Autant il est difficile d’accepter la mort d’un camarade comme Troglo, autant il est important de fixer et prolonger sa présence. Celle que les «anciens» pouvaient percevoir, dès la première fois où ils le rencontraient et échangeaient avec lui, dans son regard: une conviction, une détermination et une grande douceur. Les trois inséparables.
Les deux témoignages publiés ci-dessous permettent de saisir le sens effectif du titre de cette rubrique: «Les nôtres». Le premier, de son camarade Jon Fano, signé aussi de son surnom Letxepan («Lait et pain», ce qui illustrait son austérité volontaire lors de son exil forcé à Paris). Le second, de Manuel Gari, qui donne tout son sens à ce qui n’est pas une formule de circonstance: «l’amitié militante». Celle construite dans un contexte où les choix politiques et existentiels se forgeaient face à une dictature implacable.
L’ensemble des témoignages peuvent être lus, en basque et castillan, sur le site de Viento Sur. (C.-A. Udry)
***
Bonjour Troglo. Nous ne t’oublierons jamais!
Par Jon Fano Letxepan
Voici toute ta famille et ta bande des proches de toujours et beaucoup du monde en plus. Je m’adresse à toute ta famille entière et à toutes et tous qui étaient près de toi ces dernières années avec toute ma tendresse.
Tu as quitté la ferme alors que tu n’avais que 18 ans et tu as rejoint l’ETA pour lutter pour la libération nationale et sociale de ce peuple, Euskal Herria.
Nous t’avons appelé Troglo dès le début, un surnom chaleureux que nous t’avons donné durant toute la vie. Tu venais de Galdames, dans la région montagneuse d’Enkarterria, dont les habitants, en raison de leur caractère rural, étaient appelés affectueusement troglodytes. Ainsi, nous t’avons dénommé seulement Troglo, à cause de quelques «troglodades» que tu avais faites, surtout quand tu étais en exil à Paris.
Pendant plusieurs années, avec le reste de l’«équipe», nous avons partagé la clandestinité et l’exil. Avec le retour à la légalité en 1977, nous avons uni nos forces dans LKI-LCR et Zutik! A la fin des années 90, notre parcours politique s’est un peu séparé: je suis retourné à la Gauche abertzale [basque] et tu es resté indépendant avec d’autres militants et militantes de LKI et du monde chrétien progressiste, en promouvant toujours diverses initiatives sociales et politiques en faveur de notre pays.
Nous devons reconnaître le grand travail que tu as fait dans la promotion d’une Initiative législative populaire en 1997 en faveur de la réduction du temps de travail dans le secteur public à 35 heures hebdomadaires et pour un salaire social décent et de qualité. Cette initiative a permis au gouvernement de Gasteiz [communauté autonome du Pays basque] de mettre en place, en 2000, le revenu de base garanti (Renta de Garantía de Ingresos-RGI), tel que nous le connaissons aujourd’hui. Bien qu’il n’ait pas réussi à mettre fin à la misère de dizaines de milliers de personnes, il a au moins réussi à soulager l’extrême misère dont souffrent plus de 100’000 personnes dans la Communauté Autonome Basque.
Ces dernières années, malgré ta maladie, tu avais continué à encourager de nouvelles initiatives à travers la Fondation Hitz&Hitz [qui a pour finalité «de promouvoir une nouvelle culture citoyenne pour mener à bien un changement des structures économiques et sociales»], dans certains cas en collaboration avec la Gauche abertzale.
Tu as toujours été très radical dans tes initiatives, essayant de les animer face à des situations sociales et politiques bloquées. Parfois, tu y allais un peu fort et tu étais têtu. Mais nous avons toujours appris quelque chose de tes arguments et, à plusieurs reprises, nous avons dû reconnaître la validité de tes propositions.
Au cours des deux dernières années, ta maladie étant déjà avancée, nous te rencontrions tous les dimanches après-midi pour prendre un café ou du chocolat avec des churros. Parfois, Oskar venait avec nous. Tu me posais toujours des questions concernant mon fils, prisonnier à Algésiras. Et nous refaisions la moitié du monde. L’autre moitié, nous la laissions pour le dimanche suivant et ainsi de suite. Mais toujours avec l’illusion d’avancer vers un Euskal Herria plus juste et plus libre et un monde libéré de l’oppression et de l’exploitation.
Tu vas me manquer, tu vas nous manquer. Baina gurekin izango zara zara beti. Aurrera Troblo! (Traduction A l’Encontre)
***
Troglo: volonté, initiative et générosité révolutionnaire
Par Manuel Gari
Nous nous attendions à l’issue fatale, mais lorsque c’est arrivé, le choc n’en a pas été moindre. José Ramón Castaños, que des centaines de personnes connaissaient par son surnom Troglo, avec lequel il se présentait toujours, est décédé.
L’une des meilleures expériences de ceux parmi nous qui étaient membres de la LCR [Ligue communiste révolutionnaire dans l’Etat espagnol] a été d’apprendre à nous connaître et de fusionner avec ce groupe si proche de nous qui avait été formé par les membres d’ETA VI [6e Assemblée de l’ETA qui rompait avec la politique militaire d’ETA]. Et plus spécifiquement de traiter avec Troglo. A partir de différents points de départ et d’expériences diverses, soudainement, dans la chaleur de la lutte anti-franquiste, de l’aspiration commune à une société socialiste et grâce aux bonnes influences des membres de la LCR française et de la IVe Internationale, nous avons pu converger dans nos options et nos projets, avec un fort degré d’accord. Et, en outre, ils étaient des gens loyaux. J’ai mis du temps à connaître Troglo. Je ne me souviens pas exactement quand, mais je suis sûr que nous avons commencé à nous rejoindre à l’occasion de son transfert à Madrid pour qu’il puisse prendre part à la direction du parti unifié. Dans ces années-là, j’ai pu voir à quel point il était facile de se disputer avec Troglo, car il défendait passionnément ses idées et ses propositions, mais aussi combien il était encore plus facile de parvenir finalement à un accord sur ce qu’il fallait faire. Le plus important. Et tout cela dans une atmosphère de relations amicales, sans conditions. C’est une chose à mettre en relief aujourd’hui, dans un moment où la concurrence entre les individus et l’absence de débat politique dominent la vie des forces de changement.
Il est impossible de résumer en quelques lignes une vie pleine d’activité révolutionnaire d’une personne avec une grande capacité d’initiative et un dévouement infini à la cause. Je soulignerai deux aspects qui n’ont pas été abordés dans les articles In memoriam précédents et qui me touchent plus directement. Après l’échec de l’unification avec le Mouvement communiste – une fusion qui a impliqué le prix injuste et erroné de quitter le IVe – Troglo et moi avons senti une obligation morale et politique de réparer les dommages causés; nous avons été complices du «retour» au CEI [Comité exécutif international] des militants d’Euskalerria qui partageaient avec Troglo le besoin nécessaire d’établir cette relation et des gens qui, en Euskalerria et dans le reste de l’Etat espagnol, se sont regroupés dans des structures marquées par la continuité: Izquierda Alternativa, Espacio Alternativo, Izquierda Anticapitalista et finalement Anticapitalistaset qui voulaient faire partie de l’organisation internationale.
Au cours de ces années, notre amitié et notre collaboration se sont renforcées, même si nous n’avions pas le même projet politique organisationnel ayant trait à la construction du parti, mais nous partagions beaucoup d’idées, de points programmatiques et de façons de voir la relation entre la lutte sociale et la lutte politique. Et en particulier la vision écosocialiste.
L’autre point que je voudrais souligner est que Troglo, sur la base de l’initiative des Rencontres écosocialistes qui ont commencé à Genève, ont continué à Madrid, puis ont eu lieu à Bilbao, grâce à ses efforts alors qu’il était déjà très malade, a établi ainsi une collaboration très étroite avec les Anticapitalistas et les organisations écologistes de l’Etat espagnol. Grâce à ses propositions et à son engagement, ces rencontres se poursuivront à Lisbonne en novembre 2018.
Tout d’abord. C’est dans les relations établies avec Troglo que j’ai compris d’une manière simple que l’on peut avoir une position politique ferme pour défendre les droits du peuple basque et, en même temps, ne pas avoir à recourir aux ressorts identitaires. C’est du moins ce que j’ai compris. Et, en même temps, il était internationaliste et solidaire de la lutte des peuples comme peu l’étaient.
Ensuite. En tant qu’ami, Troglo ne m’a jamais laissé tomber et j’ai appris sa capacité d’affection dans ses relations quand j’en avais le plus besoin en 2008 et 2009, dans les différents voyages qu’il a fait pour échanger. Juste pour discuter entre un bus et un autre. Pour paraphraser et inverser la devise sandiniste, pour Troglo, la tendresse est solidarité entre les personnes. Et il l’a pratiquée.
Enfin. Le 31 décembre 2016, Sophie, Josu, Marga et moi sommes allés le voir dans sa ferme. Heureusement, nous sommes arrivés et nous ne nous sommes pas perdus dans ces routes et ces virages entre montagnes et vallées. A la fin de l’année, il a continué à nous faire des propositions de travail: un accord entre fondations – que nous n’avons malheureusement pas encore concrétisé –, une initiative sociale contre la précarité avec les secteurs chrétiens et, comme il l’a dit, la préparation de la quatrième édition des Rencontres écosocialistes. Il nous a transmis ses messages et propositions. Nous les garderons.
Troglo est vivant, le combat continue. (Traduction A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter