Hisroshima. «Comment décrire aujourd’hui ce que nous avons vu?»

JaponTémoignages recueillis
par Arnaud Vaulerin

Le ciel bleu dégagé et trois avions en altitude. Les survivants du bombardement de Hiroshima ont gardé en mémoire cette dernière image du 6 août 1945 avant la destruction. Il était 8h15 quand la forteresse volante américaine Enola Gay, un B29, a lâché Little Boy au-dessus de Hiroshima. Après une quarantaine de secondes en chute libre, la bombe à l’uranium a explosé à 8h16, à 580 mètres d’altitude libérant une force équivalente à 13’000 tonnes de TNT

Ils avaient 5, 12 et 13 ans quand «Little Boy» a été larguée sur Hiroshima. A 8h16, la bombe à l’uranium enrichi a explosé à 580 mètres au-dessus de la ville [hauteur calculée pour faire le maximum de «dégâts» sur une ville et sa population]. Ce jour-là, des milliers de personnes ont trouvé la mort à la suite de l’explosion, de l’onde de choc, des radiations et des incendies. A la fin de l’année, leur nombre atteindra 110’000. Des milliers ont survécu. Trois d’entre eux ont accepté de raconter leur histoire pour «ne pas oublier ce jour effroyable» [1].

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Akemi Masuda, 75 ans

Pendant près de soixante ans, elle n’a plus mangé de tomates. La vue du légume rouge la renvoyait au 6 août 1945, à un indicible sentiment de culpabilité. Alors, Akemi Masuda n’a rien dit. Le souvenir de ce matin d’été a été enfoui dans un coin de sa mémoire qui s’est claquemurée pour de bon. En optimiste oublieuse, Akemi Masuda a tourné le dos à «cette chose du passé» qui l’a «tant fait souffrir». Jusqu’en 2012, personne n’a jamais rien su de son expérience. Cette année-là, le docteur qui lui a diagnostiqué une hypothyroïdie, un dysfonctionnement de la glande thyroïde, a découvert qu’il avait face à lui une hibakusha, une survivante du bombardement atomique américain sur Hiroshima. «Il n’a pas su me dire si cette maladie était due à la bombe et je n’ai pas eu le courage de lui demander plus d’informations.» Il était le premier à entendre l’histoire d’Akemi Masuda. Alors âgée de 72 ans, cette femme pourtant pleine d’allant et de verve, aux mains bavardes, n’avait rien lâché à son mari, sa fille, ni même à sa mère et sa sœur avec qui elle avait traversé l’épreuve du 6 août. La découverte de la maladie a réveillé le souvenir et, probablement, chassé les craintes d’être ostracisée. «J’ai réalisé qu’il ne s’agissait pas de choses du passé, que les inquiétudes seraient sans limites.» La parole s’est déverrouillée. Derrière une main qui masque un rire de façade, Akemi Masuda s’excuse presque de «raconter des choses qui ne sont pas joyeuses. Mais, c’est plus facile avec un étranger car je sais que mes amis ne liront pas votre journal», dit-elle devant une tasse de café, au morne restaurant Serenade du mémorial de la Paix.

797069-hiroshimaElle n’a rien oublié des minutes qui ont précédé le flash du 6 août. «Je jouais avec mon cousin. Nous avons vu dans le ciel bleu trois avions qui se dirigeaient vers l’ouest. Il en passait souvent, nous n’avons pas fait attention.» Puis, elle est allée dans la cuisine couper une tomate pour sa sœur d’un an qui pleurait de faim.

C’est là que l’explosion l’a piégée. Sa mère l’a retrouvée indemne, abritée sous une poutre dont la chute avait été stoppée par un gros buffet chinois. «Je venais de partager la tomate, une grosse moitié pour moi, la plus petite pour ma sœur. J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’une punition parce que je n’avais pas été égalitaire. Les dieux s’étaient vengés.» Quand elle a retrouvé ses esprits, le voisinage était rasé, les maisons en feu et les blessés tout autour d’elle. «A 5 ans, je voyais les gens par en dessous. La vision terrible qui me reste en mémoire est la peau de ces survivants qui pendaient de leurs mains et de leurs bras, et tombaient en lambeaux au sol. On ne comprenait pas ce qui nous arrivait.»

Avec sa sœur sur le dos et sa tante, Akemi Masuda gagne l’abri aérien près du temple Shinjonomiya. Sur le chemin, elle entend des râles et des appels à l’aide émanant des décombres. Même à 2,3 kilomètres de l’hypocentre de la bombe, elle voit défiler «des fantômes hagards, marchant seuls et sans but, certains agonisant à même le sol.»

Les premiers mois après l’explosion, elle est victime de saignements de nez, de gencives et de diarrhées. Puis, en décembre 1946, une forte fièvre la cloue au lit. «Je voulais manger de la neige. Je me souviens un jour avoir vomi une bassine de sang». Soixante-dix ans plus tard, elle mime dans un long silence la circonférence du récipient avec ses bras fins en suspension. «Cet hiver-là, le médecin a prévenu ma mère que je ne survivrais pas.»Les symptômes disparaissent au printemps, sans explication. Elle restera faible, victime de la maladie bura-bura, cette fatigue chronique qui frappe les survivants de la bombe et les irradiés des accidents nucléaires. «Je n’ai pas le souvenir d’avoir beaucoup joué, de m’être baignée. Je lisais énormément, j’étais feignante en fait», dit-elle en riant. Mais Akemi Masuda a travaillé, enchaînant les emplois de secrétaire, d’assistante dans les services sociaux. Elle s’est mariée, a donné naissance, sans se demander si les radiations pouvaient compromettre l’existence de Michiko, sa fille aujourd’hui âgée de 39 ans. La survivante a bravé les interdits et l’ostracisme qui a entouré les hibakushas, faisant d’eux des proscrits et, à tort, des contagieux infréquentables. «S’il avait fallu commencer à réfléchir aux effets des radiations, nous n’aurions rien fait. On a eu de la chance», finit par dire la survivante qui reconnaît «n’avoir jamais pris les choses au sérieux.»

Mitsuo Kodama, 82 ans

Lui n’a jamais pu avoir d’enfants. Après avoir effectué des tests, il a appris qu’il était infertile. Ce petit homme sec et énergique ne sourit pas beaucoup. Affairé et tendu, il a fait de sa santé et de son corps un champ d’étude sur les effets des radiations. Il a été exposé à 4,6 sieverts (soit près de 250 fois la dose limite autorisée pour les ouvriers du nucléaire) alors qu’il se trouvait à 876 mètres de l’hypocentre, dans le collège départemental de Hiroshima. L’établissement en bois a été soufflé par la déflagration, les restes sont partis en fumée avec des dizaines d’enfants piégés. «Ceux qui ont réalisé qu’ils n’allaient pas s’en sortir ont commencé à chanter l’hymne national. La voix de mes camarades brûlés vifs, et que je n’ai pas pu aider, est gravée à jamais dans ma mémoire.» Il se souvient des cohortes de «fantômes» en guenilles et lambeaux, marchant en silence, et d’un homme qui tenait dans l’une de ses paumes son œil gauche sorti de son orbite.

797067-hiroshimaMitsuo Kodama est un miraculé. Des 307 collégiens, il ne reste plus que lui et un autre en «dépression psychiatrique», dit-il dans un hochement de tête de dépit. Au lendemain de la frappe, ils étaient 19. «Ils sont morts de leucémie, de cancer, de maladie du cœur. Je les ai vus disparaître les uns après les autres alors qu’ils avaient 30, 40, 50 ans.» Mitsuo Kodama a lui aussi été victime de saignements de nez, d’oreilles, d’yeux, de fièvres à 42 °C et de diarrhées chroniques, mais rien d’ampleur avant la soixantaine. Passé ce cap, il a enchaîné les cancers (peau, rectum, estomac, glande thyroïde) au gré de 19 opérations. Aucun n’a heureusement métastasé. En 2005, la Fondation pour la recherche sur les effets des radiations, RERF, a établi que les cellules de Mitsuo Kodama présentaient des anormalités chromosomiques. Son ADN était sujet à des translocations génétiques irrémédiables, autrement dit un chromosome entier ou un segment se fixe à un autre chromosome ou segment n’appartenant pas à la même paire.

Cet après-midi, Mitsuo Kodama est venu avec ses clichés en couleur attestant du grand désordre chromosomique de son corps. C’est après cette découverte qu’il a décidé de raconter son histoire. «Je ne voulais pas me contenter de témoigner de l’horreur du bombardement, mais aborder l’aspect médical, technique des effets des radiations.» Plusieurs personnes lui conseillent de s’en tenir à son seul vécu de survivant et d’éviter les «questions trop difficiles à comprendre». Au lieu de le faire taire, elles encouragent ce pugnace à se montrer plus pédagogique, à écrire un livre, à multiplier les conférences pour «expliquer aux plus jeunes les dangers des radiations dans un pays qui disposent d’une quarantaine de centrales nucléaires. Si l’humanité oublie ce qui s’est passé à Hiroshima avec cette arme inhumaine, elle périra.» Après une carrière dans l’élevage de bétail et la distribution alimentaire, Mitsuo Kodama consacre son temps à témoigner. Il met la dernière main à la traduction de son récit en anglais. Et se félicite presque d’être en paix : «Je n’ai pas eu de cancer depuis deux ans.»

Iwao Eto, 83 ans

Assis sur la banquette du café Serenade, cet homme calme aux yeux humides n’a, lui, jamais été un infatigable témoin. Il ne cache pas une «lassitude de parler. Mais c’est l’une des dernières occasions de le faire». Il a fêté ses 83 ans le 30 mars et ne semble pas avoir quitté son douloureux passé, sa longue errance dans une ville en proie aux flammes et aux radiations. «Comment décrire aujourd’hui ce que nous avons vu? Nous étions désespérés ce jour-là. Je ne comprenais pas ce qui nous arrivait et nos enseignants non plus.» Comble de malchance, il y a soixante-dix ans, il venait de s’installer à Hiroshima, fuyant les bombardements de Yokohama et de Tokyo. Mobilisé pour l’effort de guerre, il fabriquait des vis et des écrous dans une usine de la compagnie électrique Chugoku, située dans l’est de la ville.

797070-hiroshimaLe flash de «rouge et de jaune mêlés» l’a saisi près des machines de découpe. A 3 kilomètres de l’explosion, les vitres ont volé en éclats, s’incrustant dans son crâne rasé et son corps. Une longue cicatrice creuse un sillon sur son bras droit. En début d’après-midi, avec des copains de classe, ils ont décidé de rentrer chez eux dans l’ouest et le sud-ouest de la ville. «Si j’avais su que nous prenions la direction de la partie la plus contaminée de la ville… C’est mon plus grand regret.»

Ils sont une petite poignée à avoir entrepris un périple sans retour au milieu des gisants, des carbonisés et des mourants. Iwao Eto n’a rien oublié de «l’anormalité» de la situation, dont le souvenir aujourd’hui encore le contraint à s’arrêter dans son récit. La salive à la commissure des lèvres, il parle sans relâche, revisite le passé et décrit la géographie de la ville, les ponts détruits, une plaine rase en feu et en fumée. «Nous nous aspergions d’eau pour pouvoir traverser les flammes. Ce jour-là, je marchais en me disant que j’allais tomber fou. Nous avons franchi la rivière Enkogawa au milieu des corps mutilés, aux habits déchirés.» En fin d’après-midi, il refuse de monter à bord de camions quittant la ville pour la périphérie et Kuba, son village. «Il y avait là des gens atrocement blessés et la peau noire. Ils étaient repoussants et affreux. C’était impoli de ma part, mais je ne pouvais pas monter. Ils me dégoûtaient.»

Il arrive en pleine nuit à Kuba, dans un train. Sur le quai, on l’assaille de questions : «Sais-tu où est mon fils? Ma fille?» «C’était douloureux car je savais que beaucoup de personnes travaillaient en centre-ville, près de l’hypocentre.» Les jours et les semaines suivantes, le crématorium tourne à plein régime à Kuba.

En novembre, Iwao Eto retourne à l’école et se passionne pour la physique et la chimie. Il en veut au gouvernement japonais de n’avoir rien fait pour lui indiquer son taux d’exposition aux radiations. Cette colère le ramène au présent. Enfant de Yokohama, Iwao Eto n’a plus jamais quitté Hiroshima. (Publié dans Libération, le 6 août 2015)

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[1] Avec le réalisateur Oliver Stone, Peter Kuznick – professeur d’histoire et directeur de l’Institut d’études nucléaires à l’Université américaine de Washington – a écrit en 2013 Les Crimes cachés des présidents (publié en français aux Editions Saint-Simon). Le 11 octobre 2013 de la même année, les deux publiaient une tribune dans le Huffington Post titrée «Les Etats-Unis et le Japon: partenaires de falsification historique». Le pouvoir américain, indiquent-ils, n’a eu de cesse d’imposer l’idée d’une «bonne guerre», ayant permis d’épargner des milliers de vies américaines et gagnée davantage par les Etats-Unis que par l’URSS. La version racontée aux jeunes Japonais est tout aussi «fallacieuse et malhonnête», ajoutent-ils. Si l’on connaît le massacre de Nankin et l’esclavage sexuel imposé aux Coréennes – les «femmes de réconfort» –, on continue en effet d’ignorer largement la brutalité des conquêtes nippones, «la mort de plus d’un million de Vietnamiens, les atrocités commises en Indonésie, en Malaisie, aux Philippines, à Taïwan, en Birmanie». «La reddition elle-même a été maquillée en une volonté compatissante de l’empereur de se sacrifier afin d’épargner son peuple.»

Après la capitulation, avancent Peter Kuznick et Oliver Stone, les deux pays avaient intérêt à défendre la même interprétation d’Hiroshima: les Etats-Unis pouvaient justifier l’emploi de la bombe en en faisant un tournant dans la guerre; le Japon risquait, en réclamant justice, de voir ses propres crimes de guerre traînés devant les tribunaux. 70 ans plus tard, le «partenariat» continue d’exister. Mais les langues se délient.

Peter Kuznick, dans un entretien accordé le 2 juin 2015 au grand quotidien japonais The Asahi Shimbun, souligne que les services secrets américains avaient intercepté des messages japonais prouvant que le Japon lui-même se jugeait perdu si les Soviétiques intervenaient et que dans un télégramme du 18 juillet, intercepté, ressortait une demande de paix.

Pourquoi, alors, avoir utilisé la bombe? Dans une logique de pré-guerre froide, affirme Peter Kuznick. «Truman espérait que cela accélérerait la reddition japonaise. Il voulait finir la guerre si possible avant que les Russes ne s’y engagent et n’obtiennent ce que les Etats-Unis leur avaient promis à Yalta.»

L’historien Ward Wilson rappelle dans un article publié dans Foreign Policy que, dès 1965, l’historien Gal Alperowitz affirmait que «les dirigeants japonais avaient l’intention de capituler et l’auraient probablement fait avant la date de l’invasion prévue par les Etats-Unis le 1er novembre 1945». La traduction française de cet article de Ward Wilson se trouve sur Slate.fr [http://www.slate.fr/story/73421/bombe-atomique-staline-japon-capituler]. (Réd. A l’Encontre)

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