Par Ernest Mandel
[A l’occasion du 100e anniversaire de la naissance d’Ernest Mandel, le 5 avril 1923, nous publions la traduction française* de ce texte qui est paru en allemand en janvier 1978 dans un ouvrage édité par Fritz J. Raddatz réunissant, entre autres, des contributions de Wolf Biermann, Oskar Negt, Robert Havemann, Rudi Dutschke, Gajo Petrovic, etc., qui répondaient à la question : « Warum ich marxist bin ? » – Réd.)
I.
La grande force d’attraction intellectuelle du marxisme réside dans le fait qu’il permet une intégration rationnelle, complète, et cohérente de toutes les sciences humaines, sans équivalent jusqu’à présent. Il rompt avec l’hypothèse absurde qui prétend que l’humain en tant que structure anatomique n’a pratiquement aucun lien avec l’humain en tant que « zoon politikon » ; l’humain en tant que producteur de biens matériels serait quelque chose de complètement différent de l’humain en tant qu’artiste, poète, penseur ou fondateur de religion. Ceci reste pourtant, jusqu’à nos jours, l’hypothèse sous-jacente de toutes les sciences académiques qui étudient ce qui est humain.
Tandis que pour l’anthropologie physique, il est naturel de souligner la corrélation étroite entre l’évolution de la constitution physique humaine et le développement des capacités psychiques, entre autres la capacité de communication élaborée et la conceptualisation ; et tandis que pour l’étude de la préhistoire et de l’ethnologie, les cultures primitives de l’humanité sont rigoureusement répertoriées (parfois de façon trop strictement mécanique !) d’après les instruments de travail utilisés et l’activité économique prédominante, l’historiographie académique se refuse pourtant à reconnaître dans les modes de production successifs la clé permettant de comprendre le développement des civilisations et de l’histoire politique ; et l’économie politique dominante soutient la légende d’un « désir de propriété » prétendument enraciné « dans la nature humaine », qui – indépendamment de l’état de développement des forces productives et d’une forme d’organisation économique historiquement datée – élèverait la propriété privée, la production de marchandises et la concurrence au rang d’institutions éternelles de la vie économique.
Le marxisme permet de surmonter ces contradictions manifestes. A partir du fait établi par l’anthropologie, que l’humain, puisqu’il est incomplet, ne peut survivre qu’en tant qu’être social (1), le marxisme voit dans cette limitation anatomique de notre espèce le fondement de ses possibilités infinies d’adaptation, c’est à dire le fait que la société est devenue la « deuxième nature » de l’humain et que l’adaptation à différentes formes d’organisation sociale peut faire apparaître un nombre infini de variations des comportements.
Le marxisme permet d’expliquer le caractère historique des lois et formes sociales – et ceci, évidemment, non par les qualités physiques et psychologiques permanentes de l’espèce, qui n’ont pu se modifier que très peu au cours des dix mille ans passés – mais à partir des changements dictés par la forme que prend le travail comme condition absolument nécessaire à la survie de l’humanité.
Les humains produisent leur vie matérielle à l’aide de moyens de production et tissent entre eux, dans le cadre de cette production, certaines relations qu’on appelle rapports de production. Ces rapports de production déterminent en dernière instance la structure de n’importe quel ordre social comme mode de production spécifique. La dialectique du développement des forces de production (on entend par là les moyens de production et le travail humain, ce à quoi il faut ajouter les capacités techniques, scientifiques, et intellectuelles des producteurs) ainsi que le développement des rapports de production (où leur rigidité relative, c’est à dire leur caractère structurel, joue un rôle important), déterminent en dernier ressort le devenir de l’histoire de l’humanité, ses progrès et ses reculs, ses catastrophes et ses révolutions.
Mais pour le marxisme, les activités sociales « non économiques » des êtres humains ne sont en rien de nature « secondaire », et encore moins « accessoire ». C’est justement parce que l’être humain ne peut survivre sans production sociale que la communication sociale est constitutive, du point de vue anthropologique, au même degré que le travail social. Les deux sont liés et inséparables. L’une ne peut pas exister sans l’autre. Mais cela signifie que l’être humain fait tout ce qu’il entreprend, « par la tête », c’est à dire qu’il réfléchit à cette praxis qui est la sienne (2). La production de biens matériels est accompagnée de la production de concepts (auxquels la production de la langue – les phonèmes – n’apporte que la matière première). Le marxisme tente d’expliquer comment la production immatérielle (y compris la production de systèmes conceptuels, c’est-à-dire l’idéologie, la religion, la philosophie et la science) s’entrecroise avec la production de la vie matérielle, s’en détache, réagit sur elle, et ce qui détermine ce mouvement historique.
Dans cette explication les découvertes suivantes, qui, tout comme ce qui précède, relèvent de l’essence du marxisme, sont de nature décisive. Au niveau le plus général, le plus abstrait, de l’observation, dans chaque forme de société particulière (mode de production), la production matérielle tout entière peut être divisée en deux grandes catégories : le produit nécessaire, qui reproduit la force de travail des producteurs, ainsi que le stock donné de moyens de production, permettant le maintien à niveau de la civilisation matérielle et de l’expansion démographique de la société ; et le surproduit social, qui reste après que l’on ait soustrait le produit nécessaire de la production sociale globale. Si le surproduit social est insignifiant, instable et purement fortuit, il n’y aura qu’une croissance économique très réduite par manque de possibilités d’accumulation, et il ne peut pas y avoir de division importante du travail. Ce n’est que lorsque le surproduit social atteint un certain seuil minimal, en quantité et en durée, qu’une partie de la production courante peut être utilisée pour nourrir plus de monde et créer des moyens de production supplémentaires, c’est-à-dire qu’une véritable dynamique de croissance économique peut démarrer.
En même temps, la division économique du travail peut se développer, une partie de la société peut être libérée de la contrainte de la production pour son propre entretien, et l’artisanat, les arts et métiers, le commerce, l’écriture, la production idéologique et scientifique, l’activité administrative et guerrière, peuvent peu à peu devenir des occupations autonomes en se séparant de la production destinée strictement à l’entretien des producteurs. Ceci facilite l’accumulation et la transmission des expériences, des connaissances et des ressources économiques accumulées, ce qui à son tour amène une nouvelle augmentation de la force productive du travail humain et une nouvelle expansion du surproduit social.
A partir d’un certain niveau du développement, cette division économique du travail mène aussi à une division sociale, c’est à dire que les deux se combinent. Une partie de la société utilise la division fonctionnelle du travail (entre autres, les fonctions de gestion des réserves, de commandement de l’armée, d’autorité sur les prisonniers de guerre, etc.) pour s’accaparer le contrôle sur le surproduit social et contraindre une partie ou l’ensemble des producteurs à la laisser disposer de ce surproduit de façon permanente. Ainsi la société se divise en classes sociales antagonistes, entre lesquelles fait rage une lutte des classes permanente, parfois cachée, parfois ouverte, parfois pacifique, parfois violente, pour la distribution de la production matérielle et – périodiquement, au moins – la conservation ou le dépassement de l’ordre social existant.
Sur la base des rapports de production dominants se développe une superstructure complexe de formes de pensée, de modes de comportement, de règles juridiques et d’institutions coercitives, de systèmes idéologiques, etc., qui ont pour fonction de maintenir l’ordre social existant. La plus importante de ces institutions est l’État, c’est-à-dire un appareil spécifique, séparé du reste de la société et entretenu par le surproduit social, qui obtient le monopole de l’exercice de certaines fonctions sociales. Puisque la classe dominante contrôle le surproduit social, elle contrôle l’État. Pour la même raison, l’idéologie dominante (mais non pas unique !) de chaque société est également l’idéologie de la classe dominante.
Cet instrumentaire conceptuel relativement simple permet au marxisme de comprendre et d’expliquer d’une façon approfondie, et en intégrant de plus en plus de données empiriques, non seulement le développement économique et social, mais aussi l’histoire des États, des cultures, de la science, de la religion, de la philosophie, de la littérature, de l’art, de la morale, dans leurs différences et dans leurs transformations (3). C’est son plus grand atout. Le marxisme est la science du développement de la société humaine, c’est-à-dire en fin de compte la science de l’humain tout court.
II.
La conception marxiste de l’histoire et de la société part du principe que chaque mode de production possède ses propres lois de développement, qui déterminent son origine, sa croissance, son plein développement son déclin et sa disparition. Le plus grand apport théorique de Karl Marx réside dans la découverte des lois de développement spécifiques du mode de production capitaliste. C’est en fait le contenu de son œuvre majeure. Le capital est plus ancien que le mode de production capitaliste. Il s’est d’abord développé dans le cadre de la petite production marchande, par 1’autonomisation du commerce monétaire. Ses formes primitives sont le capital usuraire et le capital commercial. Ce n’est qu’avec la pénétration du capital dans la sphère de la production que naît le capitalisme moderne. Ce n’est que lorsque le capital commence à dominer la sphère de production, que l’on peut réellement parler d’un mode de production capitaliste définitivement établi.
Le capital est une valeur qui engendre de la plus-value, c’est de l’argent à la recherche de plus d’argent, la poursuite de l’enrichissement devenue mobile dominant de l’activité économique. Une des plus grandes découvertes de Karl Marx, c’est d’avoir établi que le « capital », en soi et pour soi, n’est pas une « chose ». Du bétail qui se reproduit, une quantité de moyens de travail accumulés, ou même un trésor d’or et d’argent ne son pas automatiquement du capital. Ces « choses » ne deviennent du capital qu’à certaines conditions sociales, qui permettent à leur propriétaire de s’approprier le surproduit social – en partie ou dans sa quasi-totalité selon le poids de ce capital dans la société. Derrière l’apparence des relations entre humains et choses, Marx découvrit la substance du rapport capitalistique en tant que rapport social de production, en tant que relation entre classes sociales.
L’essence du mode capitaliste de production se trouve dans le rapport entre travail salarié et capital, dans la séparation des producteurs directs de leurs moyens de travail et de subsistance d’une part, et d’autre part, dans la maîtrise fragmentée – en raison de la propriété privée des moyens de production – de la classe des capitalistes sur les moyens de production (4). De cette double division de la société naissent des institutions économiques structurelles. Les producteurs directs sont soumis à l’obligation économique de vendre leur force de travail, comme seul moyen de subsistance. La totalité des marchandises produites par ces producteurs est confisquée par les propriétaires de moyens de production qui se les approprient. Une société de production généralisée de marchandises émerge alors, puisque non seulement tous les biens produits, mais également tous les moyens de production (y compris la terre et le sous-sol), ainsi que la force de travail elle-même, sont disponibles sur le marché.
Pour les marxistes, ce sont ces caractéristiques structurelles qui définissent le caractère capitaliste de l’économie et de la société, et non pas les bas salaires, les producteurs réduits à la misère, les salariés dépourvus de pouvoir politique, ou la non-intervention de l’État dans l’économie. Bien loin de s’être contenté de « décrire l’évolution économique du XIXe siècle », et d’avoir été « dépassé par l’évolution économique du XXe siècle », le Capital de Marx est en réalité une géniale anticipation de tendances d’évolution qui ne se sont pleinement concrétisées que bien après la mort de l’auteur. Dans tous les pays capitalistes du temps de Marx, excepté en Grande-Bretagne, la majorité de la population travailleuse était encore composée de petits producteurs et petits commerçants indépendants, aidés des membres de leur famille. C’est seulement beaucoup plus tard que cette population se décomposa en une grande majorité de salariés (déjà plus de 90% en Grande-Bretagne et aux USA, plus de 80% dans la plupart des autres pays industriels capitalistes) et en une classe de grands, moyens et petits capitalistes en continuelle diminution, tandis que les petits producteurs indépendants, travaillant sans salariés extérieurs, deviennent une minorité en voie de disparition.
Pour prouver que nous ne vivons plus aujourd’hui dans un mode de production capitaliste au sens où Marx l’entendait, pour conforter la fable d’une « économie mixte », il faudrait démontrer que les salariés ne sont plus contraints de vendre continuellement leur force de travail (par exemple, parce que l’État serait en mesure de garantir à tous les citoyens un revenu minimum d’existence, indépendamment du fait qu’ils travaillent ou non, ou parce que les moyens de production seraient tellement bon marché qu’il serait possible à chaque travailleur d’épargner suffisamment avec son salaire moyen pour s’établir comme entrepreneur indépendant) et que le développement de l’économie ne serait plus dominé par l’obligation, dictée par la concurrence, de maximiser profit et croissance de chacune des entreprises.
Il suffit d’analyser le développement économique des cent, cinquante et vingt-cinq dernières années, pour constater qu’aucun de ces changements structurels n’a eu lieu. Le capitalisme comme Marx l’a défini, reste aujourd’hui plus que jamais la caractéristique de l’ordre économique du monde occidental.
Il ne s’agit pas d’une question de définition, c’est à dire d’une querelle sémantique. La définition scientifiquement exacte de l’essence du mode de production capitaliste permet d’en découvrir les lois de fonctionnement à long terme ainsi que les contradictions internes. Nous trouvons ici à nouveau une supériorité notable de l’analyse économique marxiste sur les écoles d’économie « néoclassiques », qui n’ont rien d’équivalent à proposer (5).
Puisque le capitalisme repose sur la propriété privée des moyens de production – c’est-à-dire sur le pouvoir, que se partagent différentes entreprises et différents capitalistes, de disposer des moyens de travail et de la force de travail, ainsi que de la capacité de décision sur les investissements -, la production capitaliste est placée sous le signe d’une concurrence impitoyable et de l’anarchie de la production qui en découle. Chaque capitaliste, chaque entreprise, cherche à maximiser profit et croissance, sans se préoccuper des effets de cette tendance sur l’économie dans son ensemble.
La concurrence force à réduire les coûts de production, pour maintenir ou élargir la place de chaque concurrent sur le marché. La réduction des coûts de production exige une extension constante de l’échelle de la production, c’est-à-dire la production de séries toujours plus grandes, celles-ci exigeant à leur tour des machines de plus en plus performantes. Il y a donc dans le capitalisme une tendance à un développement énorme du progrès technique, à l’utilisation permanente de découvertes scientifiques dans la production matérielle, à l’extension sans bornes de la masse des marchandises et du parc des machines jusqu’à la semi-automatisation anticipée par Marx.
Mais toujours plus de machines exigent toujours plus de capital. Pour ne pas être vaincu par la concurrence, le capitaliste (l’entreprise capitaliste) doit continuellement essayer d’élargir son capital. L’accumulation du capital est le but essentiel et le moteur principal de la vie économique et de la croissance dans le capitalisme. Si l’accumulation du capital se ralentit, l’activité économique diminue et la pénurie et la misère s’étendent, indépendamment du fait que d’énormes réserves de biens et de forces de production sont disponibles. Contrainte d’accumuler du capital, la classe des capitalistes n’a d’autre choix que l’aggravation tendancielle du degré d’exploitation de la force de travail. Car le capital n’est que de la plus-value capitalisée, et la plus-value n’est que du travail non-payé : c’est la différence entre la nouvelle valeur totale produite par le travail et les coûts de reproduction de la force de travail, c’est-à-dire la forme monétaire du surproduit social. Puisqu’avec une productivité croissante du travail, un panier donné de biens de consommation (et même un panier avec un nombre croissant de biens de consommation) peut être produit en un temps de travail toujours plus réduit (c’est-à-dire dans une fraction décroissante de la journée normale de travail), il est tout à fait possible, dans le cadre de rapports de forces socio-économiques particuliers – surtout si l’armée industrielle de réserve (le chômage) est réduite et diminue à long terme – que le salaire réel des travailleurs augmente, tandis qu’en même temps le degré d’exploitation augmente et qu’ils obtiennent une part plus réduite de la nouvelle valeur qu’ils ont produite.
Puisque seule la force de travail vivante produit de la valeur nouvelle et de la plus-value, et que la part du capital qui est dépensée pour l’achat de moyens de production morts (bâtiments, machines, matières premières, énergie) augmente, il y a une tendance à moyen et à long terme à la diminution du taux de profit moyen, c’est-à-dire du rapport entre la plus-value sociale totale et le capital social total.
Les variations du taux de profit régissent le développement économique dans le capitalisme. Une diminution du taux de profit détermine une diminution de l’accumulation du capital, ainsi qu’une diminution des investissements, une diminution de l’emploi, une diminution de la production, une diminution du revenu réel et une mauvaise conjoncture. Une augmentation du taux de profit détermine une tendance à la croissance de l’accumulation du capital, à une augmentation des investissements, de la production, et détermine également, sur la longue durée, une croissance de l’emploi et du revenu réel, c’est-à-dire une bonne conjoncture, et ce, bien que, dans les « bonnes » comme dans les « mauvaises » périodes, toutes ces tendances ne se développent ni simultanément, ni parallèlement. Sur le long terme également, il y a dans le capitalisme des ondes de croissance économique rapide (1848-73, 1893-1913, 1948-1966) et des ondes de croissance ralentie (1823-1847, 1874-93, 1914-39, 1967-…). Ces ondes sont conditionnées par les courbes du taux de profit moyen et de la possibilité (ou difficulté), qui y est liée, de réaliser des révolutions technologiques fondamentales.
Ce mouvement ondulatoire du taux de profit détermine la marche cyclique de la production capitaliste qui est inhérente au système, c’est-à-dire la succession régulière de phases de surproduction périodique (récession) et de relance (jusqu’à des phases d’expansion périodiques). La marche cyclique de la production capitaliste existera aussi longtemps qu’existera la production capitaliste, et aucun « ensemble sophistiqué de mesures de politique étatique anticyclique » ne pourra durablement prévenir le retour à des crises de surproduction périodiques (6). Les crises de surproduction s’expliquent par la concurrence, c’est-à-dire d’une part en raison de l’anarchie capitaliste de la production, qui doit nécessairement conduire à un mouvement ondulatoire de surinvestissement et de sous-investissement, et d’autre part en raison d’une tendance également inhérente au système, à développer la production (et la capacité de production) au-delà des limites auxquelles la consommation solvable de la grande majorité de la population reste confinée par les rapports capitalistes de distribution.
Certes, chacune des vingt crises économiques générales (7), qui ont au lieu jusqu’à présent dans l’histoire du marché capitaliste mondial, a ses propres caractéristiques qui sont liées à des aspects spécifiques du développement du marché mondial (par exemple, le rôle du boom des prix des matières premières et pétroliers dans le déclenchement de la récession de 1974-75). Mais il est peu sérieux et peu scientifique d’expliquer un événement, qui s’est produit 20 fois en 150 ans exclusivement ou principalement à partir de facteurs qui ne peuvent tout au plus expliquer que telle ou telle crise en particulier, et de refuser d’expliquer les causes générales des crises économiques capitalistes inhérentes au système.
Il est tout aussi peu justifié de voir dans le retour régulier de la croissance économique après la crise, une preuve des « erreurs » de l’analyse marxiste. Marx n’a jamais prédit un effondrement automatique de l’économie capitaliste au cours de « la » grande crise économique. Dans son analyse, la crise a justement la fonction objective de relancer la valorisation et l’accumulation du capital, par la dévaluation massive du capital et l’augmentation massive du degré d’exploitation de la force de travail (rendu possible par le chômage de masse). Sa conclusion est seulement qu’un système qui ne peut réaliser la croissance économique qu’au prix de la destruction violente et périodique de forces productives et par la production périodique d’une misère généralisée, est un système irrationnel et inhumain qui devrait être remplacé par un système meilleur.
Une accumulation du capital en croissance continuelle conduit, de par la concurrence imposée par le système, à une concentration et à une centralisation croissantes du capital. Les gros poissons mangent les petits. Dans des secteurs industriels toujours plus nombreux, une poignée de trusts concentre les deux tiers ou plus de la production. La concentration et la centralisation du capital mène à la domination du marché pour un grand nombre de produits.
Le capitalisme monopolistique remplace le capitalisme libéral où les prix étaient soumis à la libre concurrence. Ni les monopoles, ni l’intervention croissante de l’État dans l’économie ne peuvent, à long terme, contrer les effets de la loi de la valeur, et contrôler et garantir les prix, les débouchés, la production et la croissance économique. La suppression de la concurrence et de l’anarchie à un niveau les reproduit avec d’autant plus de vigueur à un niveau plus élevé. De toutes ces lois générales de fonctionnement du mode de production capitaliste découlent une série de contradictions fondamentales et croissantes du système.
La croissance économique capitaliste est toujours une croissance inégale, provoquée par la recherche de sur-profits. Développement et sous-développement se conditionnent réciproquement et mènent à une polarisation extrême du pouvoir économique, tant au niveau national qu’au niveau international. Dans les principaux pays capitalistes industrialisés, les 1-2% de la population les plus riches détiennent plus de 50% de la richesse privée et souvent plus de 75% de la valeur en actions de toutes les sociétés par actions (8). Moins de 800 trusts multinationaux contrôlent déjà entre un quart et un tiers de la production capitaliste industrielle mondiale. Une douzaine de grosses sociétés spécialisées dans le commerce du soja, du blé et du maïs, et quelques centaines d’entreprises de l’agro-business contrôlent la plus grande partie du commerce alimentaire mondial. 70% de la population mondiale (les pays sous-développés, plus la Chine) ne reçoivent que 15% à peine du revenu mondial et comptent pour moins de 10% de la consommation mondiale d’énergie.
Le mode de production capitaliste engendre de manière croissante l’aliénation du travail et l’auto-aliénation de tous les êtres humains. Si le travail n’est considéré que comme moyen de gagner de l’argent, il perd en grande partie sa dimension créative et formatrice de la personnalité. La tension physique, la monotonie ou le stress permanent provoqué par l’obligation de rendement et par la peur de l’échec, font du travail un fardeau et une calamité. L’être humain n’est plus le but, mais le moyen du système économique ; il est dégradé jusqu’à ne plus être qu’un petit rouage de la machine, pour ainsi dire.
La rationalité extrême et la planification sophistiquée du calcul des coûts et des investissements, de l’organisation de la recherche et de la production au sein de l’entreprise, sont liées à l’irrationalité croissante du système dans sa globalité. Cette irrationalité ne s’exprime pas que dans les crises de surproduction qui reviennent régulièrement, mais aussi dans les énormes pertes dues au fait que, d’une part, les capacités de production ne sont pas pleinement utilisées, et ce de façon permanente, et que, d’autre part, il y a un énorme gaspillage des forces productives dans une production irrationnelle, nuisible, qui met en danger la santé, la nature et la vie elle-même.
Toutes ces contradictions peuvent être ramenées à une contradiction centrale : la contradiction entre la socialisation objective croissante de la production et son appropriation privée. Le travail en tant qu’activité privée destinée à la consommation immédiate de producteurs individuels ou de petites collectivités est depuis longtemps devenu marginal. Une dépendance mutuelle toujours plus étroite relie aujourd’hui des centaines de millions de producteurs dans un travail qui objectivement ne peut se passer de coopération. Mais l’organisation, la direction et la finalité de cet énorme mécanisme ne sont pas entre leurs mains. Elles sont entre les mains du grand capital. Le profit privé (le profit de chaque entreprise individuelle) reste l’alpha et l’oméga de toute l’organisation économique. La tendance effrénée à l’enrichissement empêche de mettre les énormes capacités productives au service de la satisfaction des besoins humains et de l’émancipation des producteurs. La valeur d’échange, qui s’est autonomisée, transforme de façon croissante ces forces productives en forces destructives, qui nous conduisent à des catastrophes effroyables. Les contradictions croissantes du système se déchargent périodiquement dans une succession explosive de crises économiques, sociales et politico-militaires extrêmement destructrices. L’anéantissement de la culture matérielle et de la civilisation humaine élémentaire, le retour à la barbarie, sont devenus une possibilité réelle et tangible.
Quiconque considère l’histoire de notre siècle de façon objective ne peut que s’étonner de l’exactitude avec laquelle le génie analytique de Marx a saisi et prédit les tendances principales du développement économique et social.
III.
La dimension active et consciente du marxisme est une part constitutive de sa conception de l’histoire. Elle est aussi un défi quotidien pour quiconque se définit comme marxiste. Si la société bourgeoise apparaît, superficiellement, comme le champ d’une lutte universelle de l’individu contre l’individu, le marxisme voit ces affrontements structurés en lutte des classes. La lutte des classes entre travail salarié et capital domine le développement social dans ce mode de production. En dernier ressort, seul le conflit social exprime les lois de mouvement économique et les contradictions internes de ce mode de production.
Chaque salarié et chaque possédant sont objectivement insérés dans cette lutte des classes, qu’ils le veuillent ou non. Les entrepreneurs capitalistes sont contraints par la concurrence à la maximisation de leur profit, c’est-à-dire à l’exploitation maximale de leurs salariés. Ceux-ci, de leur côté, n’ont pas d’autre choix que la lutte pour des salaires plus élevés et un temps de travail réduit, s’ils veulent maintenir ou améliorer leur position au sein de la société bourgeoise.
L’expérience pratique montre que dans la confrontation individuelle entre le salarié et l’entrepreneur capitaliste, le premier sort systématiquement vaincu à cause de son impuissance financière et économique. Il doit continuellement vendre sa force de travail, alors que le capitaliste dispose de réserves suffisantes pour pouvoir attendre un prix qui lui convienne. Ainsi, la pression matérielle pousse les salariés à se regrouper, à s’organiser collectivement, à créer des caisses de grève, des syndicats, des coopératives et éventuellement des partis politiques ouvriers.
Mais cette obligation objective n’est pas vécue mécaniquement de la même façon par tous les salariés. Ils ne réagissent pas tous, non plus, immédiatement, de la même façon et continuellement, à cette obligation. Certains sont conscients plus vite que d’autres de la nécessité d’une coalition et des conditions auxquelles elle peut être couronnée de succès. Certains vont tirer en permanence les conclusions pratiques de cette conscience, d’autres moins ou pas du tout. Des individus d’autres classes sociales peuvent aussi se joindre à la lutte de classe prolétarienne, soit par conviction scientifique, soit par identification morale avec les exploités, soit pour les deux raisons combinées (pour certains, cela peut même s’expliquer par l’aspiration à une carrière individuelle dans les organisations de masse).
Le fait que la lutte de classe prolétarienne ne peut être comprise que comme le résultat d’une dialectique des facteurs historiques objectifs et subjectifs n’implique d’aucune façon que le marxisme réintroduise « par la fenêtre », pour ainsi dire, le pur hasard et l’indétermination dans sa conception de l’histoire, après l’en avoir d’abord chassé par la porte au nom des lois du processus historique révélées par le matérialisme historique (9). Cela signifie seulement que le processus historique ne suit pas une ligne parfaitement droite et unilatérale, que chaque crise historique ne tend pas vers un seul résultat possible, mais qu’elle peut aboutir aussi bien à un progrès historique (une révolution sociale réussie) qu’à une régression historique (une décomposition du niveau atteint par la civilisation matérielle et la culture).
Le cadre de ces variations possibles reste cependant prédéterminé par les conditions matérielles et sociales. La fin d’un ordre social est inévitable à partir d’un certain degré d’aggravation de ses contradictions internes. Rien ne pouvait sauver durablement la société esclavagiste décadente à partir du IIIe siècle avant JC, ni la société féodale tardive décadente à partir du XVIIe siècle. Seule la forme concrète de leur dépassement était encore indéterminée jusqu’à un certain point, c’est-à-dire qu’elle dépendait du développement des rapports de forces entre les classes sociales en lutte pour le pouvoir (rapports de forces qui incluent les éléments idéologiques de la lutte des classes tout comme l’initiative politique).
De même, la possibilité de trouver une issue à une crise sociale est prédéterminée matériellement. Étant donné le niveau de développement des forces productives aux époques concernées, la crise de l’Antiquité, tout comme celle de la féodalité, ne pouvaient pas déboucher sur une société communiste – malgré toute la conviction et toute la détermination des Esséniens et des premiers chrétiens, des Hussites et des Anabaptistes. Au stade actuel de développement des forces productives, toute tentative de revenir à la production marchande simple et à la petite production privée serait pure utopie.
Du fait que la conception marxiste de l’histoire accorde un poids déterminant à la lutte des classes dans la détermination du cours concret des événements, le marxisme tend à rétablir l’unité de la théorie et de la pratique, qui a été si longtemps détruite par la division sociale du travail et par la division en classes de la société. Il s’efforce d’y parvenir à trois niveaux : premièrement, au niveau épistémologique général, en reconnaissant la vérification par la pratique comme forme ultime de confirmation de toute hypothèse scientifique – les siennes y compris (10) ; deuxièmement, en définissant la possibilité d’une transformation socialiste de la société, d’une issue positive de la lutte de classe prolétarienne, c’est-à-dire de la solution au dilemme de savoir comment des êtres humains, dont la motivation individuelle est largement conditionnée par une société de classes aliénante, pourraient construire une société sans classes. Le marxisme répond à cette objection matérialiste vulgaire que si les humains sont bien le produit des conditions dans lesquelles ils vivent, ces conditions sont également le produit de l’action des humains (11).
La transformation révolutionnaire des conditions d’existence et l’auto-éducation révolutionnaire des êtres humains pour une transformation consciente de leur être social sont donc deux processus indissociablement mêlés, dont la base matérielle est produite par les contradictions internes du mode de production capitaliste, par le haut degré de développement des forces productives, et par la logique interne de l’extension de la lutte des classes prolétarienne. Dans le prolétariat d’éducation marxiste, la théorie scientifique et la praxis de transformation sociale sont aussi, de plus en plus, réunies en pratique.
Finalement, le marxisme tend également au rétablissement de l’unité de la théorie scientifique et de la praxis politique révolutionnaire pour chaque marxiste individuel. Un « marxisme de salon » purement contemplatif serait un pseudo-marxisme, castré, aliéné et réifié, non seulement en pratique, mais aussi en théorie parce qu’il devrait tendre vers un déterminisme économique fataliste.
Ce lien nécessaire entre la théorie marxiste et la praxis socialiste-révolutionnaire implique-t-il pour le théoricien marxiste une perte tendancielle de la distanciation et de l’objectivité scientifiques, une limitation de cette capacité à expliquer les phénomènes sociaux dans leur globalité qui fait justement la force d’attraction intellectuelle du marxisme ? Pas du tout ! La négation de l’objectivité scientifique, c’est le subjectivisme (le préjugé et l’arbitraire dans l’utilisation des données empiriques) et non le fait de prendre parti. Le subjectivisme mène soit à ne pas voir les problèmes posés, soit à nier les données qui ne s’accordent pas avec un quelconque concept dogmatique. Rien n’est plus étranger au marxisme – dont le fondateur avait choisi comme devise : « de omnibus dubitandum est » – qu’une telle approche non-scientifique de l’analyse des phénomènes sociaux.
Un contrôle sévère des sources et des faits ; la disposition à vérifier de nouveau chaque hypothèse de travail, dès que des tendances contradictoires semblent apparaître ou apparaissent réellement ; un déploiement illimité de la liberté de critique la plus large, et de ce fait même, un besoin de pluralisme scientifique et idéologique : il ne s’agit pas là uniquement de composantes de la méthode marxiste, ce sont pour ainsi dire les conditions préalables nécessaires pour que le marxisme lui-même puisse arriver à son plein épanouissement. Sans ces conditions, il dépérit pour devenir un talmudisme exsangue ou – pis encore – une religion d’État stérile.
C’est justement parce que le marxisme n’est pas de « la science pour la science », justement parce qu’il est « partisan » au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire qu’il se donne comme but non seulement d’interpréter le monde, mais aussi de le transformer dans le sens de l’émancipation des classes travailleuses, c’est justement pour cela qu’il ne peut en aucun cas déroger à une stricte objectivité scientifique dans l’analyse de la société. Seule une théorie fondée scientifiquement et rendant compte de la réalité peut être une arme efficace dans le combat pour la transformation socialiste de la société. L’objectivité scientifique ne peut être violée pour des raisons « partisanes », car cela reviendrait à bien mouiller la poudre avant de faire feu. Mais on n’a pas encore gagné de bataille avec de la poudre mouillée.
Une science sociale qui serait « impartiale », « axiologiquement neutre », qui se positionnerait de manière « neutre » dans la lutte des classes, ne peut pas exister dans une société divisée en classes, quelles que soient les aspirations subjectives des chercheurs scientifiques, qui tendent souvent à aller dans ce sens. Un exemple frappant nous est offert par l’évolution de l’économie universitaire et « officielle » au cours des cinq dernières années. Quand des institutions telles que le Fonds monétaire international, chaque fois qu’il s’agit d’apprécier la solvabilité d’États qui demandent des prêts, imposent aux gouvernements qui en font la demande une réduction des dépenses sociales ; quand elles exigent sans le moindre scrupule, dans le cas d’un peuple aussi pauvre que celui de l’Egypte, que les subventions pour les denrées alimentaires de base soient radicalement réduites ou même supprimées, ce qui condamne littéralement à la faim une partie de cette population, il s’agit alors, à l’évidence, d’une tentative au niveau mondial de relever le taux de profit par l’abaissement du coût de la marchandise « force de travail ».
Que cela puisse être justifié d’un point de vue purement « technique » (par référence à l’inflation, aux déficits de la balance des paiements, aux déficits budgétaires etc.), prouve seulement que l’économie politique « officielle », en acceptant tacitement de se placer exclusivement dans le cadre de l’ordre économique existant, est tout aussi tacitement contrainte de se subordonner aux lois de l’accumulation du capital, c’est-à-dire aux besoins de la lutte de classe du capital.
IV.
La lutte de classe prolétarienne, dans sa forme élémentaire, n’est pas encore une lutte de classe socialiste. Certes, elle se développe, par le fait même de son extension, d’une lutte strictement économique en une lutte objectivement politique, dans la mesure où elle n’oppose plus seulement des salariés isolés à des capitalistes isolés, mais les larges masses de ceux qui perçoivent un salaire ou un traitement à l’ensemble des possédants (12). Mais une telle lutte de classe objective et politiquement élémentaire, par ses effets subjectifs sur la conscience de classe du prolétariat, peut seulement ajouter aux affrontements entre le salariat et le capital la possibilité périodique de la lutte pour la conquête du pouvoir politique avec l’objectif d’un bouleversement radical de la société bourgeoise, autrement dit une dimension anticapitaliste consciente.
Ces affrontements sont aussi inévitables et inscrits dans la nature du système capitaliste que le déclin et la décomposition de ce système. Mais ni la victoire du socialisme, ni le développement de la conscience de classe prolétarienne à son plus haut niveau ne sont inévitables. Ainsi retrouvons-nous ici encore le facteur subjectif de l’histoire – c’est-à-dire l’intervention consciente, ajustée par rapport à un but, dans le processus historique objectif- comme composante décisive du marxisme. On peut tirer de ce fait une série de conclusions importantes.
La stratification socio-économique du prolétariat, l’appropriation inégale des connaissances scientifiques (ou bien, revers négatif du même phénomène, l’influence inégale de l’idéologie bourgeoise et petite bourgeoise), la disponibilité inégale à l’engagement personnel continu dans une organisation syndicale ou politique, entraînent une différenciation inévitable de la conscience de classe prolétarienne. Seule l’organisation de l’avant-garde socialement consciente dans un parti révolutionnaire d’avant-garde permet d’assurer la continuité de cette conscience, ainsi que son renforcement constant grâce aux expériences de chaque nouvelle phase de la lutte des classes.
Mais seul un parti qui parvient à communiquer à la majorité des travailleurs le niveau de conscience de classe nécessaire à la victoire d’une révolution socialiste, est vraiment et objectivement l’avant-garde de la classe. Cette transmission ne peut s’opérer que par une intervention efficace dans la lutte des classes réelle. La nécessaire unité dialectique de l’avant-garde et de la classe, de l’organisation et de la spontanéité, est inscrite tant dans la nature du prolétariat que dans celle de la révolution prolétarienne et de l’ordre socialiste des conseils (13).
La dialectique des moyens et des fins obtient ainsi un cadre objectivement définissable. Précisément parce que le but socialiste ne peut être atteint sans qu’augmentent la confiance des travailleurs dans leurs propres forces, leur sentiment d’appartenance à un ensemble et leur solidarité de classe, seuls sont utiles et applicables – pour autant qu’ils mènent au but socialiste – les moyens, tactiques et compromis qui élèvent globalement la conscience de classe, au lieu de la brider ou de la dégrader (14). Toute tactique qui produit un effet contraire sur la conscience de classe des travailleurs, quelle que puisse être son efficacité immédiate apparente d’un point de vue « purement pratique », éloignera à long terme du but socialiste, au lieu de s’en rapprocher.
Les composantes critiques et autocritiques du marxisme se trouvent ainsi particulièrement mises en valeur. Le marxisme n’est pas seulement « ouvert » et éloigné de tout dogmatisme, par essence, parce qu’il se réfère à un processus historique en mouvement constant, qui sans cesse accroît et transforme le matériau brut des sciences sociales (par rapport au présent, mais aussi par rapport au passé). Il n’est pas seulement « ouvert » parce que sa référence à la praxis fait qu’il est en permanence tourné vers l’avenir – un avenir qui ne peut jamais être complètement connu à l’avance, puisqu’une intervention délibérée pourrait modifier l’issue d’un processus historique. Le marxisme est « ouvert » aussi parce que le facteur décisif dans la transition du capitalisme au socialisme reste l’élévation de la conscience de classe du prolétariat, ainsi que le degré d’indépendance, d’auto-organisation et d’initiative au combat des travailleurs.
Dans la lutte des classes, toute intervention organisée, que ce soit dans une grève, dans des élections ou dans la construction du socialisme, tout discours dans une assemblée ouvrière et tout tract qui sera lu par des travailleurs, doivent être considérés du point de vue suivant : quels vont être les effets de cette intervention sur la conscience de classe ? Le jugement sur ces effets reste toutefois nécessairement hypothétique pendant l’action elle-même. Seule l’expérience pratique ultérieure peut établir si c’était juste ou faux. C’est cela qui explique la grande importance que le marxisme accorde à l’histoire des luttes de classe prolétariennes, car c’est là le seul laboratoire qui permette d’apprécier les tactiques et les méthodes de lutte sur la base des expériences du passé.
Il en découle que sans réflexion objective et critique, y compris à l’égard de soi-même, ni lutte de classe socialiste consciente, ni parti révolutionnaire véritable, ni marxisme authentique ne sont concevables. Un pseudo-marxisme qui sacrifie l’autocritique publique impitoyable, l’expression publique de la vérité, même très cruelle, à on ne sait quelles « exigences pratiques », est indigne non seulement de la dimension scientifique du marxisme, mais aussi de sa dimension libératrice. Il est aussi, à long terme, totalement inefficace.
Mais une lutte de classes politique doit s’intéresser à tous les phénomènes sociaux, ceux qui concernent plus que quelques individus isolés. Elle déborde donc nécessairement la lutte de classe élémentaire pour la répartition du revenu national entre salaires et profits (la plus-value). Directement à partir de cette lutte de classe élémentaire, elle est incapable de poser le problème de la suppression de la propriété privée des moyens de production, la question de « l’expropriation des expropriateurs ».
La question de l’État, celle de la liberté politique et de l’activité autonome des travailleurs, du passage de la démocratie représentative à la démocratie directe, jouent ici un rôle tout à fait déterminant. La claire compréhension de toutes ces questions exige une éducation (une auto-éducation) progressive du prolétariat, en s’intéressant à tous les problèmes politiques et sociaux qui concernent toutes les classes de la société bourgeoise (15).
Le fait que cette exigence soit inscrite dans la conception marxiste de l’histoire et de l’action ne doit rien au hasard, ni à des considérations « purement tactiques ». Elle correspond à l’essence même de la lutte de classe prolétarienne, qui ne se conçoit elle-même que comme un moyen pour atteindre le but de la société sans classes – une société dans laquelle, avec la disparition de « l’exploitation de l’homme par l’homme », toute forme d’oppression et de violence exercée par des humains contre d’autres humains doit disparaître. L’indifférence ou la tolérance à l’égard de telles formes d’oppression, ou pis encore leur recrudescence, ne peuvent pas conduire au but socialiste.
Il y a donc aussi une composante éthique du marxisme qui possède un fondement matérialiste objectif. Quand des marxistes conséquents disent qu’ils considèrent tout du point de vue de la lutte de classe prolétarienne, ils sous-entendent par là que ce point de vue repose sur le théorème suivant : seul ce qui élève la conscience de classe prolétarienne, et en particulier ce qui permet aux travailleurs d’accéder à une compréhension plus profonde des différences fondamentales entre la société bourgeoise et la société sans classes, favorise la lutte de classe prolétarienne à long terme. Cela inclut, à son tour, la compréhension de la nécessité de la lutte pratique contre toute forme d’exploitation et d’oppression – qu’elle vise les femmes ou des races, des nationalités, des peuples, des classes d’âge, etc. – comme composante nécessaire du combat mondial pour une société socialiste. Le marxisme commence « avec cet enseignement que pour l’être humain, l’être suprême est l’être humain, donc avec l’impératif catégorique de renverser tout les rapports qui font de l’être humain un être humilié, asservi, abandonné, méprisable » (16).
Cette compréhension découle sans aucun doute d’un besoin psychologique individuel de protestation et de rébellion contre toute forme de déni du droit, d’injustice et d’inégalité. Mais elle découle aussi d’une nécessité historique objective.
Seul un contrôle mondial conscient des forces productives matérielles par l’humanité peut empêcher celles-ci de se transformer progressivement en forces destructrices de la nature et de la culture. Mais le contrôle conscient suppose une capacité de jugement, tant individuelle que collective. L’auto-éducation du prolétariat à l’émancipation effective et à un véritable internationalisme, que le marxisme promeut, est en dernière analyse une auto-éducation de la capacité de jugement et de décision du prolétaire individuel dans le cadre collectif. Sans cela, l’autogestion socialiste et l’économie socialiste planifiée ne seraient qu’une formule creuse, sinon même cynique.
La socialisation de l’économie ne peut faire le saut d’un processus purement objectif à un processus placé sous contrôle subjectif, que lorsque la collectivisation des rapports de propriété et de la gestion des forces productives se trouve accompagnée et combinée dialectiquement avec une individualisation progressive de la capacité de décision (17). Etendre la réalisation de toutes les potentialités de la personnalité humaine à tous les producteurs et à tous les humains, ce n’est pas seulement le but grandiose du socialisme, c’est aussi de plus en plus un moyen indispensable pour réaliser ce but.
V.
La théorie marxiste distingue les conditions les plus propices au renversement du capitalisme de celles qui sont nécessaires à l’édification d’une société socialiste pleinement développée. Les premières se rapportent surtout aux rapports de forces socio-politiques. Ceux-ci concernent non seulement la force relative du prolétariat et de son parti révolutionnaire d’avant-garde, mais aussi la faiblesse relative de la bourgeoisie et, par exemple, la possibilité de rallier à la révolution prolétarienne la majorité d’une population active encore largement non-prolétarisée – la paysannerie – du fait justement que la bourgeoisie des pays capitalistes sous-développés est incapable, à l’époque impérialiste, de dépasser radicalement les rapports pré-capitalistes au village. Les secondes conditions dépendent d’un haut niveau de développement des forces productives et d’une maturité politico-culturelle du prolétariat, qui permettent un degré maximum de démocratie directe des conseils, d’autogestion, de croissance économique harmonieuse, de démantèlement systématique des rapports marchands et monétaires par la généralisation rapide de la saturation dans la consommation des biens et des services indispensables (autrement dit un passage graduel à la répartition selon le critère de la satisfaction des besoins).
Il est évident que le sous-développement relatif du capitalisme dans certains pays, à l’époque impérialiste, facilite la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour les mêmes raisons qui compliquent considérablement la construction d’une société sans classes dans ces pays, ou la rendent même impossible tant que la révolution y reste isolée. La théorie de la révolution permanente de Trotsky – qui est, avec la théorie de l’organisation de Lénine, le développement le plus important du marxisme après Marx et Engels – a permis à celui-ci, dès les années 1905-1906, de pronostiquer correctement ces deux aspects contradictoires de la révolution au XXe siècle (18).
La conclusion qu’il tira de sa perception du caractère dialectique de la révolution socialiste dans les pays relativement sous-développés n’était pas de réprouver ces révolutions comme « prématurées », au motif qu’elles condamneraient le parti et la classe révolutionnaires à la perte (19). C’était, au contraire, la compréhension de l’inéluctabilité de telles révolutions « prématurées » à l’époque impérialiste – la seule autre possibilité étant de rester enfoncé dans le sous-développement barbare ! – et de la nécessité de les considérer comme des points de départ vers la révolution mondiale socialiste, qui peut s’étendre progressivement et par étapes aux nations industrielles les plus importantes du monde. La tragédie du socialisme depuis 1917 ne consiste pas en ce que des marxistes aient essayé de contribuer à sa victoire dans des pays sous-développés. C’est bien plutôt à porter à leur crédit du point de vue de l’histoire mondiale. Sa tragédie consiste en ce qu’il soit resté isolé dans ces pays, c’est-à-dire qu’il n’a pas encore triomphé dans les pays industrialisés de l’Ouest, malgré de nombreuses occasions historiques favorables (Allemagne en 1918-19, 1920, 1923 ; France en 1936 , 1944-47, 1968 ; Italie en 1919-20, 1945-48, 1969-70 ; Grande-Bretagne en 1926, 1945-48 ; Espagne en 1936-37, etc.) (20).
C’est ainsi qu’est né, d’abord en Union soviétique, ensuite en Europe de l’Est, en Chine, à Cuba et au Vietnam, un nouveau phénomène historique. On trouve dans ces pays une société qui n’est plus capitaliste, dans laquelle aucune des lois de fonctionnement du capitalisme précédemment décrites ne fonctionne plus, mais qui est en même temps encore bien loin de construire une société socialiste au sens où Marx et Engels définissaient la première phase de la société sans classes (21). Il s’agit d’une société que le retard de la révolution prolétarienne mondiale a bloquée, puis figée au stade de la transition entre le capitalisme et le socialisme.
Les conditions concrètes, historiquement particulières, dans lesquelles cette glaciation s’est opérée ont conduit à la dégénérescence bureaucratique de ces sociétés de transition. Une couche sociale – la bureaucratie de l’Etat, de l’économie, du parti et de l’armée- s’approprie des privilèges importants dans la sphère de la consommation. Parce que ses privilèges restent limités à cette sphère et qu’elle ne joue aucun rôle indispensable dans la sphère de la production, il ne s’agit pas d’une nouvelle classe dominante. Sans parasitisme, l’accumulation productive socialement nécessaire ne diminuerait pas, mais au contraire augmenterait ; la croissance économique ne connaîtrait pas d’évolution négative, mais serait au contraire accélérée. Mais justement parce qu’elle est une couche parasitaire, la bureaucratie ne peut asseoir ses privilèges que sur un contrôle sans limites du surproduit social, c’est-à-dire par une mainmise absolue sur l’État, l’économie et les armes, par l’absence de droits politiques, l’atomisation et la passivité des larges masses laborieuses (22). Comme l’ont prouvé les événements de Hongrie et de Pologne en 1956, de Tchécoslovaquie en 1968 (et partiellement de Chine en 1966-67), toute nouvelle poussée de l’activité politique des masses dans ces sociétés entraîne une tendance quasi automatique vers un ordre social véritablement fondé sur les conseils, et l’effondrement quasi automatique de la dictature de la bureaucratie.
En collant sur cette dictature l’étiquette de socialisme « réel » ou « réalisé », les apologistes de l’Est comme de l’Ouest, ont rendu à la bourgeoisie mondiale le plus grand service idéologique et politique qu’on puisse imaginer, un service sans lequel le capitalisme n’existerait probablement plus du tout – du moins en Europe occidentale. L’identification du socialisme avec les conditions d’oppression politique et d’absence de liberté individuelle qui règnent à l’Est est actuellement la raison principale qui incite les salariés de différents pays occidentaux importants à s’accommoder relativement de la société bourgeoise, bien qu’elle soit de plus en plus sujette aux crises.
Cette identification ne pourra être définitivement brisée que lorsque la révolution prolétarienne triomphera dans un ou plusieurs pays occidentaux hautement développés, et présentera au prolétariat mondial un « modèle de socialisme » réalisé en pratique (ou, plus exactement, le modèle d’un socialisme en construction et encore inachevé) fondamentalement différent de l’URSS. A quoi un tel modèle ressemblera-t-il vraiment, nous ne sommes pas en mesure d’en donner une description détaillée. Mais ses grands traits peuvent être déduits approximativement aussi bien des éléments de la nouvelle société qui se sont déjà dégagés au sein de l’ancienne, que de l’assimilation critique de l’ensemble des expériences (tant positives que négatives) des révolutions prolétariennes passées du XXe siècle.
La caractéristique principale de ce modèle de socialisme sera, sur le plan politique, la démocratie des conseils, c’est-à-dire l’exercice direct du pouvoir politique par la classe ouvrière et ses représentants librement élus. Le parti révolutionnaire exercera son rôle dirigeant dans le cadre du régime des conseils grâce à sa capacité à convaincre politiquement et idéologiquement la majorité des travailleurs, et non par la contrainte et la répression de ses adversaires politiques. Cela suppose un système de pluripartisme, la pleine liberté d’organisation de réunion, de manifestation, et de la presse, l’indépendance des syndicats, le droit de grève, ainsi que le respect total du pluralisme idéologique, scientifique, artistique et philosophique. Contrairement à la démocratie parlementaire bourgeoise, ces droits démocratiques fondamentaux seront d’autant plus étendus qu’ils ne seront plus seulement purement formels, mais pourront acquérir un contenu réel, dans la mesure où les conditions matérielles et le temps indispensables à leur exercice effectif seront assurés à la masse des citoyens. Ceci signifie également un passage toujours plus important à la démocratie directe, à l’exercice immédiat du pouvoir d’État par les travailleurs eux-mêmes, à l’autogestion des citoyens et des collectivités dans un nombre significatif de secteurs de la société, autrement dit une dynamique conduisant au dépérissement progressif de l’Etat.
Sur le plan économique, ce « modèle » sera caractérisé par l’autogestion planifiée et démocratiquement centralisée de l’économie, les producteurs associés décidant eux-mêmes de toutes les priorités qui déterminent l’évolution économique, et cela toujours au niveau où ces décisions peuvent réellement être prises : dans des congrès nationaux de tous les conseils et des congrès de branches industrielles, pour les décisions d’investissements importantes ; au niveau de l’entreprise ou du secteur industriel (ou des entreprises fédérées sur le mode coopératif), pour ce qui relève de l’organisation du travail ; au niveau communal et régional, pour les investissements sociaux ; dans des conférences de producteurs-consommateurs avec recours à la télévision, des référendums et sondages écrits, pour décider de la gamme des produits ; dans des congrès internationaux des conseils, pour un nombre croissant de décisions portant sur les grands investissements ou relatives à la protection de l’environnement, etc.
L’autogestion ouvrière réalisée (et non pas seulement démagogiquement proclamée) nécessite une baisse radicale du temps de travail, une élévation continue du niveau technique et culturel des producteurs directs, une réduction radicale des inégalités de rémunération, ainsi qu’une élimination progressive des normes de distribution bourgeoises (rapports monétaires et marchands). Un contrôle public radical ainsi que la démocratie politique des conseils la plus large sont les seules garanties contre le parasitisme, la corruption et le gaspillage, c’est-à-dire contre les effets en retour sur les rapports de production, de la survivance de relations monétaires et marchandes dans la distribution des biens de consommation.
Ce « modèle », tant politique qu’économique, est étroitement lié à un changement progressif de la motivation au travail et de la conscience professionnelle, qui sont elles-mêmes liées à un changement croissant de la technologie, de l’organisation du travail et du contenu du processus du travail (élimination de tous les procédés mécaniques, monotones, qui ne sont supportés passivement qu’en tant que « service rendu à la collectivité »), ainsi qu’au dépassement de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel, entre production et administration, et à la modification des mœurs et des habitudes. Tous ces changements agissent les uns sur les autres et se conditionnent mutuellement dans l’auto-l’éducation des producteurs associés et l’auto-développement de « l’humain socialiste ». Ils requièrent une progression qualitative soudaine de la solidarité internationale, c’est-à-dire une redistribution significative des valeurs d’usage produites dans le monde entier – car un « monde socialiste », où co-existeraient l’abondance et beaucoup de temps libre dans l’hémisphère nord avec la faim ou le sous-développement dans l’hémisphère sud, serait une monstruosité qui n’aurait rien à voir avec le véritable socialisme.
Les idéologues bourgeois rendent le marxisme responsable de Staline et de tout ce qui a été de travers, et qui continue à aller de travers en URSS, en Europe de l’Est et en Chine. On pourrait tout aussi bien condamner la médecine et en appeler à un retour au charlatanisme institutionnalisé, parce que tant de malades n’ont pas été guéris en raison de soins médicaux inefficaces, durant les soixante dernières années. Nous pouvons même retourner l’argument. Une nouvelle confirmation de la supériorité du marxisme en tant que science sociale réside dans le fait qu’il a pu découvrir les causes, les secrets et les lois de fonctionnement de ce phénomène historique imprévu, la « société bureaucratisée de transition entre le capitalisme et le socialisme », et dévoiler complètement la mystification du « pseudo-marxisme appliqué ». En comparaison, les tentatives d’analyse théorique de la « soviétologie » académique sont des travaux d’amateurs, tandis que les « lois » qu’elle prétend avoir découvert se réduisent à des lieux communs, quand elles ne sont pas rapidement dépassées par l’évolution objective.
VI.
Quand le marxisme élève la lutte contre toute forme d’exploitation et d’oppression au rang d’impératif catégorique et soumet sa prétendue « réalisation » en Union soviétique et ailleurs à la critique la plus sévère (23), il ne retombe en aucune façon dans une sorte d’idéalisme historique qui opposerait un modèle idéal utopique au « dépassement réel des conditions existantes ». Il élève seulement la compréhension matérialiste de l’histoire à un degré supérieur, où l’unité de la théorie et de la pratique prend de nouveau une dimension supplémentaire.
Dans l’histoire entière de l’humanité, on constate, en effet, la présence de deux constantes parallèles, mais néanmoins contradictoires. D’un côté, les guerres, les formes successives de sociétés de classes et de luttes de classes, témoignent de l’incapacité des humains, jusqu’à présent, d’étendre les principes de collaboration volontaire, de coopération et d’association solidaires à l’ensemble de l’humanité. L’application pratique de ces principes sur une longue durée reste limitée à des fragments plus ou moins grands de la race humaine : communautés tribales ou villageoises, certaines formes de familles élargies, classes sociales luttant pour des objectifs communs. Nous connaissons déjà les causes matérielles de cette tendance qui pousse en permanence la société à se déchiqueter elle-même, et nous savons comment, au niveau atteint actuellement par les sciences et les techniques, elle met de plus en plus en péril l’existence de la civilisation, et même la simple survie physique de l’humanité.
D’un autre côté, l’aspiration à une société de producteurs libres, égaux et associés est pourtant aussi profondément enracinée dans l’histoire de l’humanité que la division en classes elle-même, et l’inégalité sociale, l’injustice et la violence faite à des humains par d’autres humains qui accompagnent cette division. Malgré toute l’influence idéologique des classes dominantes, qui cherchent constamment à nous convaincre de ce que « il y a toujours eu des riches et des pauvres, des puissants et des démunis, des dominants et des dominés, et qu’il y en aura toujours », et qu’il est donc vain de se battre pour une société d’égaux, l’histoire est néanmoins marquée par une succession continuelle de soulèvements, de rébellions, de révoltes et de révolutions contre l’exploitation des pauvres et l’oppression des démunis. Ces tentatives de l’humanité pour s’auto-émanciper échouent de façon incessamment répétée. Mais elles se renouvellent sans cesse et – considérées historiquement, dans chaque société plus avancée matériellement – avec une vision plus claire de l’avenir, des objectifs plus audacieux et des chances à chaque fois croissantes d’atteindre réellement le but.
Nous, marxistes de l’époque de la lutte de classes entre le capital et le travail salarié, ne sommes que les représentants les plus récents de ce courant millénaire, dont les débuts remontent à la première grève dans l’Egypte pharaonique (24), et qui, en passant par d’innombrables soulèvements d’esclaves dans l’Antiquité et les révoltes de paysans dans la Chine et le Japon anciens, conduit à la grande continuité de la tradition révolutionnaire des temps modernes et du présent.
Cette continuité résulte de l’étincelle inextinguible de l’insubordination à l’inégalité, à l’exploitation, à l’injustice et à l’oppression, qui jaillit toujours à nouveau au sein de l’humanité. C’est en elle que réside la certitude de notre victoire. Car aucun César ni aucun Ponce Pilate, aucun empereur de droit divin ni aucune inquisition, aucun Hitler ni aucun Staline, aucune terreur ni aucune société de consommation ne sont parvenus à étouffer durablement cette étincelle. Elle correspond trop à nos prédispositions anthropologiques – au fait que l’être humain est un être social, qui ne saurait survivre sans une socialisation croissante et sans marcher debout – pour qu’elle ne se manifeste pas sans cesse (25), tantôt dans tel pays ou continent et tantôt dans tel autre, tantôt dans cette classe sociale et tantôt dans cette autre, tantôt seulement chez des poètes, des philosophes et des savants, tantôt auprès de larges masses populaires, suivant les hauts et les bas de l’histoire, ainsi que les intérêts matériels et les luttes de classes politiques et idéologiques qui les gouvernent.
Certains neurophysiologistes, des psychologues et des spécialistes du comportement cherchent à rapporter cette dualité dans l’histoire de l’humanité à la structuration binaire de notre système nerveux central, à laquelle correspondrait la combinaison d’actions réfléchies et instinctives dans l’individu. La seule chose que cette thèse peut démontrer serait la possibilité de l’agressivité et de l’action destructive humaines, le fait que se maintiennent des potentialités destructrices profondément enracinées dans les êtres humains, dont l’origine remonte aux temps antérieurs à l’espèce humaine ou au tout début de celle-ci. Mais quelles sont les raisons qui font que ces potentialités sont plus ou moins marquées à une époque donnée ; pourquoi y a-t-il eu des époques, des cultures, des sociétés plus pacifiques ou agressives que d’autres ; pourquoi ne peut-il y avoir un ordre social qui restreigne radicalement et définitivement (ou tout au moins à très long terme) ces forces de destruction potentielles, ou bien qui les canalise dans des voies inoffensives pour les humains – voilà des interrogations auxquelles cette thèse n’apporte aucune réponse. C’est là le thème principal et l’objectif principal du marxisme considéré comme science de l’humanité dans sa totalité.
Nous croyons toutefois qu’il est plus approprié de retenir ce qui suit : le genre humain, avec toute sa faiblesse, habité pendant des centaines de milliers d’années par la peur de forces naturelles écrasantes, et qui a développé, dans sa lutte contre celles-ci, des formes élémentaires de coopération sociale, n’a pu gagner la maîtrise progressive sur ces forces qu’au prix d’une dégradation croissante de la solidarité sociale. Cette maîtrise a en effet exigé une accumulation toujours plus importante de parts du produit social à la place de leur consommation immédiate, une spécialisation accrue d’une partie de la société dans les activités administratives et le travail intellectuel à la place de l’exercice des tâches administratives, à tour de rôle, par tous les membres de la société. Aussi longtemps que le produit social fut trop restreint, cette contrainte imposa un conflit permanent : l’accumulation ne pouvait augmenter que grâce au travail forcé des producteurs directs, et la grande masse de ces producteurs devait rester séparée du travail intellectuel.
A mesure que la maîtrise des humains sur la nature augmenta, ils perdirent la solidarité sociale et le contrôle sur leur existence sociale. Celle-ci fut désormais soumise à des lois objectives, aveugles, agissant dans son dos. Cette contradiction trouve dans le capitalisme son expression la plus haute et la plus aiguë.
Cependant, avec le développement formidable des forces productives permis par le mode de production capitaliste, le prix que les humains doivent payer pour maîtriser la nature n’est pas seulement devenu trop élevé et directement dangereux pour la vie, mais il devient aussi de plus en plus absurde. Pour la première fois dans l’histoire se constitue la base matérielle réaliste d’une société mondiale, sans classes, des producteurs associés. Avec le travail salarié, cette classe qui est plus capable d’organisation collective et d’action de masse qu’aucune autre avant elle dans l’histoire, le capitalisme a engendré du même coup une force sociale qui manifeste, au moins périodiquement, une tendance instinctive à lutter en pratique pour une telle société. De la Commune de Paris à la révolution russe, de la Catalogne des années 1936-37 au Mai 1968 français, l’histoire des luttes de classe révolutionnaires du prolétariat est une combinaison de telles tentatives, toujours plus audacieuses et plus étendues, en dépit de toutes les défaites dramatiques et les victoires partielles tragiques.
Nous ne doutons pas un seul instant du fait que cette histoire n’en est qu’à ses débuts et que son apogée se trouve devant et non derrière nous. Ce n’est pas là une croyance mystique, mais bien plus une certitude qui s’appuie sur une analyse scientifique des lois de développement de la société bourgeoise et des luttes de classes au XXe siècle. C’est justement le grand mérite historique du marxisme que de donner un fondement rationnel et scientifique et une orientation à un rêve très ancien de l’humanité, que de rendre possible une union supérieure de la pensée critique, des aspirations morales et humanistes avec l’action combattante et émancipatrice.
En définitive, je suis marxiste parce que seul le marxisme permet de garder foi dans l’humanité et dans son avenir sans se leurrer, malgré toutes les expériences terribles du XXe siècle, malgré Auschwitz et Hiroshima, malgré la faim dans le « tiers monde » et la menace de destruction nucléaire. Le marxisme nous apprend à acquiescer à la vie et aux humains, à les aimer, sans embellissement, sans illusions, en pleine conscience des difficultés infinies et des revers inévitables dans les millions d’années de progression de notre espèce d’un état proche du singe à celui d’explorateur de l’univers et de conquérant du ciel. Pour cette espèce, s’emparer du contrôle conscient sur sa propre existence sociale est devenu aujourd’hui une question de vie ou de mort. Elle réussira finalement à réaliser l’aspiration la plus noble de toutes : la construction d’un socialisme mondial, humain, sans classes et sans violence.
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* Traduit de l’allemand par Cristina Gay, Gérard Torquet et Pierre Vandevoorde. La version originale de ce texte d’Ernest Mandel est parue en allemand, dans un recueil de contributions de marxistes de diverses origines auxquels il fut demandé de donner une réponse personnelle an titre de l’ouvrage, dirigé par Fritz J. Raddatz : Warum ich Marxist bin (Pourquoi je suis marxiste). Le livre fut d’abord publié par Kindler Verlag, Munich, 1978 (Mandel, pp. 57-94), puis dans une édition en format de poche par Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, 1980 (Mandel, pp. 52-86). La contribution de Mandel avait pour titre, dans l’original allemand, une citation du jeune Marx : « Der Mensch ist das höchste Wesen fur den Menschen » (Pour l’être humain, l’être suprême est l’être humain). Cette contribution a été publiée en français sur le site réunissant des articles et contributions d’Ernest Mandel https://www.ernestmandel.org/new/sommaire/?lang=fr.
Notes
- Voir les travaux classiques d’Adolf Portmann (Zoologie und das neue Bild des Menschen, Rowohlt Verlag, Reinbek bei Hamburg, 1956) et d’Arnold Gehien (Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt, 7e éd., Athenäum Verlag, Bonn, 1958), ainsi que Gerhard Heberer (Der Ursprung des Menschen. Unser gegenwärtiger Wissensstand, Gustav Fischer Verlag, Stuttgart, 1969), Trân duc Thao (Recherches sur l’origine du langage et de la conscience, sociales, Paris, 1973) et l’ouvrage dirigé par V. P. Iakimov (U istokov tshelowetshestva. Osnoviye problemi antropogenesa [Les Origines de l’humanité. Problèmes fondamentaux de l’anthropogenèse], Isdatelstvo Moskovskogo Universiteta, Moscou, 1964).
- « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. » (Karl Marx, Le Capital, Livre premier, 1.1, Éd. sociales, Paris, 1967, pp. 180-181)
- On trouve des exemples convaincants d’une telle utilisation de la méthode marxiste, par exemple, dans de remarquables travaux d’histoire et de critique littéraires comme les ouvrages de Franz Mehring, Die Lessing-Legende (Dietz-Verlag, Berlin, 1963), de Georg Lukacs, La Théorie du roman (Gonthier, Paris, 1963) et Le Roman historique (Payot, Paris, 1965), et de Lucien Goldmann, Le Dieu caché (Gallimard, Paris, 1955).
- « Quelque importantes que soient ces contributions techniques au progrès de la théorie économique dans l’évaluation actuelle des apports marxiens, elles sont reléguées au second plan par son analyse géniale des tendances à long terme du système capitaliste. Le résultat est vraiment impressionnant […] » (Wassily Leontief, « The Significance of Marxian Economies for Present-Day Economie Theory », dans David Horowitz, dir., Marx and Modern Economics, MacGibbon & Kee, Londres, 1968, p. 94).
- Cette compréhension nous a permis, dès la fin des années 60 et le début des années 70, de pronostiquer de façon assez précise la récession générale de l’économie capitaliste internationale en 1974-75, même en ce qui concerne son point de départ dans le temps.
- Les crises économiques qui ont affecté les pays les plus importants sur le marché mondial se sont produites en gros dans les années 1825, 1836, 1847, 1857, 1866, 1873, 1882, 1891, 1900, 1907, 1919, 1921, 1929, 1937, 1949, 1953, 1957, 1960, 1970 et 1974.
- Ceci sans prendre en considération l’épargne des petits épargnants ou les fonds de retraite, étant donné qu’il ne s’agit manifestement pas dans ces cas de biens, mais seulement d un revenu différé qui sera plus tard totalement consommé. Si, en outre, l’on retranche du patrimoine national les logements habités par leurs propriétaires (qui sont davantage des biens de consommation durables que des actifs), ces pourcentages seraient encore plus élevés.
- « … dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des humains doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence, quelque soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein voulu ; dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. [.. ;] Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir. » (Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans Marx/Engels, Études philosophiques. sociales, Paris, 1968, pp. 48-49)
- I. Lénine, Cahiers philosophiques. Œuvres, t. 38, Éd. du Progrès, Moscou, 1971, p. 181.
- Voir la troisième des « Thèses sur Feuerbach » de Marx (dans Marx/Engels, Études philosophiques, p. 62). Ces « thèses » sont, dans un certain sens, l’acte de naissance du marxisme.
- Marx/Engels, Manifeste du parti communiste, dans Œuvres choisies, t. 1, Éd. du Progrès, Moscou, 1970, pp. 119-120.
- Sur cette problématique, voir mes études : « The Leninist Theory of Organization : Its Relevance for Today » [dans S. Bloom (dir.), Revolutionary Marxism and Social Reality in the 20th Century : Collected Essays of Ernest Mandel, Humanities Press, Atlantic Highlands, NJ, 1994, pp. 77-127], et De la bureaucratie. La Brèche, Montreuil, 1978.
- Lénine, La Maladie infantile du communisme. Œuvres, t. 31, Éd. du Progrès Moscou, 1961, p. 63.
- Lénine, Que faire ?, Œuvres, t. 31, Éd. du Progrès, Moscou, 1965, pp. 421 et suiv.
- Marx, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction », dans Critique du droit politique hégélien. Éd. sociales, Paris, 1975, p. 205 (traduction corrigée).
- « Au-delà de ces trois aspects – la subjectivité individuelle, l’intersubjectivité, et le rapport objectif – le premier centre d’intérêt constitutif de la pensée marxienne au sujet de la praxis est la primauté pratique de leur synthèse, telle que déterminée par l’intérêt accordé à la richesse objective, à l’activité autonome personnelle et multidimensionnelle, et à la réciprocité sociale universelle, à la coopération égalitaire ; […] » (Helmut Dahmer et Helmut Fleischer, « Karl Marx », dans Dirk Kasler, dir., Klassiker des soziologischen Denkens, 1, Veriag C. H. Beck, Munich, 1976, p. 151).
- Bilan et perspectives (Seuil, Paris, 1969) de Léon Trotsky fut publié en 1906.
- Engels : « C’est le pire qui puisse arriver au chef d’un parti extrême que d’être obligé de prendre le pouvoir en main, à une époque où le mouvement n’est pas encore mûr pour la domination de la classe qu’il représente et pour l’application des mesures qu’exige la domination de cette classe. » («La Guerre des paysans en Allemagne», dans La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Éd. sociales, Paris, 1951, p. 97).
- L’explication de cette tragédie doit intégrer une analyse concrète de la stratégie et de la tactique du mouvement ouvrier au XXe siècle. Parmi les contributions les plus importantes sur ce sujet figurent Réforme ou révolution ? de Rosa Luxemburg, ainsi que ses écrits relatifs au débat sur la grève de masse. La Maladie infantile du communisme de Lénine et les écrits de Trotsky sur l’Allemagne, la France et l’Espagne.
- « Au sein d’un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans les produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté. L’expression : “produit du travail”, condamnable même aujourd’hui à cause de son ambiguïté, perd ainsi toute signification. Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. » (Marx, « Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand », dans Marx/Engels, Œuvres choisies, 3, pp. 13-14). Voir aussi Engels : « La production immédiatement sociale comme la répartition directe exclut tout échange de marchandise, donc aussi la transformation des produits en marchandises (du moins à l’intérieur de la commune), et par suite, leur transformation en valeurs. Dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie pour une production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d’utilité, devient d’emblée et directement du travail social. […] Il ne peut donc pas lui venir à l’idée [à la société] de continuer à exprimer les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et qu’elle connaît d’une façon directe et absolue, dans un étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps. […] Donc, dans les conditions supposées plus haut, la société n’attribue pas non plus de valeurs aux produits. » (Anti-Duhring, Éd. sociales, Paris, 1963, pp. 348-349).
- Des analyses approfondies sur la société bureaucratisée de transition entre le capitalisme et le socialisme se trouvent chez Léon Trotsky, La Révolution trahie. Éd. de Minuit, Paris, 1963 ; Isaac Deutscher, La Révolution inachevée, Robert Laffont, Paris, 1967 ; Jurgen Arz et Otmar Sauer, Zur Entwicklung der sowjetischen Ubergangsgeselischaft 1917-29, ISP-Verlag, Francfort 1976 ; Jakob Moneta, Aufstieg und Niedergang des Stalinismus, ISP-Verlag, Francfort, 1976.
- Karl Marx avait, dès 1852, anticipé cette tendance de la révolution prolétarienne à l’autocritique impitoyable, dans son avant-propos au 18-Brumaire de Louis Bonaparte, dans Marx/Engels, Œuvres choisies, 1, p. 417.
- Vers la fin de la XXe dynastie, sous le pharaon Ramsès III, c’est-à-dire il y a environ 3500 ans, les ouvriers de la nécropole royale organisèrent la première grève – ou le premier soulèvement ouvrier-connue dans l’histoire. Un papyrus de l’époque, conservé à Turin, en rend compte en détails (Voir François Daumas, La Civilisation de l’Egypte pharaonique, Arthaud, Paris, 1965.
- « Et l’éthique, comme expérience, ne doit pas néanmoins rester sans bornes, ni une exigence purement formelle pour le comportement de l’individu, mais elle doit tirer sa lumière de la lutte de classe de ceux qui ploient sous les peines et les fardeaux, de ceux qu’on abaisse et qu’on humilie. Ce n’est que de cette façon que les postulats éthiques durables deviendront inextinguibles et indestructibles, malgré leur transgression dans la réalité. Cela signifie que le véritable visage de l’humanité, même si ses contours sont imprécis, et malgré la banalité et le verbalisme de ses déterminations trop générales […] figure au moins dans la conscience qu’elle a d’elle-même. » (Ernst Bloch, Experimentum Mundi. Frage, Kategorien des Herausbringens, Praxis, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1976).
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