La récente escalade du conflit dans le Haut-Karabakh (Nagorno-Karabakh) a démontré avec une clarté absolue le pouvoir du traumatisme historique au sein de l’opinion publique azerbaïdjanaise [1].
Une société fracturée et divisée a soudainement été consolidée par le pouvoir de l’action militaire. Le gouvernement, l’opposition et la majorité dépolitisée épousent désormais le même discours dominant, celui d’un devoir national de reprendre les terres perdues du pays.
Pendant ce temps, les voix appelant à la paix n’ont jamais été aussi marginalisées.
Nous avons eu un premier aperçu de ce phénomène en juillet 2020, lors des escarmouches à la frontière entre les deux pays.
Dans l’imaginaire du public azerbaïdjanais, l’Arménie est un ennemi plutôt faible, dépendant de la Russie. Cependant, en juillet, les combats avec l’Arménie se sont terminés par une perte majeure – le général de division Polad Hashimov a été tué. C’était la première perte d’un officier de si haut rang depuis la signature du cessez-le-feu en 1994.
Malgré la répression de l’opposition et les règles sévères du confinement dues au Covid-19, qui imposaient une distanciation sociale et une restriction des libertés civiles, cette nouvelle a plongé l’opinion publique azerbaïdjanaise dans la fureur. Dans les 24 heures qui ont suivi la mort de Polad Hashimov, des dizaines de milliers de manifestants ont afflué dans le centre de Bakou, dans un rassemblement massif et sans précédent en faveur de la guerre.
Certains manifestants ont même fait irruption dans le parlement azerbaïdjanais, endommageant une partie du mobilier à l’intérieur du bâtiment, avant que la police ne les disperse.
Ce fut la manifestation matérielle du traumatisme originel que la perte du Haut-Karabakh représente pour l’identité azerbaïdjanaise post-soviétique. Toute l’identité nationale du pays a été construite sur cette perte – et en tant que telle, chaque escalade suscite l’espoir du public pour une récupération des terres perdues.
C’est le récit dominant qui est à la base de l’Azerbaïdjan moderne. La logique du récit dominant est simple: le Haut-Karabakh (Nagorno-Karabakh) était une partie originelle de l’Azerbaïdjan et l’Arménie l’a volé avec l’aide de la Russie. Selon cette logique, une guerre pour le Haut-Karabakh est nécessairement une guerre de libération, et non, comme le voient les habitants actuels de la région, une guerre d’occupation.
Les récits alternatifs, tels que la résolution pacifique du conflit et le dialogue à long terme, considérés à la fois comme inefficaces et trompeurs, ont été exclus du débat public. D’autant plus que le bref dégel entre les deux pays après la révolution de 2018 s’est à nouveau refroidi après la visite du Premier ministre arménien (Nikol Pachinian, en poste depuis mai 2018) au Haut-Karabakh et son appel à l’unification de l’Arménie et du Haut-Karabakh.
La monopolisation de tout le discours par le récit dominant a signifié que, au moins psychologiquement, l’Azerbaïdjan est depuis longtemps prêt à déclencher une guerre.
L’illusion de la consolidation de la paix
Après les escarmouches et les échauffourées de juillet entre les Arméniens et les Azerbaïdjanais, une nouvelle initiative de paix est apparue. Des dizaines d’Azerbaïdjanais et d’Arméniens progressistes, pour la plupart basés dans des pays occidentaux, ont appelé à la paix et au dialogue. Un tel appel n’est pas nouveau, des exhortations du même type avaient déjà été lancées en 2014.
Il est à noter qu’en 2014 et 2019, les appels à la paix ont été signés par des personnes vivant en dehors de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. Ils n’ont pas abouti à grand-chose et une telle impuissance ne devrait surprendre personne.
De telles initiatives ont toujours été invisibles en Azerbaïdjan. Par exemple, les projets de paix axés sur la jeunesse, généralement financés par les institutions européennes, n’ont attiré que des cercles limités de jeunes, sans doute progressistes, mais toujours les mêmes personnes, avec certains privilèges – ils étaient anglophones, ouverts d’esprit et avaient des opinions anti-guerre bien établies.
Les initiatives de paix et de dialogue n’ont jamais atteint un public plus large. Et, très probablement, cela n’a jamais été un objectif des organisateurs – ils ont dû faire face au régime autoritaire en place et, par conséquent, ils ont adopté un programme faible et dépolitisé, sans aucune proposition concrète et en évitant une critique directe de la politique de l’État.
L’idée d’un tel projet était que les participants envoient des lettres à l’autre partie – d’un Azerbaïdjanais à un lecteur participant au même projet en Arménie. Lorsque j’ai regardé les noms des expéditeurs, j’ai reconnu la plupart des auteurs – je les connaissais personnellement.
Mais en dépit de l’afflux de lettres des «suspects» habituels, le devoir supposé «sacré» de la nation est resté incontesté tant par l’opposition que par la société civile au sens large. En effet, ces projets n’ont atteint leurs objectifs que sur le papier, et leurs messages sont restés ignorés d’un public plus large et plutôt sceptique de gens ordinaires.
Néanmoins, au cours des années précédentes, ceux d’entre nous qui ont défendu la paix n’étaient pas conscients de l’ampleur de l’isolement des voix appelant à la paix. Ce n’est qu’après l’euphorie nationaliste qui a éclaté pendant et après les affrontements au Haut-Karabakh en avril 2016 que nous avons été choqués suite à notre compréhension de l’ampleur de notre isolement du reste du pays.
Mais les quelques personnes qui ont vécu jusqu’en 2016 et n’ont pas abandonné sont maintenant plus sages. Nous ne sommes pas choqués par le fait que l’opposition soutient désormais ouvertement le président, qu’elle avait par ailleurs qualifié de tyran. Nous ne sommes pas surpris que les anciens prisonniers politiques et ceux qui ont subi la violence de l’État expriment maintenant leur admiration avec les derniers discours d’Ilham Aliyev (président de la République d’Azerbaïdjan depuis le 31 octobre 2003). Nous ne sommes pas surpris que nous soyons maudits par les gens ordinaires. En fait, l’autre jour quelqu’un a demandé si des gens comme nous étaient même nés d’une mère azerbaïdjanaise.
Il y a quatre ans, beaucoup d’entre nous étaient tourmentés – comment était-il possible, nous demandions-nous, que ceux qui prétendent défendre les valeurs démocratiques changent si facilement leurs principes?
Aujourd’hui, c’est différent, nous attendons et sommes prêts à endurer une marginalisation et une exclusion extrêmes – et nous le ferons jusqu’à ce que le nationalisme meurtrier qui s’empare des pays à l’occasion de ce conflit prenne fin.
Le traumatisme restera avec nous
Après l’annonce d’une mobilisation militaire partielle en Azerbaïdjan, le 27 septembre dernier, les réseaux sociaux se sont remplis de messages reprenant ces deux mêmes mots: «Reviens vivant».
Déjà, des centaines de ceux qui sont nés dix ans après le début du conflit ne sont plus parmi nous. Plus douloureux encore est de voir les listes des décédés accompagnés des années de naissance des soldats: 1999, 2000, 2001.
Contrairement à 2016, les deux parties font maintenant de leur mieux pour montrer des vidéos toujours plus choquantes. Les flux des médias sociaux font défiler sans fin des images de la mort. Même si l’on essaie de les éviter, c’est impossible.
Nous sommes tous membres de communautés traumatisées – et maintenant, nous avons été à nouveau blessés. Nos anciens traumatismes ont été dévoilés et de nouveaux traumatismes se produisent quotidiennement. C’est un cercle vicieux – la douleur du passé alimentant la douleur du présent et du futur.
Ce traumatisme ne peut être évité. Il est réel et nous devons apprendre à vivre avec. Mais malgré sa réalité concrète, nous devons aussi nous rendre compte que nos méthodes actuelles pour y faire face ne fonctionnent pas. La violence ne fera qu’alimenter la violence. Et un «dialogue» façonné par le récit dominant et monopolisé par l’État n’apportera pas la paix entre nos nations, du moins pas dans un avenir proche.
Nous devons exiger une autre voie. Même si c’est difficile. Mais aussi, nous qui nous opposons à la guerre, nous devons être prêts à faire preuve de compassion. La souffrance des deux nations durera longtemps. Et nous devons comprendre la souffrance de nos communautés et nous tenir à leurs côtés, en travaillant sans relâche pour la paix – même si elles nous rejettent.
Nous devons faire preuve de compassion et de patience, et nous rappeler que le traumatisme reste avec nous. (Article publié le 2 octobre 2020 sur le site OC Media; traduction rédaction A l’Encontre)
Bahruz Samadov est un activiste du mouvement civil Nida d’Azerbaïdjan et est doctorant à l’Université Charles de Prague.
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[1] L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont convenu d’un cessez-le-feu à partir du samedi 10 octobre pour échanger les prisonniers et les corps des personnes tuées dans le conflit entre les forces azerbaïdjanaises et arméniennes dans la région du Haut-Karabakh, a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov. Les pourparlers entre les deux parties ont eu lieu à Moscou et ont constitué le premier contact diplomatique entre les ennemis depuis que les combats pour l’enclave sécessionniste (Nagorno-Karabakh) ont éclaté le 27 septembre, tuant des centaines de personnes. Le cessez-le-feu commence à 12 heures, heure locale. Un cessez-le-feu qui n’est pas respecté, selon les informations disponibles. (The Guardian, 10 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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