Par Patrick Bond
Le coup d’Etat «soft» du 14 février 2018 au cours duquel Cyril Ramaphosa a éjecté de la présidence Jacob Zuma, après environ neuf ans au pouvoir et une lutte humiliante afin d’éviter de démissionner, a des implications locales et géopolitiques contradictoires. L’applaudissement général de la société à voir Zuma s’en aller résonne avec force. Toutefois, sa démission soulève immédiatement des préoccupations quant aux tendances néolibérales, favorables aux grandes entreprises, du nouveau président ainsi que de son passé de corruption financière et son engagement dans une guerre de classe contre les travailleurs. L’épisode du massacre [des mineurs] de Marikana de 2012 n’est toujours pas refermé, en dépit de son discours devant le Parlement, le 20 février, au cours duquel il a demandé pardon. Les nouvelles lois que Ramaphosa soutient auront pour effet de limiter le droit de grève au moment même où le nouveau budget subit des coupes et que des hausses d’impôt frappent les plus pauvres.
Sur le plan international, l’émergence de l’alliance entre le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud en 2010 (lorsque Beijing invita Pretoria à bord) constituait, du moins en était-il convaincu, le principal legs de Zuma: les BRICS offraient un potentiel énorme pour défier l’hégémonie abusive de l’Occident. La réalité, toutefois, s’est révélée décevante, en particulier au sein du pays le plus inégal et agité des cinq, l’Afrique du Sud, où la direction formée à Moscou parlait «gauche» de manière experte… tout en marchant à droite.
Après l’ère Zuma, une austérité budgétaire plus extrême, doublée du retour à une accumulation centrée sur les minerais, sous Ramaphosa, ne fera qu’amplifier la misère localement – tout en laissant, probablement, l’engagement de l’Afrique du Sud envers le projet des BRICS dans le marais. La première indication est apparue le 21 février lorsque le ministre des Finances dont a hérité Ramaphosa, Malusi Gigaba [ministre sous Zuma de mai 2014 à mars 2017; et ministre des Finances du 31 mars au 27 février 2018], entaché par la corruption, a imposé l’austérité et a libéralisé le contrôle des changes.
La fin des Zuptanomics
La chute de Zuma est le résultat d’un changement d’équilibre [dans la balance «du pouvoir»] au cours des dernières semaines. Il trouve son origine, d’un côté, dans les changements du soutien clientélaire au sein de la direction de l’African National Congress (ANC), principalement en conséquence d’une corruption à large échelle financée grâce à une hausse rapide de la dette publique (passant de 28% à 55% du PIB depuis 2009); de l’autre, dans les perspectives menaçantes pour l’ANC en vue des élections de 2019. Cela est dû, sous la forme souvent grotesque par laquelle Zuma a fusionné l’éthique personnelle, un traditionalisme ethnique fondé sur le patriarcat [au sens de «patriarche», ce qui n’exclut évidemment pas la dimension que possède l’autre signification du terme; Zuma s’identifie à l’«ethnie zouloue»] et une accumulation de capitaux par le biais de gangs criminels.
Il y a deux mois, la direction de l’ANC a élu de justesse Ramaphosa – contre Nkozasana Dlamini-Zuma, qui occupait récemment, entre 2012 et 2017, le poste de présidente de la Commission de l’Union africaine et était vue comme loyale envers son ancien mari – dans l’espoir qu’il puisse restaurer le prestige du parti, gagné à l’époque où l’ANC, entre 1912 et 1994, était un mouvement de libération, puis sous la présidence de Nelson Mandela (1994-1999). Ramaphosa est pourtant coupable d’évasion fiscale significative en faveur des firmes qu’il dirigeait, l’entreprise minière de la platine Lonmin ainsi que la plus grande firme de téléphonie mobile du continent (MTN). L’usine à gaz controversée Shanduka [un holding d’investissement actif dans les ressources naturelles, les télécommunications, l’alimentaire, etc. fondé par «l’ancien syndicaliste» Ramaphosa] ainsi que les franchises locales de McDonald’s et de Coca-Cola sont d’autres dimensions contribuant à ses richesses. Il a retiré ses investissements à partir de 2016 lorsque ses richesses estimées à 550 millions de dollars ont été placées auprès d’un organisme indépendant de gestion d’actifs (blind trust).
Ramaphosa a désormais devant lui une «fenêtre d’opportunité» de 15 mois pour effacer la mémoire électorale viscérale des «combinaisons» dites «Zupta» qui – en parallèle à l’alignement de Ramaphosa avec le «monopoly du capital blanc» [expression, controversée, qui sert à désigner la puissance économique des «élites blanches» ainsi que les collusions, au travers de la corruption, entre les diverses élites et l’Etat] – ont influencé de manière si malsaine l’Etat sud-africain tout au long de la dernière décennie, au moins.
Le surnom «Zupta» combine deux composantes: les membres de la famille et les clients de Zuma, qui agissaient sous la direction de trois frères riches, souvent de mauvais goût, les Gupta, des immigrés Indiens. La stratégie de «capture de l’Etat» par ces derniers a été engagée au début de la décennie 2000, mais n’a attiré l’attention des citoyens qu’à la suite d’un luxueux mariage au sein de la famille Gupta, en 2013, au cours duquel les règles de l’immigration et de la sécurité à l’aéroport ont été violées de manière notoire en faveur des invités Indiens. En outre, afin de payer la facture de 2,5 millions de dollars, les Gupta et leurs alliés – comprenant apparemment le nouveau secrétaire de l’ANC, Ace Magashule – ont pillé un fonds de soutien agricole destiné à des paysans noirs de la province Free State [capitale Bloemfontain], dont le dirigeant officiel est encore Magashule.
Lors du scrutin au sein de l’ANC, en décembre dernier, Magashule a battu de peu le colistier de Ramaphosa pour le poste de secrétaire général. Son destin repose toutefois sur l’étendue des poursuites contre les Gupta et dans quelle mesure apparaîtront des témoignages concernant son implication dans le pillage des coffres provinciaux pour leurs affaires. Si les Gupta évitent une arrestation en Afrique du Sud et ne fournissent donc pas un témoignage accablant sur Magashule, il est possible qu’il conserve son emploi dans les mois, voire les années, à venir, à l’instar de Zuma, malgré les doutes répandus au sujet de sa probité.
Près de 1,25 milliard de dollars par année ont été perdus en faveur du pillage Zupta, selon ce que reconnaît l’ancien ministre des finances, Pravin Gordhan, en particulier par le biais des grandes compagnies para-étatiques de l’énergie et des transports. Il s’agit, certes, d’une petite fraction des 22 milliards perdus chaque année dans la surfacturation des contrats publics, opérée par l’élite des affaires la plus corrompue au monde, selon les termes de la société d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC). Au cœur des combines (circuits) de Johannesburg, du Cap, de Stellenbosch et de Durban du White Monopoly Capital, PwC rapporte que «huit cadres supérieurs sur dix commettent des crimes économiques», en particulier par le biais de la fraude lors de passation de contrats publics, par le blanchiment d’argent, le détournement d’actifs ainsi que les pots-de-vin.
Après avoir été élu à la tête de l’ANC en décembre dernier, lorsque Ramaphosa a battu l’ancienne présidente de l’Union africaine Nkosazana Dlamini-Zuma (une ancienne épouse de Jacob), le nouveau dirigeant a gracieusement remercié son prédécesseur. Seuls deux legs ont été mentionnés: la mise en avant du Plan nation de développement (NDP) [un programme qui prétend, à l’horizon 2030, lutter contre les inégalités et la suppression des inégalités] ainsi que la fourniture de médicaments gratuits contre le sida à quatre millions de Sud-Africains.
Cette dernière réussite a en effet élevé de 10 ans l’espérance de vie par rapport aux 52 ans au début des années 2000 [52 ans en 2005 contre 62 en 2015]. La bataille historique de l’organisation Treatment Action Compaign contre les profits de Big Pharmacorp et le négationnisme envers le sida de l’ancien président Thabo Mbeki avait déjà été remportée sans soutien visible de Zuma en 2004. C’est-à-dire bien avant qu’il ne devienne président en 2009 [Mbeki a contesté l’origine virale de la maladie et il est largement considéré comme responsable des retards pris dans l’introduction de traitements antirétroviraux en Afrique du Sud, voir ici et ici].
Ramaphosa mettra fièrement en œuvre le NDP (South Africa’s National Development Plan) au cours des prochaines années car il en est le co-auteur. L’engagement principal du plan, dans lequel la question climatique est absente, en termes d’infrastructures consiste en une ligne ferroviaire d’un coût de 75 milliards de dollars, principalement dans le but d’exporter 18 milliards de tonnes de charbon. Il implique 50 projets majeurs dont 14 sont déjà lancés. L’agence ferroviaire, Transnet, dispose d’un crédit chinois de 5 milliards de dollars en vue de financer l’achat de locomotives, suffisamment puissantes pour tirer des trains chargés de charbon, longs de 3 kilomètres, fabriquées en Chine. La corruption «Zupta» est toutefois déjà un problème majeur en ce qui concerne les acquisitions.
Une combinaison malsaine de politiques clientélaires et de néolibéralisme se poursuivra sans aucun doute, étant donné que le 26 février, Ramaphosa a annoncé un nouveau cabinet dans lequel prendront place deux anciens ministres des Finances célébrés par les marchés financiers – Nhlanhla Nene et Pravin Gordhan – ainsi qu’un président adjoint, David Mabuza, à la tête de la province de l’est de Mpumalanga [ancien Transvaal] depuis 2009.
Le prédécesseur de Mabuza à ce poste, Mathews Phosa – qui était aussi un ancien trésorier de l’ANC –, avait des formules cinglantes sur sa réputation de voleur corrompu: «Il est plongé dans un nuage de scandales et laissez-moi vous dire qu’il le suivra là où il se trouve aujourd’hui… Les gens le craignent. Ils parlent de meurtres dans la province, lorsque l’on parle de ceux-ci, ils sont liés à lui… Je ne pense pas que l’ANC remportera les élections de 2019.»
Le dirigeant de la nouvelle Fédération des syndicats d’Afrique du Sud (la deuxième plus importante derrière le Congrès des syndicats d’Afrique du Sud qui soutient l’ANC), Zwelinzima Vavi, était tout aussi critique envers les nouveaux ministres: «La nomination de Ramaphosa n’a rien changé. Il a changé quelques têtes, mais il est toujours enraciné dans une ANC corrompue et favorable au capital à la tête de laquelle se trouvait son prédécesseur. Il est particulièrement incroyable qu’il ait nommé un président adjoint, et donc un président potentiel, qui est impliqué depuis des années dans certains des crimes les plus sérieux [de la région], lorsqu’il était premier ministre de Mpumalanga. Au nombre de ces crimes se trouvent des pots-de-vin présumés pour l’obtention de contrats pour des installations liées à la Coupe du monde [en 2010], des menaces et l’espionnage envers des journalistes ainsi que la constitution d’une liste noire d’opposants politiques, parmi lesquels au moins 15 ont été assassinés, alors que personne n’a été arrêté pour ces meurtres.»
Pour ce qui est des aspects positifs, toutefois, Ramaphosa a démis l’allié étroit de Zuma au sein du cabinet, le ministre de l’énergie David Mahlobo, ce qui a pour résultat que la tentative d’achat par Pretoria de huit réacteurs nucléaires auprès de Rosatom [compagnie russe] pour 100 milliards de dollars est désormais hautement improbable. Cela est principalement dû à l’aggravation de la crise de la dette de Pretoria, ce qui fait qu’il ne reste qu’une réalisation au crédit de Zuma: les réunions annuelles de «networking» avec des dirigeants à Beijing, Brasilia, Delhi et Moscou.
Les réformes des BRICS?
Le sens commun, tel qu’il est exprimé à la fin de l’année dernière par le chercheur en politique étrangère Oscar van Heerden, veut que Zuma «ait assuré notre ascendance au sein du groupe géostratégique des BRICS, composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine: les économies émergentes du monde. C’est un point important car dans la recherche d’un ordre mondial plus équitable et plus juste, ce groupe fournit un contrepoids aux puissances occidentales dominantes. Les BRICS offrent un meilleur accès aux relations commerciales ainsi que de meilleurs dispositifs mondiaux de sécurité.»
Cette fierté a été également formulée par Zuma, en partie par le biais de son avatar, le politicien et homme d’affaires Gaytom McKenzie, qui a commis un ouvrage «raconte-tout» du type Fire and Fury [allusion à l’ouvrage d’anecdotes, rapidement traduit en de nombreuses langues, de Michael Wolff], Kill Zuma by Any Means Necessary.
Le sens commun aussi bien que les thuriféraires de Zuma doivent être soumis à l’épreuve de la réalité: loin des gestes rhétoriques permanents de Pretoria, les BRICS ont amplifié des processus mondiaux injustes et inéquitables. Alors que trois membres des BRICS ont abrité, entre 2010 et 2018, la Coupe du monde entachée de corruption de la FIFA – ce qui n’est là que la manifestation la plus flagrante, quoique superficielle, de l’entrée dans l’impérialisme (footballistique de Sepp Blatter) – les intentions de «réformes» de la gouvernance mondiale menée par les BRICS sont révélatrices:
• Dans le domaine de la finance mondiale, la restructuration de la direction du FMI entre 2010 et 2015 a cédé une place plus importante aux quatre membres des BRICS largement plus puissants (hausse des droits de vote de 37% pour la Chine, de 23% pour le Brésil, 11% pour l’Inde et 8% pour la Russie), mais la plupart des pays africains disposent aujourd’hui d’un droit de vote bien peu fiable (par exemple le Nigeria en a perdu 41% et même l’Afrique du Sud a perdu 21%). Un droit de vote des BRIC – donc sans l’Afrique du Sud – plus élevé. Il n’atteint juste pas le 15% nécessaire pour présenter un veto. Fait-il une différence quelconque? Après tout, les directeurs du bloc ont suivi à trois reprises (en 2011, 2015 et 2016) leurs homologues occidentaux dans le soutien à la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, alors même qu’elle était poursuivie – et jugée en 2016 coupable par négligence – pour une affaire de corruption criminelle de 490 millions de dollars remontant à sa période comme ministre des Finances française. La «pratique libre» (free ride) de Lagarde suggère que les BRICS non seulement partagent son approche néolibérale mais aussi l’apparition d’une corruption politique systémique au sommet de l’ordre financier mondial.
• En outre, le Contingent Reserve Arrangement – un fonds de sauvetage théorique – de 100 milliards de dollars des BRICS renforce le FMI en obligeant les emprunteurs d’obtenir d’abord un prêt du FMI et de passer par un programme d’ajustement structurel avant d’accéder à l’autre 70% de leur quota de contributions dans des périodes d’urgence financière. Et les dirigeants de la New Development Bank des BRICS – qui n’est pas supervisée par la société civile – se vantent d’un cofinancement et d’arrangements concernant le partage de personnel avec la Banque mondiale.
• En ce qui concerne le réchauffement climatique, l’Accord sur le climat de Paris (2015) a laissé les victimes sans une quelconque option de «dette climatique» contre l’Occident et les BRICS, dans la mesure où les prétentions juridiques vis-à-vis de la responsabilité des signataires sont interdites. Les engagements concernant les diminutions d’émission prises à Paris sont trop faibles et, dans tous les cas, non contraignants – ce dont a témoigné le départ de Trump, en juin dernier, sans qu’il provoque de punition officielle. Les émissions militaires, maritimes et des transports aériens ne sont pas couverts [par ces engagements]. Les marchés de carbone – soit la «privatisation de l’air» – ont été avalisés. La catastrophe climatique est ainsi inévitable, principalement pour le bénéfice des industries qui produisent de grandes quantités de carbone dans les pays riches et moyens.
• En ce qui concerne le commerce mondial, le sommet de Nairobi de 2015 de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a essentiellement mis un terme aux subsides agricoles et donc à la souveraineté alimentaire grâce aux alliances cruciales conclues entre les représentants de Brasilia et de New Delhi avec les négociateurs de Washington et de Bruxelles. Le leader favorable au capital de l’OMC est le Brésil, ce qui laisse penser que le remplacement des élites du Nord par celles du Sud continuera à porter atteinte au «Sud».
Les dirigeants des BRICS se sont révélés des alliés vitaux de l’Occident dans chacun de ces moments récents de la mal-gouvernance mondiale. Les accords à court terme bénéficiant à leurs agences para-étatiques et entreprises néolibérales, intensément polluantes, surviennent toutefois à une époque difficile. Les prétendues «améliorations dans les accords commerciaux» que van Heerden relie à l’ère des BRICS sont, en réalité, accompagnées d’un déclin relatif plus important du commerce tel qu’il est mesuré en rapport au PIB.
Bien que l’année 2017 ait représenté des volumes commerciaux plus élevés, entre 2008 et 2016, le ratio commerce mondial/PIB a diminué légèrement, passant de 61 à 58%. Ce sont les BRICS qui figuraient en tête de cette baisse: le ratio commerce/PIB de la Chine a chuté de 53 à 36%, celui de l’Inde de 53 à 40%, celui d’Afrique du Sud de 73 à 60%, celui de la Russie de 53 à 45% et, enfin, celui du Brésil de 28 à 25%. Pour les deux premiers BRICS, la chute provient d’un rééquilibrage par le biais d’une consommation nationale plus élevée plutôt que par une croissance liée aux exportations.
La part déclinante du commerce pour l’Afrique du Sud, la Russie et le Brésil reflète le pic du prix des matières premières juste avant l’effondrement financier mondial cette année, auquel ont succédé les récessions suivantes. Depuis début 2016, une hausse des prix des matières premières a encouragé les pays dépendants de l’économie extractive, tirant même le Brésil, la Russie et l’Afrique du Sud hors de la récession. Mais le renouveau de la volatilité économique en 2018 – par exemple les milliers de milliards de dollars qui se sont évaporés des marchés financiers pratiquement en une nuit au début de ce mois [de février] – porte la menace du retour d’une vulnérabilité extrême pour les matières premières, tel qu’en portent témoignage les oscillations folles des prix entre 2007 et 2015. (A suivre; article publié le 27 février sur le site Znet, traduction A l’Encontre)
Patrick Bond a corédigé South Africa – The Present as History (Jacana Media, 2014) et publié Elite Transition: From apartheid to neo-liberalism in South Africa (Pluto Press, 2014). Plusieurs de ses articles ont été traduits sur le site A l’Encontre.
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