Le cancer a finalement eu raison, aujourd’hui 26 janvier à Madrid, de la résistance tenace de Miguel Romero Baeza (né à Melilla, 1945). Journaliste et militant révolutionnaire, il a vécu et combattu la dictature franquiste et le système capitaliste avec la même passion, intelligence et dignité avec lesquelles il a affronté sa maladie. Il n’avait jamais perdu sa capacité d’indignation devant l’injustice; toujours il s’est placé du côté des gens d’en-bas; toujours il est resté immunisé contre la compromission; en tout moment il a maintenu lucidité analytique et décision dans l’action. Sa façon d’être, comme on l’a vu chez tant d’autres révolutionnaires, hommes et femmes, était avant tout une sensibilité à la souffrance du prochain, puis un choix moral («c’est avec les pauvres de la Terre que je veux lier mon sort») et plus tard, seulement plus tard, sont venus la tactique et la stratégie, le parti et le programme. Il a vécu exactement comme il pensait. Pas une goutte d’ambition, pas un gramme d’appétit de gain. Avec décence, avec austérité. Incorruptible.
C’est pour cela que, bien que déjà très affaibli par la maladie, il s’était senti comme un poisson dans l’eau dans les rassemblements du mouvement du 15M et au milieu des Marées [ces mobilisations dans le secteur de la santé, de l’éducation] ou dans les réunions et les activités de formation avec les jeunes de Izquierda Anticapitalista (IA). Exactement comme lors de ses débuts comme participant au mouvement étudiant des années soixante; de la même façon qu’il avait été présent dans les piquets des grèves générales ou dans les manifestations, d’abord pour l’amnistie, plus tard contre l’entrée dans l’OTAN [1982] et la présence de bases des forces armées des Etats-Unis, en solidarité avec la révolution faillie du Nicaragua ou luttant pour quelque cause qui en valait la peine. Plus particulièrement dans tous les efforts pour organiser la résistance internationale face au capitalisme mondial. Et c’est bien pourquoi il a consacré une activité si intense dans les Forums sociaux mondiaux, comme celui de Porto Alegre.
Dans cette «transition» [du franquisme à la «démocratie monarchique»] – qui a trahi les aspirations du mouvement ouvrier de l’Etat espagnol tout entier et celles des peuples des nationalités – il a lutté avec le même courage pour conquérir les libertés que pour affronter les entraves et les chausse-trappes de cette Constitution de 1978 qu’elle avait enfantés. Il a eu la chance d’échapper aux prisons du franquisme, mais le privilège de faire plus tard un mois de prison pour avoir refusé de payer la caution que le tribunal exigeait de lui pour avoir écrit son article dans le dossier «Vive la République!» de la revue Saida. Paradoxes de la vie, quelqu’un qui avait consacré sa jeunesse à renverser la dictature s’est vu emprisonné par les nouveaux démocrates pour avoir défendu une forme démocratique de gouvernement et d’Etat. Il était un irréductible, jamais il n’a accepté la farce des Pactes de la Moncloa [1], ni la farce d’un régime, celui de la réforme issue de la transition, qui aujourd’hui fait eau de toutes parts et auquel la jeunesse dégoûtée, insoumise et indignée ne croit plus.
Le «Moro», le nom par lequel nous – ses camarades et amis avec qui il s’identifiait pleinement – le connaissions, a appartenu à la génération de 1968. Alors qu’il semblait que nous pourrions changer le monde, quand, malgré la répression, couraient des vents d’espérance et de générosité. Ce n’étaient alors ni une folie ni une bizarrerie de lutter pour la révolution socialiste que nous concevions bien différente de la dictature stalinienne. Tout au contraire, nous avions la prétention qu’elle soit la condition pour une société de femmes et d’hommes libres et égaux. C’était alors des temps de générosité et d’engagement, bien différents de la dictature du maudit principe du rapport coût/bénéfice.
C’est précisément à cette époque que nous nous sommes connus, dans des moments où, pour reprendre ses paroles dédiées à Silvino Sariego [camarade de IA, et antérieurement de la LCR, décédé en novembre 2013], nous avons forgé «une amitié profonde, créée il y a plus de quarante ans, quand amitié et révolution étaient inséparables». Le Moro, en plus d’être un lutteur, fut un militant et un politicien lucide, de ceux qui n’ont jamais touché aucun argent du Trésor public. Il a été l’ami affectueux et inconditionnel de ses amies et amis. C’est pour nous une fierté d’avoir pu compter sur son affection et sa confiance. Et partagé sa vie. C’est de là qu’est née mon amitié et mon militantisme partagé, à l’épreuve de toutes les épreuves, avec le Moro, avec Jaime Pastor, avec Lucia Gonzalez (comme tu me manques!). A eux sont venues se joindre de nouvelles personnes dans nos vies: Chato Galante, Justa Moreno, Marti Caussa, Petxo Idoyaga, auxquels se sont ajoutés bien d’autres, beaucoup d’autres, en une liste impossible à publier.
En 1966, il avait le désir de s’organiser politiquement; il n’a pas été nécessaire d’argumenter pourquoi il fallait le faire, il a suffi de lui communiquer un rendez-vous. Très vite, je me suis rendu compte de la qualité de notre recrue. Et, depuis lors, pas un jour de sa vie il n’a cessé d’être organisé pour lutter. Car le Moro a depuis toujours été convaincu que la lutte est ou bien collective et partagée, ou alors elle n’est pas émancipatoire. Ni démocratique. L’action et l’organisation du mouvement social, pour le Moro, et pour nous tous qui avons partagé cette expérience, doivent être imprégnées de démocratie, d’autogestion, et d’auto-organisation. Pour lui, aucun parti n’en vaut la peine si, même dans les pires conditions de répression, il n’est pas totalement démocratique dans son fonctionnement.
Il a tout d’abord milité dans le Front de Libération populaire (FLP) et après sa dissolution il a été un des fondateurs du groupe Comunismo, embryon de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) dont il a été un des dirigeants et qu’il a représentée durant des années dans les instances de la Quatrième Internationale, où il a partagé les débats, les projets et les idées avec des personnalités de l’envergure, entre autres, d’Ernest Mandel (son maître), Francisco Louça et Daniel Bensaïd. Avec le Bensa, son ami français, ils furent personne de référence l’un pour l’autre dans leurs élaborations politiques, le Bensa avec qui il a maintenu un dialogue permanent jusqu’au jour de la mort du philosophe et militant, le 12 janvier 2010.
Le Moro a joué un rôle clé dans le rapprochement entre ETA VI et la LCR qui a culminé en la fusion des deux organisations. Pendant de nombreuses années, il a encouragé le développement des organisations révolutionnaires en Amérique latine, les années pendant lesquelles il a été directeur de l’édition en castillan d’Inprecor, la revue politique bimestrielle de la LCR. Mais son principal travail de journaliste (qu’il chérissait particulièrement), il l’aura consacré à ses articles dans Combate, le journal de la LCR dont il a été le rédacteur en chef à plusieurs reprises, jusqu’à la fusion de son parti avec le Mouvement communiste (MC). Après l’échec de cette unification, il a été membre de l’Espace Alternatif, un courant de la coalition Izquierda Unida, qui en est sorti en 2008 pour se convertir en Izquierda Anticapitalista, l’organisation dans laquelle il aura été actif jusqu’à ses derniers jours.
Il a fondé la revue bimestrielle Viento Sur, la publication très influente dans la gauche alternative, dont il a été l’éditeur et le principal animateur durant les 131 numéros parus à ce jour. Ce fut sa principale contribution ces dernières années, y compris quand il était déjà malade, que ce soit pour l’édition papier ou le site Internet. Ce travail de journaliste, il l’a mené de front avec sa participation dans des forums et des tables rondes, des conférences et des exposés de formation. Il a travaillé durant des années dans l’ONG ACSUR-Las Segovias [2]. Il est l’auteur de plusieurs livres comme Viva Nicaragua libre! (1979), La guerra civil española en Euskadi y Catalunya: contrastes y convergencias (2006) et Conversaciones con la izquierda anticapitalista (2012) ou sa participation comme co-auteur de Porto Alegre se mueve (2003), 1968 El mundo pudo cambiar de base (2008), Enrique Ruano, memoria viva de la transicion (2009) et Pobreza 2.0 (2012).
Le Moro vivait la vie intensément, et il en a tiré tout ce qui valait la peine. Il a joui de la chaleur de sa famille jusqu’à l’ultime moment, du vaste clan des Romero dont il était très fier. Il avait bien raison, comme j‘ai pu le constater quand je les ai connus. Mis à part son étape à Paris [dans le cadre des activités de la IVe Internationale], toute sa vie adulte, il l’a passée à Madrid, sauf quelques courts séjours dans d’autres villes, du fait des contraintes de la clandestinité. Mais il a toujours fait profession d’andalou. Un Andalou capable de comprendre les gens d’autres peuples et de respecter leur droit à décider. Il a beaucoup profité de ses amitiés. Les anciennes comme les nouvelles. Des amis déjà anciens et des nouveaux presque récemment arrivés. Il n’a pas perdu la capacité de se lier avec les générations suivantes. Il a joui des moments de sa vie, de chaque moment. Il avait régi sa vie quotidienne par le bien sage carpe diem (jouis de l’instant présent). De par son caractère et sa vision du monde «rien d’humain ne lui était étranger». Tout l’intéressait, depuis l’impact de la biotechnologie jusqu’à la signification de l’œuvre de Brecht.
Mais surtout il avait des grandes passions. Grandes. Passionné de flamenco et partisan d’Enrique Morente [3], il jouissait autant de la 40e symphonie de Mozart ou de Tristan et Yseut de Wagner; il était un fan des Beatles et de Van Morrison et un bon connaisseur du jazz. Mais surtout un lecteur invétéré, d’auteurs marxistes, bien sûr, mais pas seulement; il lisait Maïakovski, lisait et relisait Poète à New York de Garcia Lorca. Regardez toutes les dernières de couverture de Viento Sur et vous vérifierez l’hommage permanent à Federico Garcia Lorca. Il dévorait des romans depuis que, comme il me l’avait raconté, étant gamin il était tombé sur l’Ile au Trésor. Le roman noir le passionnait particulièrement. Comme tant d’autres révolutionnaires. Et le cinéma. Il assistait assidûment au Festival de cinéma de San Sebastian. Il est possible qu’il ait battu quelque record du nombre de fois qu’il a vu Roma cittá aperta[4] ou Viridiana [5], admirateur de Billy Wilder et de Berlanga. Dans plus d’un article politique, allez savoir comment, il a trouvé l’excuse pour citer Lauren Bacal. Enfin, le secret de Polichinel, quand le Barça jouait, l’horloge s’arrêtait, et il valait mieux attendre que la partie termine pour le rappeler. Cela, tout cela et beaucoup plus, configurait le monde aux multiples facettes de quelqu’un que beaucoup de gens ne connaissaient que pour son engagement politique.
Tant et tant de choses, ami, camarade Moro, pourrait-on raconter à ton sujet! Il ne m’en souvient aucune mauvaise. Mais je me souviendrai toujours des bons moments difficiles politiques et personnels ensemble, camarade. Même jusqu’à cette nuit quand tu es entré dans le coma. Un moment avant, tu voulais encore savoir «comment vont les choses», les choses de toujours, les tâches du moment.
Si le Moro pouvait faire un bilan de sa vie, rien ne la résumerait mieux que ces paroles qu’il avait écrites il y a des décennies, dans son article «Point à la ligne» du numéro 518 de Combate et qui peuvent expliquer son effort constant pour «connecter» avec la jeunesse indignée, avec les nouvelles générations révolutionnaires et avec son obsession pour la rénovation, pour céder le pas: «Il n’y a qu’à regarder le squelette d’article que j’ai devant moi. Il y est dit sur la première page “relève”.Ce n’est pas une idée très originale, mais c’est vrai que c’est ce qui importe. Nous transmettons le témoin. Nous avons parcouru le chemin qu’il nous a été donné de parcourir, de toutes nos forces, si différent de ce que nous avions imaginé. Nous ne sommes pas fatigués. Même avec tous les obstacles et les fois où nous avons trébuché, la course nous a bien plu. Et maintenant nous sommes satisfaits de passer le témoin en des mains qui sont aussi les nôtres et de continuer en avant. C’est ça qui compte et tout le reste est secondaire.» (Traduction A l’Encontre)
[1] Le Pacte de la Moncloa – Palais qui devint, dès 1977, la résidence du président du gouvernement – fut un accord, signé le 25 octobre 1977. Il assura la «transition», après la mort de Franco (1975). Cette «transition» dont certains marquent la fin en 1982, avec l’arrivée au pouvoir du PSOE de Felipe Gonzales. Ce Pacte réunit le gouvernement (Juan Carlos 1er de novembre 1975 à juillet 1976, puis Adolfo Suarez dès juillet 1976), les organisations patronales et professionnelles et tous les partis ayant une représentation parlementaire. Le PCE sera légalisé en avril 1977. Les centrales syndicales – Union générale des travailleurs (UGT), liées au PSOE, et Commissions ouvrières (CCOO) liée au PC – le seront en fin avril 1977. La «liberté syndicale» avait été légalisée dès mars 1977. Le 15 juin 1977 a lieu l’élection à une Assemblée constituante. Le Pacte de la Moncloa, face à un montée sociale, garantit un «transition» en amortissant au maximum les conflits démocratiques, sociaux et politiques. Il devint un élément d’un modèle pour l’organisation des «transitions» devant présider à la «sortie» des dictatures en l’Amérique latine. (Réd. A l’Encontre).
[2] ACSUR-Las Segovias est une ONG présente dans tout l’Etat espagnol et dans tous les pays d’Amérique latine. Elle est issue en 1986 d’un travail de solidarité réalisé au Nicaragua dans la région de Las Segovias. Elle se définit comme une organisation citoyenne, pluraliste et laïque, de transformation sociale pour un développement équitable, durable et démocratique dans le monde. (Réd. A l’Encontre)
[3] Enrique Morente, remarquable et novateur chanteur de flamenco de Grenade, mort subitement en 2010. Ses enfants, dont sa fille, la chanteuse Estrella Morente, poursuivent son œuvre. (Réd. A l’Encontre)
[4] Film de Roberto Rossellini de 1945 (Réd. A l’Encontre)
[5] Film de Luis Buñuel de 1961 (Réd. A l’Encontre)
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Manuel Gari, membre du secrétariat de rédaction de Viento Sur a publié sur le site de la revue l’éloge funèbre que le quotidien en ligne Publico.es a repris.
Au tout début des années 1970, les militant·e·s de la LMR publiaient Rojo – en plus de La Brèche – en lien avec leurs camarades de la LCR et en direction d’un secteur de travailleurs immigrés de l’Etat espagnol, dont les plus engagés politiquement rentrèrent dans leur pays dès 1974-1975. En outre, l’appui donné à la LCR-ETA VI, pour faciliter l’impression de publication, fut un des signes de la coopération-solidarité qui concrétisait non seulement les espoirs dans un changement radical (révolution) au sein de l’Etat espagnol, mais aussi l’attachement concret au combat mené par des camarades, dont Miguel Romero Baeza était un des figures marquantes. Dans ce sens, cet hommage fait aussi partie d’une histoire au présent. (Rédaction A l’Encontre)
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