’omniprésent président Emmanuel Macron les 9, 10 et 11 février à Brest, avec la présence de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement et d’industriels].
La prochaine ruée vers l’or aura des airs de plongée. Car c’est désormais sur les fonds marins que lorgnent les compagnies minières. Thallium, cobalt, manganèse, nickel, or… Les abysses regorgent de minerais. Alors que les gisements terrestres s’épuisent, Etats et industriels ne cachent plus leur appétit. En octobre dernier, Emmanuel Macron s’est dit prêt à passer à table: «Nous avons dans nos zones économiques exclusives la possibilité d’avoir accès à ces explorations, qui est un levier extraordinaire de compréhension du vivant, peut-être d’accès à certains métaux rares, de compréhension du fonctionnement de nouveaux écosystèmes, d’innovation en termes de santé, en termes de biomimétisme», a précisé le président de la République lors de la présentation de son plan France 2030. Ce plat ne figure pourtant pas au menu du One Ocean Summit, qui s’ouvre ce mercredi 9 février à Brest. Peur de l’indigestion?
«Les fonds marins, entre 1 et 6 km de profondeur, sont constitués de plaines abyssales, mais également de monts, de failles, explique François Chartier, de Greenpeace. On y trouve notamment des nodules polymétalliques, des sortes de patates concentrées de minerais, et des cheminées hydrothermales, qui recèlent du cobalt et de terres rares. Tous ces métaux intéressent beaucoup l’industrie des batteries.» Véhicules électriques, mais également éoliennes, sont en effet gourmands en minerais, au point qu’il faudrait quadrupler les besoins en minéraux pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris [COP21, décembre 2015].
La pression s’accroît donc, et bien que l’exploitation commerciale en eaux profondes n’ait pas encore commencé, vingt-neuf permis d’exploration ont d’ores et déjà été accordés à des pays tels que la Chine, la Corée, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et la Russie. «Ces contrats d’exploration couvrent une surface de 1,3 million de km2 de fonds marins profonds, comptabilisait, en 2020, la Coalition pour la conservation des grands fonds marins. Si ces contrats sont convertis en licences d’exploitation, cela créerait la plus grande opération minière jamais entreprise dans l’histoire de la Terre.»
Eviter des «dommages irréversibles»
Avec des risques non négligeables pour les êtres vivants habitant les profondeurs. Coraux d’eau froide, crabes yéti, vers tubicoles, anémones transparentes… «Ce sont des écosystèmes uniques, plongés dans l’obscurité, où l’on trouve des espèces qui n’existent nulle part ailleurs, précise François Chartier. Mais surtout, c’est un univers encore largement inexploré.» On connaît en effet mieux la Lune que le fond de notre océan. La face cachée de notre satellite a été filmée, Mars a été photographiée sous toutes ses coutures. Mais les sols marins de notre planète bleue? Rien, néant… ou si peu. Moins de 0,0001% du plancher océanique aurait été échantillonné par des scientifiques, selon Greenpeace. D’après une étude publiée ce 4 février dans Science Advances, les abysses abriteraient une biodiversité massive, mais méconnue: les deux tiers de ces espèces seraient pour l’instant inconnus.
Or pour extraire les minerais, «les entreprises veulent envoyer au fond de l’océan des bulldozers retourner des tonnes de sédiments, pilonnant au passage des milliers d’espèces, les asphyxiant avec les nuages de matières qu’ils soulèvent, ou les perturbant par la pollution sonore et lumineuse de toute cette activité», a dénoncé Greenpeace dans une pétition en ligne. L’ONG, avec de nombreuses autres associations et des centaines de scientifiques, demande donc un moratoire sur l’exploitation des fonds marins. «Il faut faire des recherches poussées avant de créer des dommages irréversibles», appuie M. Chartier.
Malgré les appels à la prudence, Etats et compagnies semblent vouloir plonger tête baissée vers les abysses. Au sein de l’Autorité internationale des fonds marins – l’organisation internationale qui «gère» les profondeurs – de multiples voix se font entendre en faveur d’une extraction des minerais océaniques. «Les Etats africains, les Etats asiatiques sont en faveur de l’exploitation minière, les premiers parce qu’ils en retireront des bénéfices, les seconds pour sécuriser leur approvisionnement dans ces minerais essentiels aux industries, a détaillé Olivier Guyonvarch, l’ambassadeur de la France au sein de cette autorité, lors d’une audition devant le Sénat, le 8 février. Quant aux pays occidentaux, ils ont plutôt une approche de précaution: on ne peut procéder à l’exploration, et éventuellement à une future exploitation, que si elle se fait dans une démarche durable et raisonnée.» Signe de la fébrilité, Nauru, un des plus petits Etats insulaires de l’Océanie, a déposé une demande d’exploiter, en lien avec une société canadienne, en juillet dernier. Depuis, les Etats s’activent en vue d’adopter un règlement commun – l’équivalent d’un Code minier pour l’océan – dernière étape nécessaire avant d’envoyer les pelleteuses sous-marines. Ce pourrait être chose faite à l’été 2023, d’après l’ambassadeur.
Presque «plus facile d’envoyer un robot sur la Lune»
Devant les sénateurs, M. Guyonvarch s’est cependant voulu rassurant: il a rappelé que les technologies d’extraction en eaux profondes ne sont pas mûres, et encore extrêmement coûteuses, ce qui devrait limiter l’engouement. «Remonter l’équivalent de boules de pétanque [que sont les nodules polymétalliques] sur 5 km, depuis des zones où la pression est forte, c’est très compliqué, a-t-il fait valoir. C’est quasiment plus facile d’envoyer un robot sur la Lune.» Il a également listé les «garde-fous à une exploitation irraisonnée», telles la création de zones protégées ou l’obligation de plans de gestion de l’environnement. Insuffisant selon M. Chartier: «Tout le monde parle d’exploitation durable sans savoir s’il est réellement possible d’extraire ces minerais de manière “durable”. Surtout, on peut se passer de ces minerais, si l’on recycle mieux ceux déjà utilisés et si l’on s’engage vraiment dans de la sobriété. »
Malgré tout, la France avance ses pions sur l’échiquier océanique. Le 22 janvier 2021, le secrétaire général de la mer présentait une nouvelle stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins. D’après nos confrères d’Actu Environnement, qui l’ont lu en détail, «le gouvernement ne se pose pas la question de savoir s’il faut exploiter les grands fonds marins, mais plutôt quelle stratégie mettre en œuvre pour y parvenir». Puis en mai 2021, le Premier ministre, Jean Castex, a énoncé les priorités du gouvernement pour les fonds marins: acquérir des connaissances sur les écosystèmes et les ressources minérales; «amplifier les efforts de protection des fonds marins» tout en poursuivant «une stratégie d’exploration et d’exploitation durable de leurs ressources»; «valoriser les ressources des grands fonds marins en lien avec le potentiel industriel français».
Face à ce passage en force vers les profondeurs, les ONG espèrent «mettre le pied dans la porte» selon François Chartier. «Nous voulons que ce sujet soit mis sur la table lors du One Ocean Summit, indique-t-il. Il s’agit aussi de souligner l’hypocrisie du gouvernement sur le sujet des océans, avec d’un côté une posture internationale écolo volontariste, et de l’autre un manque d’ambition quant à la protection des fonds marins.» (Article publié par Reporterre, le 11 février 2022)
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