Suisse. AVS21 et démographie: l’art de transformer de pseudo-évidences en parfaites tromperies

Par Benoit Blanc

«La stabilité financière de l’AVS est menacée parce que les baby-boomers arrivent à l’âge de la retraite et que l’espérance de vie augmente.» C’est la première phrase de la présentation par le Conseil fédéral du «contexte» de la votation sur AVS21 le 25 septembre prochain. Et c’est le parfait exemple de la manière dont les partisans de l’élévation de l’âge de la retraite des femmes manipulent des données, parfois incontestables, parfois biaisées, pour leur faire dire des tromperies. Regardons un peu en détail.

Un boom qui n’est pas éternel

Les baby-boomers hantent le débat sur les retraites. La statistique des naissances montre que celles-ci ont dépassé les 80’000 à partir de 1943, les 90’000 à partir de 1957 et les 100’000 entre 1962 et 1969. Dès 1975, leur nombre est à nouveau inférieur à 80’000.

Cela signifie que la plus grande partie des baby-boomers sera à la retraite dès 2035. Dès 2040, les cohortes entrant à la retraite seront nettement moins nombreuses. L’augmentation plus rapide du nombre de personnes arrivant à la retraite est donc limitée dans le temps, deux décennies environ. D’autre part, dès 2035, les générations nées après 2010, plus nombreuses, entreront pleinement sur le marché du travail.

L’éventuel «problème» posé par la génération des baby-boomers est donc ponctuel; il ne saurait justifier une mesure définitive, comme la hausse de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans, puis de tout le monde à 66 ou 67 ans.

D’ailleurs, le fort développement de l’AVS du début des années 1970, avec la 8e révision [voir à ce propos l’article publié sur ce site le 19 août] qui multiplia le montant des rentes par deux, est intervenu lors de l’arrivée à la retraite d’une génération précédente de «baby-boomers» (entre 1897 et 1912, plus de 90’000 naissances chaque année), alors que les générations suivantes, finançant leurs retraites, correspondaient à des années de faible natalité (moins de 70’000 naissances par an entre 1927 et 1940). Bien entendu, l’importante immigration de l’après-guerre a aussi contribué au financement de l’assurance sociale. Néanmoins, à l’époque, personne n’a agité ce spectre…

Espérance de vie: un long fleuve tranquille… vraiment ?

La seconde menace pour la «stabilité financière» serait l’augmentation de l’espérance de vie, présentée comme inexorable. En 2020, elle a certes reculé de 0,5 an pour les femmes et de 0,9 an pour les hommes, conséquence de la pandémie de COVID-19. Mais qu’à cela ne tienne: «Selon les scénarios démographiques, la tendance à la hausse va se poursuivre, malgré la baisse observée en 2020 en raison de la pandémie de COVID-19», affirme l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) dans sa fiche d’information «AVS 21: défis démographiques et situation financière».

On peut avoir quelques doutes. En 2019, quelque 68’000 personnes sont décédées en Suisse. En 2020, ce nombre est monté à plus de 76’000. En 2021, le nombre de décès est resté nettement supérieur au niveau de 2019, avec 71’000 décès. Enfin, de janvier à début août 2022, le suivi hebdomadaire de la mortalité de l’Office fédéral de la statistique (OFS) a recensé environ 3000 décès de plus que le nombre attendu. La pandémie de COVID-19 explique une partie de cette surmortalité. Mais plus de 1300 personnes que prévu sont décédées entre la mi-juin et début août: la canicule a joué durant cette période un rôle déterminant et cet excès de mortalité dépasse celui observé lors de la grande canicule de 2003 (environ 1000).

Le niveau de l’espérance de vie en 2021 (et évidemment en 2022) n’a pas encore été publié par l’OFS. Mais il semble peu probable, avec ces chiffres, que les valeurs de 2019 puissent être rattrapés immédiatement. Quant à retrouver durablement le chemin de croissance des décennies précédentes… Dans son rapport sur «Les scénarios de l’évolution de la population de la Suisse et des cantons 2020-2050», publié en 2020, l’OFS note d’ailleurs que «les évolutions des espérances de vie deviennent de plus en plus irrégulières» (p. 30).

Pour peu que l’on prenne les alertes des climatologues au sérieux, les épisodes de canicule sont destinés à se répéter, probablement à une fréquence accrue. Les canicules provoquent systématiquement des pics de surmortalité parmi les populations les plus fragiles, les personnes âgées en premier lieu. L’évolution de la pandémie de COVID-19 est incertaine et l’apparition de nouvelles pandémies n’est pas modélisable. Mais ces dernières sont en partie liées à l’évolution du climat ainsi qu’aux activités humaines à l’origine de son dérèglement. Tabler sur la poursuite linéaire de la croissance de l’espérance de vie relève d’un optimisme discutable.

Une surestimation systématique… systématiquement tue…

La surmortalité provoquée par les canicules touche presque exclusivement les personnes âgées. Celle liée à la pandémie de COVID-19 concerne aussi en premier lieu les personnes de plus de 65 ans. Cela ne peut que renforcer une tendance observée par l’OFS au sujet de ses scénarios démographiques: ils surestiment systématiquement la population de 65 ans et plus.

Le «Monitoring des scénarios de la population de la Suisse 2020-2050», publié en septembre 2021, remarque ainsi, pour l’année 2020, que «la population des 65 ans ou plus est surestimée par ces trois scénarios [de base]» (p. 4). Le constat était le même à propos des scénarios précédents, de 2015, dont le bilan est fait en 2020 par l’OFS dans sa publication «Les scénarios de l’évolution de la population de la Suisse et des cantons 2020-2050»: «Il faut noter que la population des 65 ans ou plus est surestimée [entre 2015 et 2019] par ces trois scénarios [de base]» (p. 29). Ce constat, dépassant l’effet d’une année exceptionnelle marquée par la pandémie de COVID-19, ne trouve cependant pas sa place dans les argumentaires du Conseil fédéral lorsqu’il s’agit de vendre AVS21.

Rapport de dépendance biaisé

Cela nous ramène au fameux «rapport de dépendance». Voici comment le Conseil fédéral le présente dans son message pro AVS21: «Le rapport entre le nombre de cotisants et le nombre de bénéficiaires est donc très important, puisque les recettes et les dépenses doivent être équilibrées. Depuis 1948, ce rapport est de plus en plus défavorable: à l’époque, on comptait en moyenne 6,5 personnes en âge de travailler pour 1 personne retraitée; en 2020, ce rapport est passé à 3,2 pour 1 et, selon l’OFS, il s’abaissera encore d’ici 2050 pour atteindre 2,2 pour 1.»

On vient de voir que l’OFS reconnaît avoir tendance à surestimer la population de 65 ans et plus. Et comment se présente la situation pour la population «en âge de travailler»? Dans ce cas, le «truc» réside dans la formule elle-même: «en âge de travailler» n’est pas synonyme de «travaillant».

La population «en âge de travailler» désigne, par convention, les personnes âgées de 20 à 64 ans. Mais la part d’entre elles exerçant une activité lucrative, et donc contribuant au financement de l’AVS, a fortement évolué au cours des décennies. Entre 1970 et 2020, la population active occupée a ainsi augmenté de 62%. C’est bien plus que l’augmentation de 49% de la population «en âge de travailler». Une des causes – avec l’immigration – de cette différence est évidemment la forte augmentation du nombre de femmes exerçant une activité professionnelle: la hausse est de 118% entre 1970 et 2020!

Surestimer le nombre de personnes âgées, sous-estimer le nombre de personnes contribuant par leur activité professionnelle au financement des retraites: la recette pour exposer un «rapport de dépendance» alarmant est garantie «satisfait ou remboursé»!

A la fin, c’est la productivité qui décide…

La présentation de la situation démographique est systématiquement biaisée pour alimenter le discours alarmiste de celles et ceux qui veulent imposer une élévation de l’âge de la retraite. Mais la manipulation décisive est celle qui suit: centrer l’attention sur la démographie pour mieux dissimuler l’essentiel: l’augmentation de la productivité du travail et, par conséquent, de la richesse dont dispose la société. Or c’est sur elle que repose le financement des retraites.

Quelle est l’ampleur de cette évolution? En 2020, la productivité horaire du travail (inflation déduite) était supérieure de 41% à celle de 1991. Cela correspond à une augmentation de 1,2% par an en moyenne. Durant la même période, la richesse totale, mesurée par le produit intérieur brut (PIB), a crû de 58% (inflation déduite). Cela correspond à une augmentation annuelle moyenne de 1,6%, combinaison de la hausse de la productivité [1] et de la croissance de la population active. Voilà le «secret» du financement de l’AVS, dont se garde bien de parler le Conseil fédéral!

Que signifient ces données pour l’avenir? Si la richesse produite annuellement continue de croître au rythme de trois dernières décennies, le PIB de la Suisse sera en 2032 supérieur de 21% (inflation déduite) à ce qu’il était en 2020. Le 1% de cotisation salariale supplémentaire suffisant pour garantir la «stabilité financière» de l’AVS (0,5% déduit de la feuille de salaire, 0,5% payé directement par l’employeur) ne représenterait donc qu’une infime partie de cette augmentation de la richesse disponible: 1% de cotisation à l’AVS constitue moins de 0,6% du PIB! Ni le revenu disponible des salarié·e·s, ni la possibilité d’investir dans des activités utiles au développement de la société n’en seraient affectés.

Le financement à venir de l’AVS ne pose donc pas problème et il n’y a aucune raison d’augmenter l’âge de la retraite. NON à AVS21 le 25 septembre prochain! (27 août 2022)

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[1] Sur la confusion productivité/productivisme, voir la contribution de Jean-Marie Harribey «La productivité est-elle synonyme de productivisme». (Réd. A l’Encontre)

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