Par Mathieu Magnaudeix
La mobilisation politique en Tunisie, fort importante et réprimée brutalement, a abouti à la démission de Mohamed Ghannouchi le 27 février 2011. Le lendemain, deux autres ministres, rescapés du régime Ben Ali, quittaient leur fauteuil ministériel : Mohamed Affif Chelbi (ministre de l’Industrie et de la Technologie) et Mohamed Nouri Jouini (Ministre de la Coopération – sic – internationale). La volonté de «déraciner le système» s’affirme parmi celles et ceux qui n’ont pas accepté le «continuisme» symbolisé par Ghannouchi, ni les tentatives d’accaparer des postes par des «opposants». Pour l’heure, la tentative de «transition contrôlée» se fait en plaçant Béji Caid Essebesi, âgé de 84 ans, au poste de Premier ministre. Il fut ministre sous Habib Bourguiba.
Au-delà des objectifs politico-démocratiques, se posent avec force les exigences sociales. Le processus est complexe sur ce terrain. Le chômage est un facteur de «révolte», mais joue aussi comme frein à la mobilisation de secteurs disposant d’un emploi.
Le reportage, publié ci-dessous, sur la situation des salarié·e·s de la plus grande société de centres d’appels fournit des indications fort utiles. (Rédaction).
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Le 14 janvier 2011, jour de la fuite de Ben Ali, la zone industrielle de Ben Arous, au sud de Tunis, a été le théâtre d’un curieux manège. «On a vu plein de gens passer avec des écrans géants dans les bras», raconte Saber Draoul, employé de Téléperformance (TP). Des pilleurs avaient profité de la confusion pour embarquer les téléviseurs de l’usine du coréen LG toute proche.
Ce jour-là, les 1200 salariés du centre d’appels ont terminé à 15 heures. Puis les patrons français sont rentrés à Paris. Le site a fermé trois jours, sur ordre de la direction. Il a fallu dérouter les appels vers les call-centers français.
Le mardi suivant, l’activité a repris. Et depuis un mois à Ben Arous comme dans les cinq autres sites tunisiens de Téléperformance, le leader mondial des centres d’appels, les téléconseillers travaillent normalement. «L’engagement de nos collaborateurs et de la direction a été exemplaire», explique l’entreprise, qui a pourtant jugé bon début février de se dire «prudent·e» pour l’année 2011 en raison de la fragilité de l’économie européenne et de «l’instabilité récente de certains pays, principalement en Afrique du Nord où le groupe est implanté».
Dans d’autres entreprises, l’atmosphère révolutionnaire a suscité des grèves inopinées, les salarié·e·s ont réclamé la démission de leurs patrons. Mais à Ben Arous, où le syndicat UGTT revendique pourtant 700 syndiqués, rien de tel. C’est qu’ici, comme dans les autres centres d’appels délocalisés en Tunisie, faire grève n’est pas franchement bien vu.
Sous Ben Ali, toute contestation sociale d’ampleur était réprimée, envers du décor de la fameuse «stabilité» économique tant vantée par les institutions internationales. Le chômage des jeunes est un tel fléau que la priorité est d’abord de garder son travail. D’autant qu’à Ben Arous, les salarié·e·s craignent eux aussi que leur emploi ne soit délocalisé. «Comme les Français !», explique Lamjed Jemli, secrétaire général du syndicat UGTT à Téléperformance. «Les gens en Tunisie savent qu’un jour, ça risque aussi d’être leur tour. Par exemple, la direction nous parle régulièrement du Maroc, où elle a ouvert un call-center l’an dernier. Et on sait que le Sénégal est le nouvel eldorado des centres d’appels…»
Les salariés de Ben Arous se sont donc contentés d’organiser une journée “brassard rouge”, il y a deux semaines, pour protester contre quelques managers jugés trop zélés. «On proteste, mais on travaille, comme au Japon !», dit Saber Draoul, un des animateurs du syndicat. «Ici, c’est un peu le contraire de la France: beaucoup de syndiqués, peu de grévistes !» s’amuse Badr Tasco, téléconseiller de 27 ans.
Régime off-shore
Cette apparente accalmie n’empêche pas les ressentiments. Les employés de TP à Ben Arous sont très remontés. Ici aussi, la révolution a libéré la parole. Dans le café à côté du call-center où les salariés ont leurs habitudes, les langues se délient.
«Ces dernières semaines, j’ai beaucoup manifesté dans les rues, raconte Dhouha Kouki, 28 ans, énergique conseillère chargée de l’assistance technique des clients d’Orange. Avec la révolution, on n’a plus peur. Les conditions de travail doivent s’améliorer.» Dans l’entreprise, un tract a circulé, dénonçant le «management par le stress» et les «abus de pouvoir». «Certains chefs continuent à nous parler comme au temps de l’ancien régime», s’agace un collègue, qui réclame l’anonymat.
Téléperformance, qui affiche un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros par an, s’est installée en Tunisie en 2000. Dans l’entreprise, la légende dorée veut que ce soit le président Ben Ali lui-même qui ait demandé à un des dirigeants historiques du groupe, Jacques Berrebi, «ce qu’il pouvait faire pour la Tunisie».
Ben Ali a d’ailleurs décoré Jacques Berrebi, aujourd’hui président du comité stratégique, d’une médaille d’honneur en 2006 «pour la création de valeur générée en Tunisie». Il l’a aussi élevé au rang d’officier de l’ordre du Mérite national en 2007, en même temps que d’autres hommes d’affaires… et que son beau-frère, Belhassen Trabelsi, aujourd’hui en fuite au Canada.
En réalité, l’arrivée de Téléperformance ne doit rien au hasard, ou à la seule amitié. Depuis les années 1970, la Tunisie s’est dotée d’un régime fiscal «off-shore » très avantageux pour les entreprises dont les services et produits ne sont pas destinés au marché local: pas d’impôt sur les sociétés pendant dix ans, réduction de la TVA, exemptions fiscales. Depuis une décennie, l’activité des centres d’appels a prospéré. Le secteur embauche désormais 20’000 salarié·e·s, dont 80% travaillent avec le marché français.
En France, Téléperformance vient de lancer un nouveau plan social prévoyant la suppression de 689 postes et la fermeture de plusieurs centres, après une première charrette de 600 emplois en 2009. Mais en Tunisie, l’entreprise ne cesse d’embaucher. «Dans 10 ans, il n’y aura plus de centres d’appels “on line” en France ; Téléperformance Tunisie est donc appelée à voir croître fortement ses effectifs», explique une responsable de Téléperformance Tunisie sur le site officiel de promotion des investissements en Tunisie.
Avec 4700 salariés, Téléperformance est le premier employeur de Tunis. Ici, les clients s’appellent Orange, SFR, Numéricable, Les 3 Suisses, La Redoute, Free ou Amazon. C’est là, par exemple, que l’on atterrit quand on compose, de France, le 3900, le 3901 ou le 3902, les numéros d’assistance commerciale et technique d’Orange pour internet.
Prof de philo, médecins, ingénieurs…
A Ben Arous, les salarié·e·s racontent tous un peu la même histoire. Jeunes (moyenne d’âge, 28 ans), bardés de diplômes, confrontés au chômage, ils ont atterri là faute de mieux. Pas que le travail leur déplaise. Ils rêvaient juste d’autre chose. «A 35 ans, je suis un vieux chez TP, raconte Lamjed Jemli, secrétaire général du syndicat de Téléperformance. Je suis prof de philo. Parmi mes collègues, il y a des médecins, des ingénieurs, des “maîtrisards” [qui ont passé leur maîtrise]. Quand j’ai appelé en 2003 pour postuler, je ne savais même pas ce qu’était TP.»
«Je n’ose pas toujours dire que je travaille ici, ce n’est pas un vrai job pour des gens diplômés comme moi, explique Najla Klaii, titulaire d’un BTS de gestion des entreprises, aujourd’hui chef d’équipe. Mais comme on ne peut pas travailler, on est bien obligés de faire quelque chose pour avoir un salaire.»
«Je suis à TP depuis six ans, dit Saber Draoul, animateur diplômé. Un jour, j’ai reçu un mail m’invitant à postuler. J’ai déposé un CV, une semaine après j’avais un entretien. J’avais besoin d’argent. Disons que c’est du provisoire qui dure.»
Pour leur employeur, cette main-d’œuvre tunisienne payée 3 ou 4 dinars de l’heure (1,50-2 euros, alors que le salaire minimum est à peine un dinar) est une aubaine: elle est abondante – l’université tunisienne est réputée –, cultivée, totalement francophone. Chez Orange France, les centres tunisiens sont considérés comme les meilleurs en termes de qualité de service.
A Téléperformance, les conditions de travail «sont relativement favorables», convient Lamjed Jemli, le secrétaire général du syndicat: tout le monde est en CDI, le travail de nuit est compensé, il y a des tickets-restaurant, des bus pour transporter les salarié·e·s et des mini-crédits pour leurs projets personnels… Bien meilleures, en tout cas que pour tous ces salariés sans couverture sociale, ou la foule des précaires du public et du privé.
Pourtant, le vent de la révolution commence à souffler. «On n’a plus peur, dit Najla Klaii. Il faut désormais parler des conditions de travail, chez TP et ailleurs. Les lois sociales ne sont pas en faveur des salariés tunisiens, il faut les changer, et tout d’abord réviser les salaires.» Elle n’exclut pas de faire jouer la concurrence: «Dans les centres d’appels gérés par des Tunisiens d’Orange Tunisie ou de Tunisie Télécom, les paies sont un peu meilleures.»
Certains rêvent aussi de changer de voie, voire de se lancer tout seul, dit Mehdi Toumi, 41 ans, responsable d’unité. «Avant, ce n’était pas possible de créer sa boîte. Quand on commençait à passer aux choses sérieuses, les proches de la famille royale (sic) venaient immédiatement prendre leurs bénéfices. Maintenant, ça va peut-être changer.»
Au siège français d’Orange, on s’inquiète d’ailleurs d’une possible hémorragie des talents. «Avec la confiscation systématique de l’économie par le clan au pouvoir, la classe moyenne ne créait pas d’entreprises. Désormais, avec la révolution, ces jeunes vont pouvoir se lancer. Orange, qui a aujourd’hui dans les centres d’appels tunisiens de Téléperformance la crème de la crème, craint logiquement que la qualité de recrutement ne baisse, et que le service n’en pâtisse», explique Sébastien Crozier, syndicaliste CFE-CGC/Unsa.
En revanche, pour les soutiers tunisiens de la mondialisation, la révolution a entrouvert l’horizon des possibles. Il y a deux mois, ils n’y auraient jamais cru.
* Journaliste du site Mediapart, article publié le 1er mars 2011
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