Par Benjamin Barthe
Elle aura tenu mille jours au bord du gouffre. Mille jours de sang et de sueur, à courir les manifestations et les rendez-vous secrets, à distribuer des sacs de farine ou des bidons d’huile aux familles dans le besoin, à comptabiliser les morts, les blessés et les prisonniers et à témoigner, sur Skype, de la lente descente aux enfers de son pays.
Mille jours de peur et de planques, à se jouer des indics du régime, à éviter les rafles et à anticiper les bombardements. Et puis, dans cette interminable nuit, quelques moments de bonheur, le goût de la fraternité retrouvée, la fierté indicible d’avoir redressé la tête, qu’elle savait communiquer à tous ceux qui la côtoyaient.
Du 15 mars 2011, date des premiers cortèges anti-Assad, au mardi 10 décembre 2013, jour de son enlèvement par des hommes masqués, dans la banlieue de Damas, l’avocate Razan Zaitouneh, âgée de 36 ans, aura été l’une des inspiratrices les plus tenaces et les plus éloquentes du soulèvement syrien. A la fois cheville ouvrière et conscience morale, elle a maintenu vivantes, vaille que vaille, les revendications initiales de cette révolution: la dignité, la liberté, la construction d’une démocratie pluraliste et multiconfessionnelle. Jusqu’à ce funeste mardi donc, quand des inconnus, à 2 heures, ont pénétré dans le local qui l’hébergeait, à Douma, dans la Ghouta-Orientale, une zone agricole passée sous le contrôle de la rébellion armée des environs de Damas. Les assaillants ont d’abord saccagé tout le matériel qui s’y trouvait, puis l’ont emmenée de force avec son mari, Waël Hamada, et deux compagnons de lutte, Samira Al-Khalil et Nazem Al-Hamadi, vers une destination inconnue, sans laisser la moindre revendication.
Comme l’emprisonnement, en février 2012, de Mazen Darwich, un défenseur des droits de l’homme dont on est aujourd’hui sans nouvelles, la disparition de Razan Zaitouneh porte un coup très dur au courant civil et démocratique à l’origine de la révolte anti-Assad. Elle est emblématique de la marginalisation inéluctable de cette tendance, sous l’effet de la répression du régime, de la militarisation du mouvement et de la montée en puissance des factions islamistes. «Razan est une véritable icône de la révolution, elle est l’une des dernières à porter la flamme originelle du soulèvement», affirme Jaber Zaien, l’un de ses proches, qui siège au sein de la Coalition nationale syrienne (CNS), la principale formation d’opposition au régime de Bachar Al-Assad.
«Razan était incontrôlable»
De petite taille, avec des cheveux blonds comme les blés qui encadrent un visage doux et pâle, la jeune femme surprenait ses interlocuteurs par sa force de conviction. «Son apparence frêle cache un bloc de détermination et de courage, une volonté sans faille de servir la révolution, ce qui explique qu’elle ait toujours refusé de partir à l’étranger», raconte Eric Chevallier, l’ancien ambassadeur de France en Syrie, qui l’a rencontrée clandestinement à de nombreuses reprises, avant d’être rappelé à Paris, en mars 2012. «Nous sommes très perturbés par le fait qu’elle ait disparu dans une zone aux mains des rebelles, alors que, pendant des mois, quand elle se trouvait à Damas, elle a su échapper à la surveillance du régime», ajoute Jaber Zaien, qui navigue entre Stockholm et Istanbul, le siège de la CNS.
Dans son communiqué, diffusé quelques heures après l’enlèvement, le Conseil révolutionnaire de Douma a dénoncé «un acte de traîtrise et une œuvre de couards, qui ressemble aux méfaits du régime». Sans mettre en cause un individu ou une organisation. Mais, dans l’entourage des comités locaux de coordination (CLC), un nom circule avec insistance, celui de Zahran Allouch, le chef de la brigade Liwa Al-Islaml, le groupe armé le plus puissant à Douma, d’obédience salafiste.
En septembre, des coups de feu avaient été tirés à proximité du bureau de la jeune avocate, qui abrite le Violations Documentation Center (VDC), une ONG spécialisée dans la comptabilité de la répression. Une note avait été placardée sur la porte, lui donnant trois jours à elle et à ses collègues pour faire leurs valises. Derrière cet ultimatum, ils avaient vu la main de quelques fanatiques locaux, furieux que le VDC ait osé pointer du doigt les exactions commises par des rebelles, ou bien simplement agacés par la présence de ces esprits libres, indépendants des katiba (bataillons) et autres liwa (brigades), qui ont fait de Douma leur fief. «Il y a une mentalité de contrôle parmi tous ces groupes, et Razan était incontrôlable», souligne Ziad Majed, un politologue libanais acquis à la révolution syrienne.
Très vite, Zahran Allouch a démenti toute implication de la Liwa Al-Islam dans l’enlèvement. Mais ses propos n’ont pas convaincu ceux qui savent que cette mini-armée, composée d’environ 25’000 hommes, quadrille la Ghouta et résiste pour l’instant au siège des forces loyalistes. Si l’attaque du VDC avait été une initiative isolée, il est probable que Razan Zaitouneh et ses compagnons d’infortune auraient été vite relâchés.
Reste donc deux pistes: celle d’une opération d’élimination, montée en sous-main par le régime – et destinée à faire taire cette insoumise –, qui contredit la propagande visant à présenter la révolution comme un complot sectaire et sanguinaire; ou bien la piste d’une opération de représailles, ordonnée par une faction radicale de la résistance, dans le but là aussi de bâillonner ce groupe de gêneurs. «Dans tous les cas de figure, souligne Jaber Zaien, c’est la responsabilité de la Liwa Al-Islam de tirer au clair cette affaire et de retrouver Razan, son mari et leurs deux associés.»
Prix européen Sakharov 2011 pour la liberté de pensée
Les salafistes lui doivent bien ça. Dans les années 2000, fraîchement diplômée, elle est l’un des rares membres de sa profession à défendre des prisonniers politiques, notamment des islamistes. Le fait de n’avoir jamais gagné un seul de ces procès ne la dissuade pas de fonder l’Association syrienne des droits de l’homme, avec Haytham Al-Maleh, un vétéran du barreau. Razan, forte tête, milite pour l’ouverture des geôles de la dictature, qui après le bref intermède du printemps de Damas, consécutif à l’avènement au pouvoir de Bachar Al-Assad, se sont vite refermées.
Dans la foulée du démarrage de la révolution, elle met sur pied les CLC, un réseau de militants qui seront dans les premiers mois l’un des principaux vecteurs de la mobilisation populaire. Cet engagement lui vaut le prix Sakharov pour la liberté de pensée, qui lui est décerné en octobre 2011, in absentia, par le Parlement européen. Les manifestations s’étiolant sous les tirs des snipers, les CLC adoptent un rôle davantage humanitaire. La France, par l’entremise de son ambassadeur à Damas, leur transfère plusieurs centaines de milliers d’euros, aussitôt convertis en aide alimentaire. Une tonne de médicaments est également acheminée, en plusieurs livraisons, organisées en pleine nuit à l’insu du régime.
Il y a quelques mois, épuisée par sa vie de fugitive, Razan Zaitouneh s’était installée à Douma avec son mari. Leur existence se partageait entre le recensement des victimes du conflit et la gestion d’ateliers de travail, qui assurent un pécule à plusieurs centaines de femmes. Dans une vidéo [voir ci-dessous] envoyée il y a quelques jours à la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), elle apparaissait voûtée, les traits tirés, comme envahie d’une immense lassitude. «Comment expliquer à quelqu’un que votre enfant n’a pas mangé d’œuf ou bu de lait depuis des mois?», demandait-elle, en référence au siège qui étrangle la Ghouta depuis des mois.
Elle racontait que trois à quatre personnes périssent chaque jour, à Douma, sous les bombardements de l’armée. Mais elle ajoutait, dans un demi-sourire triste, que ce sort était préférable à «la mort lente et pénible» que l’encerclement de l’armée promet à tous les résistants de la Ghouta. (Article publié dans le quotidien français Le Monde, le 13 décembre 2013)
Soyez le premier à commenter