Entretien avec Sergio Grez
Sergio Grez, professeur auprès de l’Universidad de Chile, affirme qu’il n’y a pas de «marée» réactionnaire dans le pays, malgré les résultats de José Antonio Kast et la nouvelle composition du Congrès. En outre, il affirme que pour gagner, Gabriel Boric devrait développer «un travail intense en direction de la majorité populaire qui ne vote pas, soit plus de 52% de l’électorat».
Sergio Grez décortique les résultats de ces élections et prévient que les problèmes structurels auxquels le pays s’affronte ne peuvent être résolus avec des demi-mesures, comme celles proposées par le candidat Gabriel Boric, et évidemment encore moins avec le programme nationaliste extrême, xénophobe, anticommuniste et misogyne de José Antonio Kast.
Que pensez-vous du triomphe de José Antonio Kast au premier tour de l’élection présidentielle [le 21 novembre] et quels facteurs expliqueraient cette «surprise»?
Sergio Grez: En laissant de côté l’impact émotionnel de l’arrivée en première position du candidat de l’extrême droite dans ces élections, il est nécessaire de souligner que le vote de la droite «traditionnelle» dans son ensemble n’a pas augmenté de manière substantielle par rapport à ses résultats électoraux des dernières décennies. José Antonio Kast a battu Gabriel Boric par un peu plus de 2% des suffrages, ce qui n’est pas un pourcentage impossible à combler dans la perspective du second tour de scrutin [le 19 décembre]. De plus, les 27,91% de Kast et les 12,79% de Sebastian Sichel [candidat gouvernemental] ne représentent que 40,7% des voix. Même en supposant que la moitié des voix obtenues par Franco Parisi (6,39%) aille à Kast au second tour, cela donnerait au candidat d’extrême-droite environ 47,1% des suffrages.
Ainsi, il n’y a pas de «marée» réactionnaire, même s’il est clair que nous assistons à une récupération des forces les plus conservatrices dans la politique nationale et, probablement, à l’émergence d’une nouvelle droite. Cela apparaît plus clairement dans les résultats des élections parlementaires, où la droite a obtenu ses meilleurs résultats comparés aux dernières années. Elle a reconquis certaines positions perdues, toutefois sans parvenir à une augmentation significative des votes en sa faveur.
Ainsi, la progression du Frente Social Cristiano de Kast à la Chambre des députés, qui a obtenu 15 sièges, s’explique par le fait que les partis de droite plus traditionnels, Renovación Nacional (RN), Unión Demócrata Independiente (UDI) et Evopoli, ont perdu respectivement 11, 7 et 2 sièges, passant de 72 à 53 députés. Les forces de droite, certes, se retrouvent encore avec 68 élus (44%). Là aussi, il n’y a pas de «marée» réactionnaire mais un déplacement des voix entre les partis conservateurs, même s’il ne faut pas oublier que cela signifie une radicalisation d’un pourcentage important de l’électorat de droite.
Et quelle est votre analyse du résultat électoral des secteurs de gauche?
Les analystes des élections relèvent une avancée significative de la gauche à la Chambre basse: en mars 2022, la gauche passera de 33 à 44 députés, dont 37 d’Apruebo Dignidad (12 du Parti communiste et 23 du Frente Amplio). Le grand perdant de cette élection est l’ancienne Concertación, rebaptisée «Nouveau Pacte Social», qui n’a obtenu que 37 députés: 13 du Parti socialiste (PS), 8 de la Démocratie chrétienne (DC), 7 du Parti pour la démocratie (PPD) et 4 du Parti radical (PR), toutes ses composantes affichant des reculs significatifs par rapport à la représentation obtenue lors de l’élection précédente. La principale surprise et le principal changement à la Chambre basse est l’arrivée de 6 représentants du Parti populaire (de Franco Parisi), qui fera office de «parti charnière» dans la prochaine législature, avec la capacité de faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre, selon les circonstances. Au Sénat, les partis de droite (qui ont obtenu leur meilleur résultat depuis des décennies) et ceux de l’opposition actuelle étaient à égalité avec respectivement 25 représentants [lors de ces élections de novembre seuls 27 sénateurs ont été élus, le renouvellement du Sénat s’effectuant par environ la moitié].
Mais dans l’opinion publique, c’est la droite qui a gagné et réalisé des gains électoraux au premier tour.
Au premier tour de l’élection présidentielle, comme lors des élections législatives, on n’a pas assisté à une montée spectaculaire des forces les plus conservatrices, mais à une certaine radicalisation en leur sein vers l’extrême droite.
Bien que Apruebo Dignidad [coalition électorale dont le candidat présidentiel est Gabriel Boric] présente l’élection du 19 décembre comme une confrontation décisive entre le fascisme (Kast) et l’antifascisme (Boric), je maintiens que, pour une plus grande clarté conceptuelle, il est nécessaire de prendre une certaine distance critique par rapport à ce type d’affirmation. Certes, un éventuel triomphe du porte-étendard de la droite et de l’extrême droite représenterait un danger pour la majorité de la société et un recul des droits et acquis sociaux, politiques et économiques de la classe ouvrière et des secteurs des classes moyennes et populaires, mais cela n’impliquerait pas la mise en place d’un gouvernement «fasciste». En premier lieu, parce que Kast et son parti ne sont pas des fascistes ou des néofascistes mais des post-fascistes, puisqu’ils ne proposent pas un modèle corporatiste ou un système économique avec un fort contrôle de l’Etat – comme c’était le cas dans le fascisme classique – mais l’application orthodoxe du modèle néolibéral. Un mouvement politique n’est pas nécessairement fasciste parce que ses traits idéologiques incluent un nationalisme extrême, la xénophobie, l’anticommunisme, la misogynie, l’homophobie, l’autoritarisme et le non-respect de la démocratie libérale. Bien qu’il s’agisse de caractéristiques communes avec celles d’autres mouvements d’extrême droite, dans le cas des fascistes et des néofascistes, la proposition d’un Etat corporatiste est un élément distinctif essentiel. En outre, un éventuel gouvernement Kast devrait compter sur le soutien, ou du moins la neutralité favorable, des autres fractions de la droite, des grandes entreprises, des forces armées et de l’appareil d’Etat en général, ce qui ne semble pas assuré à l’heure actuelle.
Les classes dominantes, bien qu’elles aient eu des raisons de ressentir une grande peur lors de la rébellion populaire d’octobre 2019 et qu’elles expriment régulièrement un certain malaise accompagné de gestes menaçants, n’ont pas besoin, pour le moment, d’une «dictature fasciste» pour maintenir leur hégémonie et leur contrôle sur la société. Leurs menaces et gesticulations font partie d’un dispositif tactique destiné à user les positions d’Apruebo Dignidad afin de modérer et de restreindre davantage les réformes proposées par son candidat Gabriel Boric.
Alors, de quoi les secteurs populaires doivent-ils s’inquiéter?
Considérant également l’évolution de la situation au Chili au cours des dernières années, autant ou plus que l’avènement d’un «gouvernement fasciste», nous devrions nous inquiéter de l’avancée d’initiatives fascistes dans la démocratie actuelle sous les gouvernements de la droite classique (Sebastian Piñera 1 et 2) et sous les gouvernements de la Concertación (Michelle Bachelet 1 et 2), une avancée qui se manifeste par des politiques d’Etat répressives, par la diffusion et la croissance d’une culture aux caractéristiques fascistes et par la poussée inquiétante de groupes et de positions d’extrême droite, au sein et en dehors de la droite traditionnelle.
Cela signifie qu’une victoire de Boric le 19 décembre ne sera qu’un soulagement momentané, car le danger de l’extrême droite subsistera, surtout si la crise économique et sociale n’est pas résolue à court terme. Si les forces qui soutiennent Boric veulent gagner les élections et freiner la montée de l’extrême droite, plutôt que de se concentrer sur la captation de certaines «niches» de votes de droite ou de centre-droit (au prix d’une réduction de leur propre programme pour le rendre «présentable» aux yeux de l’opinion conservatrice, au risque d’aliéner les votes de gauche), elles devraient s’efforcer de toucher la majorité populaire qui ne vote pas (plus de 52% de l’électorat). Et cela en essayant de la convaincre sur la base de propositions concrètes et réalisables visant à améliorer ses conditions de vie. Sinon, le risque de régression réactionnaire augmentera.
Dans quelle mesure le résultat de l’élection présidentielle pourrait-il influencer le mouvement populaire? Vivons-nous un tournant historique qui pourrait nous conduire à une nouvelle phase de la lutte populaire?
Sans nier les grandes différences qui existent entre les projets des deux candidats qui seront sur le bulletin de vote au second tour, aucun des programmes en conflit ne propose de dépasser le modèle actuel dans une perspective anticapitaliste. Dans le cas de Kast, cela est tellement évident qu’il n’est pas nécessaire de l’analyser. Cependant, il est indispensable de dire quelque chose sur le programme de Boric puisqu’il est présenté comme anti-néolibéral.
Sans entrer dans une analyse détaillée, nous constatons que, contrairement, par exemple, au programme de l’Unidad Popular en 1970, celui d’Apruebo Dignidad ne propose pas un ensemble de transformations anti-oligarchiques, anti-monopoles ou anti-impérialistes qui permettraient d’amorcer le chemin vers de futures transformations anticapitalistes. Sans aucun doute, nous vivons à une époque différente et les tâches d’aujourd’hui sont distinctes de celles d’il y a un demi-siècle. Personne ne peut raisonnablement prétendre que l’horizon socialiste est à l’ordre du jour. Vaincre le néolibéralisme et construire une démocratie participative sont des tâches urgentes autour desquelles une solide majorité de citoyens peut se rassembler. Cependant, si l’objectif de surmonter le néolibéralisme et de construire un «Etat social, participatif et démocratique» doit devenir une réalité et non une simple rhétorique, la lutte anti-néolibérale ne doit pas être séparée de la lutte anti-oligarchique, anti-monopole, anti-impérialiste et anticapitaliste.
Y a-t-il des tâches anti-monopoles et anti-impérialistes dans le programme de Boric?
La simple mention de mesures visant à limiter certaines pratiques de type monopolistique afin d’établir une concurrence capitaliste plus régulée par l’Etat et de générer des politiques pour le développement d’un «capitalisme vert» ne constitue pas une politique anti-monopole cohérente et systématique.
Des faiblesses similaires peuvent être détectées en ce qui concerne la domination de notre économie par le capital impérialiste ou transnational. Le programme d’Apruebo Dignidad n’envisage pas, par exemple, une nouvelle nationalisation du cuivre, une richesse indispensable pour satisfaire les grands besoins sociaux insatisfaits [l’entreprise publique Codelco – Corporación Nacional del Cobre – contrôle quelque 35% de la production annuelle de cuivre au Chili]. L’anti-néolibéralisme de ce programme ne repose pas sur des bases durables. Il s’agit plutôt d’un ensemble de réformes – dont beaucoup sont justes et nécessaires – qui finiront par s’enliser sans atteindre l’objectif proclamé, car ne s’inscrivant pas dans une perspective radicale impliquant nécessairement de porter atteinte à des intérêts majeurs dans le but de disposer des ressources nécessaires au financement des réformes sociales.
La crise se poursuivra au Chili, quel que soit le nouveau président de la République qui prendra ses fonctions le 11 mars 2022, car les problèmes structurels ne peuvent être résolus par des demi-mesures. Ne vous trompez pas, il ne s’agit pas de chercher une solution rapide ou quasi instantanée aux problèmes accumulés. Pour y répondre, il faut sans doute du temps et une dynamique. Mon observation est liée à l’absence d’une perspective radicale, même si elle se présente à long terme, perspective qui permettrait de lier des tâches et des réformes partielles en les inscrivant dans une perspective de transformation générale. (Article publié sur le site El Irreverente, le 3 décembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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