Histoire. Finlande rouge contre Finlande blanche (II)

Première réunion de la direction des syndicats sociaux-démocrates à Helsinki, les 26 et 27 juin 1899. Matti Paasivuori se trouve à côté du drapeau avec un costume clair.

Par Maurice Carrez

Nous voyons donc que, dans l’esprit des dirigeants rouges, la révolution était un acte défensif, une solution de dernier recours [se rapporter à la première partie de cette contribution publiée sur notre site alencontre.org en date du 16 mai 2017]. Elle ne fut envisagée qu’au moment ultime, alors même que Svinhufvud et Mannerheim fourbissaient déjà leurs armes. Elle n’était pas non plus conçue à partir d’un modèle de type bolchevique, ni semblable aux soulèvements hongrois ou berlinois de l’année suivante. La déclaration faite le 29 janvier 1918 par la Délégation du peuple, son principal organe politique, appelait à “un soutien des masses” et promettait de suivre “les règles du jeu démocratique”. Elle ne faisait pratiquement pas référence au socialisme, si ce n’est en promettant des réformes sociales qui s’en inspiraient. Dans sa symbolique, néanmoins, elle assumait l’héritage ouvrier et la lutte de classe, mais sans prôner la dictature du prolétariat. Le projet de Constitution élaboré en février par Kuusinen s’inspirait du modèle suisse (démocratie citoyenne), un peu des idées républicaines françaises de 1870-1871 (par exemple, l’autonomie communale) et aussi de certains passages de la Constitution américaine (8). Les rouges finlandais devaient convaincre pour durer. Car il faut avoir à l’esprit que les blancs n’étaient pas en pleine déliquescence. Partant de leurs points d’appui en Ostrobotnie et en Carélie, ils contrôlèrent en moins de huit jours toute la Finlande centrale et septentrionale, en écrasant les gardes rouges installées dans les villes (Jyväskylä, Oulu, Kuopio) et en encerclant, puis désarmant, les garnisons russes. Le gouvernement de Svinhufvud, qui avait fui à Vaasa, avait l’appui des classes moyennes et supérieures, ainsi que d’une bonne partie de la paysannerie. En outre, les blancs se présentaient en libérateurs du pays, ce qui servait leur propagande. La partie, en fait, s’annonçait plus serrée que certains rouges ne l’avaient pensé.

Deux pouvoirs face à face

Du côté rouge, l’organe dirigeant était la Kansanvaltuuskunta (KV), ou Délégation du peuple. Ce terme était volontairement emprunté à la tradition finlandaise, de façon à éviter l’amalgame avec le terme de commissariat, pour le moins connoté. La KV était assistée par le Työväen Pääneuvosto, le Grand Conseil des travailleurs, sorte de pouvoir législatif représentant les intérêts populaires (les principales organisations ouvrières y avaient des représentants). Le territoire sous contrôle rouge, c’est-à-dire la Finlande méridionale au sud d’une ligne Pori-Vyborg (Viipuri), était lui-même découpé en départements et communes dirigés également par des “délégations”. L’autonomie communale, très large, était garantie par la loi; un article du Sosialidemokraatti, daté du 14 février 1918, y insistait: “ Chaque commune formera en propre une petite république, dans le cadre de l’Etat républicain finlandais. Elle gérera ses propres affaires, choisira sa police, ses représentants de l’ordre, pourra exercer sa justice au travers de tribunaux de juges de paix. La tâche de l’Etat sera seulement de veiller à ce que le droit et la liberté des communes restent inviolés. En un mot, la commune formera le fondement de toute vie étatique saine.” La déclaration du 29 janvier mettait fin aux anciens tribunaux, remplacés par des tribunaux populaires, dont le but était de “réconcilier les humbles avec la justice”. La peine de mort était abolie. Les pouvoirs de police étaient provisoirement assurés par les gardes rouges locales. Pour tenter de régler le mieux possible la crise alimentaire, on établit des commissions d’approvisionnement dans chaque localité. Elles étaient dotées de larges pouvoirs d’investigation, qui provoquèrent quelquefois des abus et enracinèrent chez certaines victimes des haines inexpiables.

Edvard Gylling

Le recours à la démocratie directe se retrouvait aussi dans les grandes réunions de masse qui accompagnaient les principales décisions du régime. L’une des plus célèbres fut celle du 3 mars à Helsinki, où des milliers de personnes furent conviées à une sorte de gigantesque assemblée générale pour écouter Oskari Tokoi et Edvard Gylling s’expliquer sur les négociations en cours avec la Russie bolchevique. L’apparence démocratique du pouvoir avait toutefois des limites objectives. Les dirigeants eurent le plus grand mal à contrôler les débordements de la «terreur rouge» au tout début et à la fin du processus révolutionnaire. La conduite de la guerre imposait par ailleurs une surveillance assez stricte des populations et une limitation des déplacements. Fin avril, quand la situation militaire devint désespérée, fut en outre institué un dictateur, en la personne de Kullervo Manner. La centralisation des décisions politiques majeures dans les mains d’un groupe d’hommes assez restreint était au demeurant une réalité dès l’origine. La seule organisation politique autorisée était le SDP, dont la propagande était omniprésente, bien que l’expression de divergences fût en théorie possible. Notons enfin que plusieurs milliers de personnes avaient été mises aux arrêts ou surveillées à titre préventif. La Délégation du peuple, toutefois, exprima sa réprobation face aux exécutions sommaires, sauf à l’extrême fin du conflit, quand elle n’avait de toute façon plus aucune prise sur les événements.

Le pouvoir rouge montra aussi d’assez bonnes dispositions sur le plan de la gestion, quoi que ses adversaires en aient dit. Dans des circonstances difficiles, en dépit de ses propres divisions, il tenta d’assumer ses responsabilités civiles. Ce n’était pas seulement une machine bureaucratico-militaire tournant à vide dans le fracas des armes et de la rhétorique. Grâce au nombre élevé de militants sociaux-démocrates, y compris dans les zones rurales, le SDP fut d’emblée en mesure de contrôler les deux tiers des communes incluses dans la zone rouge. Il existait ainsi des pouvoirs locaux capables d’assurer le fonctionnement à peu près normal de la vie sociale, économique et culturelle. C’était un facteur important de stabilité. Les risques de désordre étaient ainsi limités et la mise en œuvre des directives centrales à peu près assurée sauf, bien sûr, dans la phase terminale de la révolution. La Délégation du peuple avait d’ailleurs fait connaître ses intentions en matière de réformes dès le 29 janvier 1918. Son programme comprenait dix points:

– briser la bureaucratie d’Etat;
– rénover la justice;
– démocratiser la législation;
– réformer l’impôt au profit des plus humbles;
– établir une assurance accidents et une assurance vieillesse;
– développer la scolarisation;
– libérer les métayers;
– mettre le capital bancaire au service de la collectivité;
– rétablir la discipline au travail;
– socialiser certains secteurs économiques si le besoin s’en faisait sentir.

Ces mesures, on le voit, n’étaient pas en soi socialistes. Le 11 février, un débat de la KV sur la socialisation des entreprises abandonnées par leurs propriétaires aboutit à l’adoption, par 7 voix contre 6, du projet assez modéré d’Eero Haapalainen. Le nouveau pouvoir ne prit pas non plus d’engagements démesurés sur le problème de l’approvisionnement. Il se voulait réaliste et concret. Sur les dix points précités, à l’exception de l’établissement d’une loi sur les assurances ouvrières, tous firent l’objet d’un ou plusieurs textes législatifs.

En deux mois, les dirigeants rouges furent capables de faire voter une Constitution d’inspiration démocratique, dont certains passages pouvaient ouvrir la voie à un futur socialisme. Due une fois encore à la plume de Kuusinen, elle fut adoptée après de longues discussions et de nombreuses propositions d’amendements. Des lois réformèrent par ailleurs le fonctionnement de la justice et assurèrent la démocratisation du système scolaire. Sur le plan économique, les usines les plus importantes assurèrent une production malgré les nombreux obstacles nés de la guerre. Edvard Gylling, qui avait l’étoffe d’un homme d’Etat, s’efforça en outre de surmonter avec doigté les invraisemblables difficultés financières auxquelles son gouvernement était confronté.

Oskari Tokoi, dont les qualités politiques étaient elles aussi indéniables, s’employa, avec l’aide des commissions spécialisées, à adoucir la pénurie alimentaire: le rationnement fut établi sur des bases plus équitables, la gestion des stocks fut rendue plus transparente et des négociations furent ouvertes avec la Russie pour s’approvisionner en Sibérie. Le 30 mars, après bien des péripéties, 30 wagons de grains arrivèrent en grande pompe à la gare d’Helsinki. Mais la disette était trop grave pour redresser fondamentalement la situation.

Signalons enfin que la Délégation du peuple fut attentive à l’établissement de liens internationaux, sans œillères idéologiques. Dans les négociations avec les Russes, elle montra son attachement à l’indépendance du pays et fit même des demandes concrètes pour le rattachement de la Carélie à la Finlande rouge. Elle tenta aussi de nouer des contacts avec l’Allemagne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Suède. Elle traita aussi avec courtoisie les diplomates en poste en Finlande et qui souhaitaient partir. Les problèmes étaient toutefois insolubles. Les Russes se trouvaient eux-mêmes en très graves difficultés et prisonniers des accords de Brest-Litovsk (conclus le 3 mars 1918).

Les diplomates occidentaux ne voulaient avoir affaire qu’au gouvernement de Svinhufvud et la Suède avait jeté son dévolu sur les îles Aland. Dès la fin mars, furent également mis en débat des projets de compromis avec le gouvernement de Vaasa, bien que la Délégation du peuple eût refusé la médiation des sociaux-démocrates suédois en février (après de longues délibérations) (9).

Du côté blanc, le premier émoi passé, on mit en place un gouvernement relativement efficace, appuyé sur une force militaire de mieux en mieux organisée sous l’égide de Mannerheim. La machine étatique, réfugiée à Vaasa, fit tout son possible pour maintenir l’image de la continuité: le Sénat (gouvernement) tint des réunions régulières et les députés bourgeois qui avaient réussi à passer les lignes se réunirent en Parlement. Les ministères comme les grandes administrations furent reconstitués dans la mesure du possible. Le gouvernement blanc pouvait aussi compter sur la police, la plupart des officiers et sous-officiers de carrière, les diplomates en poste. Svinhufvud et ses amis agirent avec promptitude. Les militants de gauche furent placés en détention, avec quelques “bavures” à la clé, la censure fut établie, les gardes rouges écrasées sans ménagement, les garnisons russes désarmées en dépit de leur relative passivité, et l’armée devint l’objet de toutes les attentions.

L’état de guerre avait besoin d’un régime autoritaire. Sur le plan économique, les dirigeants blancs obtinrent sans difficulté la collaboration des chefs d’entreprise et des paysans propriétaires. En revanche, ils échouèrent pour l’essentiel dans le domaine de l’approvisionnement. Les problèmes restèrent cependant moins aigus que dans la zone sous contrôle rouge, du fait du moindre nombre de citadins et de plus faibles densités. Mais la priorité absolue donnée aux combattants entraîna des pénuries supplémentaires pour les civils. De plus, les couches populaires, déjà victimes du chômage, souffrirent plus que d’autres de la disette, car le système de répartition resta plutôt inégalitaire. Cela explique en partie la facilité avec laquelle l’armée blanche imposa la conscription, y compris dans les ex-circonscriptions rouges: elle permettait de manger.

Les blancs déployèrent surtout une intense activité diplomatique, en particulier en direction du Reich. Grâce à des contacts privés, le Sénat envisagea dès décembre de demander au gouvernement du Kaiser une aide militaire, mais il y renonça en raison de désaccords internes. Lors des négociations de Brest-Litovsk, des émissaires demandèrent en revanche aux négociateurs allemands de leur garantir Petsamo et la Carélie orientale. Ceux-ci leur signifièrent un refus. Cela n’était que partie remise. Le 14 février, les deux envoyés de Vaasa en Allemagne, Edvard Hjelt et Rafael Erich, obtinrent de leur propre chef une aide militaire de Berlin. Mannerheim, furieux, menaça de démissionner. Les sénateurs eurent eux-mêmes la mauvaise surprise de constater que cette aide était accompagnée d’un traité désavantageux livrant le pays à l’emprise économique et militaire de l’Allemagne. La Finlande était réduite au statut d’Etat vassal.

Malgré les remous provoqués, Svinhufvud accepta de parapher ces conditions léonines lors d’une visite éclair à Berlin, fin février. Après plusieurs semaines de palabres, Mannerheim se rallia fin mars à cette option, sachant que ses troupes avaient fait la différence décisive à Tampere. Il ne présenta aucune objection, donc, au débarquement des troupes de Rüdiger von der Goltz le 3 avril à Hanko (Hangö), au sud-ouest d’Helsinki. Cette orientation nettement germanophile n’avait pas empêché les blancs de négocier avec les Britanniques (mission de Rudolf Holsti), les Français et les Américains, qu’ils convainquirent de couper tout lien avec les rouges.

Les opérations militaires jusqu’à la fin avril

Il convient d’abord de mesurer les forces en présence au départ en distinguant les protagonistes finlandais des soldats russes encore présents en Finlande.

Les 40’000 militaires russes encore présents fin janvier sur le sol finlandais furent longtemps présentés comme les alliés naturels des gardes rouges. Cette thèse, largement développée par les vainqueurs, doit faire l’objet d’une grande circonspection. Elle repose certes sur des faits réels, comme la participation de certains officiers russes aux opérations du front nord-ouest dans les premiers jours de la guerre civile ou bien l’engagement de volontaires auprès des gardes rouges (2000 à 4000, selon les sources). Mais il n’y a non seulement aucun plan d’engagement général de ces troupes dans le conflit, mais aucun indice de ce que pensait la majorité de ces hommes sur le plan politique! Il est fort probable qu’ils n’aient attendu qu’un retour rapide au pays, rendu logique par la déclaration d’indépendance et son acceptation par leur propre gouvernement. Les garnisons russes, pourtant mieux équipées que leurs assaillants, ne présentèrent pas d’opposition sérieuse en Ostrobotnie; elles déposèrent les armes après des sièges plus ou moins symboliques. Que des rouges finlandais aient souhaité leur engagement à leurs côtés, c’est une chose; que l’affaire eût été réalisable en est une autre. Précisons aussi que le gouvernement bolchevique, après avoir incité le SDP à faire la révolution, ne lui apporta qu’une aide très limitée: quelques milliers de fusils, un train blindé, quelques pièces d’artillerie, du grain, une aide diplomatique en pointillé… Pas de quoi, en un mot, gagner une guerre civile. Après le traité de Brest-Litovsk, cette aide devint pratiquement nulle, du fait des engagements pris avec l’Allemagne.

Côté rouge, la partie semblait pourtant encore jouable en janvier. Les gardes ouvrières locales comprenaient environ 30’000 membres, organisés en compagnies et commandés par des “officiers” élus. Leur armement était sommaire et la discipline aléatoire. Mais certaines troupes avaient beaucoup d’allant, surtout celles qui étaient constituées par de jeunes sportifs ouvriers. Malheureusement, les traits négatifs l’emportaient. Les hommes avaient du mal à rester loin de leurs bases plusieurs semaines et il était difficile de les faire participer à des opérations d’envergure, car ils avaient l’habitude d’agir tout au plus à l’échelle d’un bataillon. Leur encadrement était très inégal. Seule une minorité des responsables avait une véritable formation militaire. En outre, l’état-major changeait trop souvent. Parmi les commandants en chef, Ali Aaltonen, un ancien lieutenant de l’armée tsariste, fut renvoyé après une journée d’opérations, sous prétexte qu’il n’avait pas réussi l’arrestation des responsables politiques bourgeois présents à Helsinki. Son successeur, Eero Haapalainen, fut démis quant à lui de ses fonctions pour intempérance. Certains chefs de corps eurent cependant l’occasion de montrer une certaine valeur, comme Adolf Taimi, Tuomas Hyrskymurto, Hugo Salmela et A. Nesky. Le problème essentiel restait en réalité l’insuffisance des liaisons entre le commandement central et les unités de combat, qui dénotait un manque de discipline et de professionnalisme (10).

Côté blanc, il y avait au départ environ 34 000 membres des gardes civiques et anciens chasseurs revenus d’Allemagne, un chiffre légèrement supérieur à celui des gardes rouges. Comme leurs adversaires, il s’agissait pour l’essentiel de volontaires et non de professionnels. Ils ne disposaient pas non plus d’un formidable arsenal. Leur avantage était surtout d’être commandés par d’authentiques généraux, parfois doués dans l’art militaire, et qui avaient connu les batailles de la Première Guerre mondiale. Le système de conscription fut aussi plus rapidement mis en place que dans la partie rouge. Mais ces avantages n’apparurent pas d’emblée décisifs. Le gouvernement de Vaasa souhaitait vivement trouver des alliés qui fussent en mesure de contrebalancer l’éventuel appui russe aux combattants rouges.

Trois phases essentielles de combat peuvent être dégagées. La première fut marquée par la généralisation des offensives rouges en direction du nord. Après une dizaine de jours de combats assez confus, les blancs s’emparèrent du centre et du nord du pays, tandis que les gardes rouges consolidaient leur emprise au sud d’une ligne Imatra-Heinola-Vilppula-Pori. Un front plus ou moins flou fut ainsi constitué dans la première quinzaine de février. Les rouges, qui voyaient affluer vers eux les volontaires (au total 50’000 à 60’000 hommes vers le 15 février), avaient le vent en poupe. Ils étaient motivés par une bonne propagande et l’instauration de soldes attractives. Coordonnée par le colonel russe Svetsnikov, une attaque de grande ampleur débuta le 21 février avec 10 000 hommes sur le front nord-ouest, entre Vilppula et Ruovesi. Son but était de s’ouvrir la route vers Haapamäki pour couper ensuite la voie ferrée stratégique entre Vaasa et Käkisalmi. Mais elle fut totalement interrompue le 27 en raison d’une contre-attaque dangereuse des blancs.

Dans la région d’Heinola, plus à l’est, les deux adversaires tentèrent de progresser le long du lac Päijänne pour se déborder mutuellement. Les combats se soldèrent par un match nul vers le début mars. D’autres opérations d’envergure eurent lieu vers la même époque en Carélie. A quatre reprises, les rouges tentèrent de percer le front du lac Vuoksi. Les actions les plus dures furent menées en direction d’Antrea et de l’est du Ladoga. Mais, là encore, sans succès, malgré leur supériorité numérique dans cette zone du front. Svetsnikov et Haapalainen montèrent une seconde offensive sur Haapamäki début mars, qui échoua à son tour.

En vérité, Mannerheim avait patiemment consolidé ses arrières et n’attendait plus qu’une occasion favorable. Le 15 mars, pour éviter de se faire précéder par les Allemands, le rusé général en chef amorça une manœuvre enveloppante dans la région située au sud de Vilppula; son objectif était la ville industrielle de Tampere, l’un des bastions rouges les plus solides.

Il avait remarqué que cet endroit du front était favorable à une attaque de revers. Il se heurta d’abord à une résistance acharnée, qui fit douter ses subordonnés. Mais, le 20 mars, la partie était gagnée. Le 25, Tampere était encerclée. Elle tomba le 6 avril après des combats de rue et des bombardements d’une violence inouïe. L’ancien général du tsar tenait sa victoire, même si, sur le reste du front, les blancs n’avaient pas encore obtenu d’avantages décisifs.

La Garde blanche, la contre-révolution en marche

Une troisième phase s’ouvrit alors, marquée à la fois par le débarquement de Von der Goltz et la ruée des blancs vers le sud. Le 3 avril, les rouges ne purent opposer que 1000 combattants à la division allemande. Ils ne tinrent qu’une journée, au prix de lourdes pertes. Dès lors, la route de la capitale était ouverte et les gardes rouges de tout le sud-ouest du pays pris comme dans une nasse. Le 13 avril, Helsinki tomba après d’intenses bombardements, qui détruisirent une partie de la Maison du peuple, presque neuve. Les débris de l’armée des rouges battaient en retraite vers la vallée du Kymi, avec parfois femmes et enfants.

L’agonie de la Finlande rouge dura encore un mois. Depuis la fin mars, la Délégation du peuple était en relative déliquescence. La situation financière n’était plus maîtrisable. Les fonctionnaires refusaient de collaborer. Les réunions étaient de moins en moins régulières.

Les dirigeants étaient le plus souvent absents, soit qu’ils fussent au front, soit qu’ils fussent en Russie pour quémander de l’aide. Ils se querellaient à tout propos, les uns souhaitant négocier, les autres pas, certains proposant d’établir une dictature, les autres s’y refusant encore.

L’épuisement et l’amertume avaient raison de ces hommes pourtant trempés au combat. Début avril, les choses empirèrent encore. L’évacuation de la capitale par la Délégation du peuple, quelques jours avant qu’elle ne tombe, avait été très mal perçue par la base, qui y voyait une forme de trahison.

Le moral des troupes baissait, il devenait beaucoup plus difficile de les commander. Le front n’était même plus stable au-delà du Kymi, des bandes erraient à l’aventure, cherchant un passage vers l’est.

Quant aux socialistes de droite, menés par Tanner et Paasivuori, ils avaient ouvertement pris leurs distances. Profitant de la chute d’Helsinki, ils avaient lancé un appel à la cessation des combats et à la construction d’un nouveau parti.

Une fois arrivée à Vyborg (Viipuri), le 9 avril, la Délégation du peuple tenta de réagir. Il fallait organiser la résistance sur un espace plus restreint à l’est du Kymi. Pour cela, des mesures exceptionnelles devaient être prises.

Dans les conversations qu’il avait eues avec eux, Lénine les encourageait à ne pas lâcher prise. On parlait en outre d’une possible révolution en Allemagne.

Kullervo Manner fut élu dictateur

C’est dans ces conditions que, le 10 avril, Kullervo Manner fut élu dictateur. On lui adjoignit, pour l’aider dans sa tâche, un état-major de quatre membres, constitué d’Eloranta, Eino Rahja, Riune et Hansen, appartenant tous à la mouvance dure des gardes rouges. Les “politiques” de la Délégation avaient subi une défaite, eu égard aux suffrages obtenus pour cette élection. Dans la foulée, Eino Rahja fut envoyé à Helsinki pour organiser la défense. Une déclaration au peuple fut rédigée dans l’urgence pour essayer de redonner un peu d’espoir à ceux qui étaient en train de le perdre. Quelques jours plus tard, on tenta de réorganiser le fonctionnement du pouvoir civil. Kuusinen devint pour quelques jours le président de la Délégation, avec pour mission de remettre un peu d’ordre dans le sauve-qui-peut général.

Tout cela venait beaucoup trop tard et n’eut guère d’effet. Le ressort était cassé. La KV était de plus en plus divisée: Letonmäki, l’un des adeptes de la ligne dure, cherchait à s’emparer des commandes, accusant Kuusinen de mollesse. Beaucoup trouvaient dans des missions à l’étranger une excuse pour éviter d’assister à ce naufrage. Gylling et Tokoi cherchaient à négocier avec les Anglais, Kohanen et Arjanne se tournaient vers les partis scandinaves, Mäkelä songeait à installer des colonies agricoles en Russie rouge, Sirola s’activait pour accueillir les futurs réfugiés à Petrograd. Kuusinen était à Moscou, cherchant de l’aide lui aussi, Tokoi était perdu quelque part sur la voie ferrée de Mourmansk… Au front, les gardes rouges étaient désespérés. Beaucoup voulaient rentrer chez eux pour protéger leurs familles, dont ils étaient sans nouvelles. Les rumeurs les plus folles circulaient et c’était à qui critiquerait le plus les chefs politiques.

Sur le plan militaire, l’encerclement, puis la chute de Vyborg constituèrent la dernière grande opération de la guerre civile. 20’000 blancs s’attaquèrent alors à 18’000 rouges relativement bien armés, mais démoralisés. L’offensive débuta le 19 avril et prit un tour décisif quand les rouges perdirent le contrôle de la voie ferrée le 23. Le 24, les blancs atteignirent les faubourgs. Le lendemain, à la grande colère des combattants, la Délégation partit pour Petrograd, où elle tint sa dernière réunion le 27 avril. Le 29, Vyborg tombait. Peu après, vers Lahti, les gardes rouges qui tentaient de rompre l’encerclement des blancs et des Allemands furent complètement défaits après une âpre bataille. La vallée du Kymi tomba à son tour début mai. Le dernier combat de la guerre civile eut lieu le 14 mai à Ino, au sud de Vyborg. Le 16, les troupes de Mannerheim défilaient fièrement dans Helsinki; pourtant, depuis un mois, une horrible répression avait commencé.

Après la tempête

Bilan direct des combats

Le terme de “bilan direct” peut être contesté, dans la mesure où il établit une division un peu artificielle entre les morts intervenues avant le 16 mai, date de la fin des combats, et celles qui ont eu lieu après. Il a toutefois le mérite de mettre en relief les effets de la répression officielle, celle qui tua, si j’ose dire, «à froid» et non dans le feu de l’action.

Pour ce qui est des morts au combat, Jaakko Paavolainen en a recensé 3600 du côté des rouges et 3100 du côté des blancs, soit une proportion importante des hommes engagés dans les opérations (plus de 10% des effectifs de départ). Il faut y ajouter près de 20’000 blessés, dont certains moururent dans les mois ou les années suivants.

La «terreur blanche» de 1918

Pour ce qui est des morts de la terreur, l’estimation de l’auteur précité est de 1650 victimes de la terreur rouge (dont quelques centaines de simples civils) et 8400 personnes fusillées par les blancs (en avril et mai le plus souvent). Il faut ajouter à ces chiffres déjà effrayants 1600 disparus, la plupart gardes rouges; or ces hommes et ces femmes n’avaient pas tous fui à l’étranger, ce qui laisse deviner leur triste sort (11)… L’état-major des blancs était lui-même inquiet de la sauvagerie de ses troupes sur le terrain. Il avait dû rédiger une circulaire interdisant les exécutions sommaires dès la fin février. Mais comme elle n’était pas respectée, il fut contraint de renouveler son interdiction, cette fois de manière plus ferme, le 28 mai. Il faut dire qu’existait un réel émoi, y compris à l’étranger, face à des actes inadmissibles. Il y avait aussi la crainte, dans une conjoncture encore incertaine, de voir se reconstituer une opposition résolue et, qui sait, germer un nouveau soulèvement. La date pour le moins tardive de la seconde mise en garde laisse toutefois penser que les responsables des gardes civiques et de l’armée blanche avaient en partie fermé les yeux sur les exactions commises, qu’ils jugeaient peut-être inévitables…

La Délégation du peuple était, quant à elle, restée impuissante face aux débordements de certaines gardes rouges, qui s’en étaient prises ici ou là, dans les premières semaines du conflit, à des pasteurs, des maîtres d’école, des propriétaires terriens ou, tout simplement, des gardes civiques en fuite vers le nord. Elle avait néanmoins condamné fermement, par la plume de Kuusinen, les “cruautés inutiles” (circulaire Julmuksia vastaan – “Contre les cruautés” – de février 1918) et pris des mesures qui avaient gardé une certaine efficacité jusqu’à la fin mars. Mais en avril, dans leur retraite, certaines unités avaient à nouveau commis des actes de vengeance gratuits, dont s’était emparée la propagande blanche. Il faut dire, à la décharge des dirigeants rouges, que les “colonnes volantes”, rendues furieuses par la défaite, étaient devenues à peu près incontrôlables.

La comparaison des chiffres permet cependant d’observer que les thuriféraires de la “guerre de libération” avaient moins de scrupules à éliminer les soi-disant “ennemis de la patrie”. Même si les rouges n’étaient pas tous des modèles de vertu, force est de constater qu’ils avaient eu plus de retenue lorsqu’ils semblaient tenir le manche. Je ne souhaite donc pas, à titre personnel, renvoyer dos à dos les protagonistes.

La prétendue absence de parti pris ressemble à s’y méprendre à de la complaisance pour des gens qui ne furent, ni plus ni moins, que des tueurs en série, qui se couvrirent ensuite du manteau patriotique. On peut comprendre leurs motivations, les replacer dans le contexte troublé de l’époque, mais il est inacceptable de faire croire qu’elles étaient entièrement justifiées. Sur le plan strictement matériel, le bilan n’a jamais été tiré. L’ouvrage de Leo Harmaja, Effects of the War on Economy and Social Life in Finland, reste très général et ne distingue pas la période de la guerre civile des autres phases de la Première Guerre mondiale en Finlande.

Tout laisse penser, cependant, que les pertes économiques et financières ne furent pas négligeables.

Des villes comme Tampere, Helsinki ou Vyborg furent bombardées, parfois gravement; des installations industrielles et des infrastructures de transport furent partiellement endommagées, l’activité productive cessa par ailleurs plusieurs mois dans les communes proches du front. Les populations civiles durent en outre nourrir et loger les troupes, obéir aux réquisitions et payer des contributions de guerre.

Entre mai et novembre 1918, une partie de la classe ouvrière, tenue pour suspecte, se retrouva de surcroît derrière les barbelés des camps.

Ajoutons à cela les soldes des combattants, les pensions versées aux veuves et aux orphelins des blancs, les réparations payées à certains propriétaires dans les années suivantes.

L’addition ne peut être inférieure au total à des millions de marks, sans doute bien davantage, qui ne furent cependant que des broutilles à côté des souffrances humaines et morales endurées par l’ensemble des Finlandais.

Les camps de prisonniers, le Tribunal pour crimes d’Etat et l’amnistie

Selon Jaakko Paavolainen, il y avait, début mai 1918, 64 camps de concentration, stricto sensu, avec 81’000 prisonniers, répartis essentiellement au sud du pays. Ce chiffre absolument énorme (6% de la population adulte du pays) donne une idée de ce que les blancs étaient prêts à faire pour éradiquer l’esprit révolutionnaire. Début juin 1918 fut entamé un processus de regroupement: il n’y eut plus désormais que 26 lieux de détention. Peu à peu, la population carcérale commença à diminuer. En décembre 1918, beaucoup de camps avaient été démantelés et il ne restait plus que 6 100 emprisonnés, considérés comme les plus dangereux. Fin 1921, seuls 900 prisonniers politiques demeuraient en prison (12). Cette chute apparemment rapide des effectifs s’explique à la fois par les pertes énormes de détenus et par l’activité fiévreuse du Tribunal pour les crimes contre l’Etat institué dans les premières semaines de juin.

Les pertes étaient prévisibles. Dans un pays taraudé par la disette, où l’on manquait de médicaments et de médecins, entasser 80’000 personnes dans des baraquements de fortune, c’était en envoyer sciemment un bon nombre à la mort. Les rations alimentaires étaient trop faibles, l’hygiène déplorable et le moral des prisonniers en berne. De quoi offrir aux épidémies le terrain le plus favorable. On estime à 12’500 le nombre de prisonniers décédés, le plus souvent en moins de trois mois! Dans certains camps, comme celui de Tammisaari, on dépassa 25% de pertes. Il n’y avait pas de travail forcé ou de mauvais traitements systématiques.

Certains gardiens étaient même désolés de voir ce spectacle, s’indignaient également du comportement brutal de l’inévitable proportion de brutes et de poivrots qu’il y avait parmi eux. Le gouvernement et l’armée comprirent d’ailleurs assez vite qu’il fallait éviter un trop grand scandale, surtout au début de l’automne, quand l’étoile de l’allié allemand commença à sombrer. Une des solutions au problème était de pousser l’activité du Tribunal pour les crimes contre l’Etat, afin de sortir du dispositif les éléments les moins “coupables”. On mobilisa donc durant l’été tout ce que la Finlande comptait comme hommes de loi, afin d’instruire 75’500 affaires! On conclut à 67’800 culpabilités, sur lesquelles 65,5% devaient aboutir à moins de trois ans d’emprisonnement. 555 condamnations à mort «seulement» furent prononcées, le reste étant constitué pour l’essentiel par des peines de trois à six ans d’emprisonnement. 1100 mineurs de moins de quinze ans faisaient partie des condamnés.

Mais il y avait un certain irréalisme à maintenir des peines de prison dans un pays appauvri où il aurait fallu construire un gigantesque réseau d’établissements pénitentiaires et se priver durablement d’une main-d’œuvre qualifiée dans l’industrie et l’artisanat. De telle sorte que l’idée d’une amnistie commença à cheminer dans les têtes, précédée par la pratique assez massive des libérations conditionnelles. Le 30 octobre 1918, alors que la révolte commençait à poindre dans les rues de Berlin, on prononça 10’000 grâces, suivies par 6500 le jour de l’indépendance finlandaise (6 décembre). Les élections de mars 1919 ayant ramené encore 80 députés sociaux-démocrates au Parlement (sur 200), pas tous “assagis” au demeurant, le vote d’une loi d’amnistie devint une priorité politique, du moins pour ceux des élus bourgeois qui avaient le sens de l’Etat. En juin, un premier texte provisoire fut adopté, suivi en janvier 1920 d’une vraie loi d’amnistie donnant à 40’000 condamnés leurs droits civiques sous certaines conditions. Il n’y eut plus alors que 1500 prisonniers politiques. En outre, seules 268 exécutions capitales avaient été appliquées sur les 555 prévues.

C’est à ce prix que la bourgeoisie finlandaise acheta la paix civile, sinon la renonciation à la lutte des classes.

Les conséquences politiques à court terme

Le gouvernement de Vaasa revint s’installer à Helsinki dans les premiers jours de mai 1918. Un Parlement croupion, où ne fut autorisé à siéger qu’un seul social-démocrate, Matti Paasivuori, dont l’hostilité au soulèvement était connue, fut chargé d’assurer le pouvoir législatif en attendant la mise en place d’un nouveau régime et la tenue de prochaines élections. L’armée attendait aussi sa part, bien qu’elle fût en théorie soumise au pouvoir politique. Mannerheim, en particulier, était disposé à dire son mot dans les grandes affaires. Parallèlement au retour de l’ancien gouvernement, on assista à celui des anciennes autorités locales et des hauts fonctionnaires. En apparence, la machine n’avait pas subi de trop graves dommages, ce qui aiderait à gérer une situation dramatique du point de vue socio-économique.

Les vainqueurs n’avaient plus le choix de leurs alliances internationales. Ils devaient se conformer au traité du 7 mars, d’autant que Von der Goltz n’était pas du genre à faire des compromis. Ils espéraient de la sorte recevoir aussi une aide d’urgence. Le calcul s’avéra à courte vue: dès juillet 1918, les défaites allemandes sur le front occidental sonnèrent l’hallali de l’armée impériale. Toujours est-il que, dans cette conjoncture, les éléments les plus conservateurs de la coalition bourgeoise songèrent à établir en Finlande une monarchie constitutionnelle autoritaire, avec à sa tête un prince allemand: ils pensèrent un temps à l’un des fils de Guillaume II, avant de se rabattre sur Frédéric-Charles de Hesse. Le 17 août 1918, le Parlement croupion vota le principe monarchique et, le 9 octobre, Frédéric-Charles reçut officiellement le trône de Finlande. Mais à cette date, le Reich était au bord de l’implosion. L’heureux élu s’empressa de refuser ce cadeau empoisonné. Les républicains bourgeois, emmenés par le futur président Stahlberg, reprirent espoir, bien que Mannerheim, homme de conviction contraire, eût été nommé provisoirement régent.

Julius Ailio (1872-1933)

Pendant que la droite s’affrontait sur la question constitutionnelle et tentait d’échapper à l’opprobre de l’alliance allemande, un certain nombre de dirigeants sociaux-démocrates qui avaient pris leurs distances avec le soulèvement tentèrent une OPA sur le parti. Ils profitaient du chaos créé par la fuite des chefs révolutionnaires et de 10’000 gardes rouges (accompagnés de leurs familles) en Russie pour tirer les marrons du feu et obtenir une légitimité qu’aucun congrès par le passé n’avait conférée à leur ligne réformiste. Parmi eux figuraient le juge Tanner, principal artisan du complot, le médecin Hannes Ryömä et deux anciens sénateurs de 1917: Julius Ailio et Väinö Wuolijoki. Pour caution ouvrière, ils obtinrent l’appui de quelques anciens journalistes du Travailleur, Väinö Hupli et Väinö Hakkila, du théoricien kautskyste J. W. Keto et de deux vieilles figures du parti à Helsinki, Matti Paasivuori et Miina Sillanpää. Le 10 avril 1918, le surlendemain du départ de la Délégation du peuple à Vyborg, ils firent circuler un texte appelant à des négociations avec les blancs et dénonçant l’aventurisme des chefs rouges. Ils firent pression sur les gardes rouges de la ville pour une reddition sans combat à Von der Goltz. Le 16 avril, une fois la capitale tombée, ils demandèrent aux rouges de cesser unilatéralement leur résistance et qualifièrent le soulèvement de “tragique erreur”. Le 6 mai, alors que le fracas des canons ne s’était pas encore tu, Hannes Ryömä fit paraître un opuscule analysant l’année écoulée et justifiant la création d’un parti social-démocrate épuré. Le même jour paraissait un nouveau journal destiné à prendre la succession du Travailleur, le Social-démocrate de Finlande, à la tonalité nettement plus “modérée”, sauf à l’égard des révolutionnaires. Il dénonçait le bolchevisme et ses adeptes, réels ou supposés, ainsi que la dictature du prolétariat, traduction de Kautsky à l’appui.

Durant l’été, le juge Tanner partit pour la Suède et le Danemark chercher des appuis internationaux. Il en profita pour dénoncer les conditions des camps de prisonniers. C’était un moyen de récupérer en sa faveur l’amertume du monde ouvrier. Mais il réserva ses flèches les plus acérées pour l’ex-Délégation du peuple et le nouveau Parti communiste finlandais en train de naître à Moscou. Les dirigeants du SDP maintenu appelèrent à un congrès extraordinaire le 4 décembre 1918. Dans ce but, les droitiers avaient réussi à obtenir l’appui d’une partie du centre, avec l’ancien zimmerwaldien Karl Wiik et le syndicaliste Mikko Ampuja. Le congrès, tenu les 27 et 28 décembre, entérina une ligne très réformiste, mais se heurta à une opposition vigoureuse d’éléments restés fidèles à la gauche et emmenés par Joonas Laherma. Certains membres de cette opposition étaient de fait très proches des communistes, mais ce ne fut qu’au congrès suivant, en décembre 1919, qu’ils constituèrent une véritable tendance organisée (13).

De l’autre côté de la frontière, les émigrés sociaux-démocrates fondèrent fin août le SKP (Suomen Kommunistinen Puolue), l’un des premiers partis communistes au monde. Sirola, Kuusinen et Manner, les éléments réputés modérés de la Délégation du peuple, s’emparèrent d’emblée des commandes, au prix d’un gauchissement très net du discours. Le nouveau parti fit une autocritique sévère de la révolution manquée et déclara que son but était la préparation d’un deuxième soulèvement en Finlande. En réalité, les divisions internes étaient très fortes (avec, entre autres, l’opposition des frères Rahja); de plus, une partie non négligeable des réfugiés, en particulier d’anciens syndicalistes, refusèrent l’adhésion. Le SKP avait les pires difficultés à entretenir des liaisons avec la Finlande, ce qui entraîna des options pour le moins irréalistes. Au printemps 1919, Otto Kuusinen fut donc envoyé sur place pour tenter d’organiser les choses. Il acquit très vite la conviction, justifiée, que la révolution immédiate n’était plus possible et, contre l’avis de la direction restée à Moscou, il mit sur pied un mouvement ouvrier légal, à gauche de la social-démocratie tannerienne. C’est ainsi que naquit en mai 1920 le Parti ouvrier socialiste finlandais (SSTP), auquel se rallièrent de très nombreux militants et électeurs de gauche (14).

Entre-temps, les partis bourgeois, qui avaient tenu compte de l’avertissement des élections législatives de 1919, étaient revenus à de meilleurs sentiments. Sous l’impulsion de Stahlberg, ils adoptèrent un régime républicain, consentirent à des réformes sociales (surtout à la campagne) et acceptèrent une large amnistie. Les revanchards ultras durent attendre 1930 pour tenter de reprendre l’initiative. D’une certaine manière, le pire était évité, même si les gardes civiques conservaient pignon sur rue. En outre, Svinhufvud et Mannerheim durent se retirer provisoirement de la vie politique suite à l’échec du raid d’Aunus, qui entraîna la paix de Tartu avec la Russie des Soviets à l’automne 1920.

Les conséquences politiques à plus long terme

La division du mouvement ouvrier était destinée à durer. En dépit des vicissitudes de son histoire, l’extrême gauche communiste (ou proche des communistes) réussit à se maintenir en vie. A l’exception des années 1930-1944, où elle fut interdite et contrainte à une vie souterraine sous la pression des activistes d’extrême droite, elle parvint même à concurrencer électoralement le Parti social-démocrate, voire à le talonner durant toute la période de croissance de l’après-guerre. Aujourd’hui encore, il existe une véritable force électorale à gauche de la social-démocratie, beaucoup plus forte en général que dans les autres pays scandinaves.

A l’autre extrémité du spectre politique, le mouvement de Lapua (du nom d’une bourgade ostrobotnienne d’où est parti le phénomène) est également à mettre en relation avec le soulèvement de 1918. Ses promoteurs se voulaient les héritiers de la “guerre de libération” et voulaient profiter de la crise du début des années 1930 pour éliminer les germes de contestation révolutionnaire, au nom d’un esprit de type “ancien combattant”. Il réussit à ramener Svinhufvud au pouvoir et à faire interdire en 1930 le mouvement ouvrier crypto-communiste, dont l’influence ne se reculait pas depuis dix ans. Dans ses fondements idéologiques, le mouvement de Lapua était donc plus une formation ultra-conservatrice et nostalgique qu’une formation fasciste proprement dite, bien que dans IKL, parti fondé sur ses ruines en 1935, il y eût d’authentiques admirateurs du nazisme ou du mussolinisme.

Quoi qu’il en soit, le traumatisme de 1918 a laissé des traces durables dans la conscience collective, tant du côté des vainqueurs que des vaincus.

Les premiers ont cherché à imposer leur interprétation des événements à l’ensemble de la société; pour eux, la répression était une obligation morale et leur action entièrement légitime.

Les seconds se sont battus durement pour récupérer leurs droits et justifier leur point de vue; les survivants ont mis en place une sorte de “contre-culture” populaire, très vivace jusqu’aux années 1970. De nos jours encore, dans les familles, on garde la fierté d’avoir un aïeul garde rouge ou garde civique. L’esprit de dialogue s’est bien sûr développé, ce dont témoigne aussi la recherche historique depuis les années 1960, mais la coupure demeure entre les deux héritages.

Conclusion

La révolution finlandaise de 1918 ne fut pas simplement le fruit des circonstances immédiates. Elle naquit d’un élan économique brutalement interrompu par la guerre, ainsi que de la survivance d’archaïsmes institutionnels qui exaspérèrent en dernier ressort les contradictions sociales. La progression des idées évolutionnistes et contestataires en fut aussi l’un des ressorts, tout comme la conjoncture très particulière de l’année 1917.

Il n’y eut donc pas à proprement parler de hasard dans son éclatement; elle était peut-être évitable dans l’absolu, mais les tensions socio-politiques accumulées depuis vingt ans finirent par déboucher sur une guerre civile. Le soulèvement témoigne ainsi de l’ambivalence du mouvement ouvrier, qui n’était pas seulement un facteur d’intégration sociale (15), mais un élément de contestation du système qui se voulait en rupture avec les normes dominantes.

Cette révolution était au départ conçue comme un acte défensif et elle fut, de fait, réalisée sur des bases très éloignées de celles du bolchevisme. Ses dirigeants prirent leur décision au dernier moment; ils n’avaient au demeurant ni la volonté, ni les moyens d’établir une dictature du prolétariat.

Victimes de leurs hésitations, de leur incapacité à mettre au point un appareil militaire suffisant, de leurs divisions également, ils ne purent résister aux assauts conjugués de la bourgeoisie autochtone et du militarisme allemand, la Russie rouge étant dans l’incapacité de leur porter secours efficacement.

Les conséquences furent bien sûr dramatiques sur le plan humain. Il apparaît aujourd’hui que l’ampleur de la répression a été sous-estimée, car certains chefs blancs commirent de véritables exactions à l’issue immédiate des combats, quelquefois à l’insu de leurs supérieurs hiérarchiques. Il reste de ce point de vue beaucoup de travail à faire pour arriver au bout de l’enquête. Cela dit, le prolétariat révolté n’échoua pas sur tous les plans. Il conserva sa combativité et ses organisations de masse; il gagna surtout des réformes que la bourgeoisie rechignait à lui accorder depuis quinze ans.

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(8) En français, voir Maurice Carrez, “Les images du pouvoir dans la Finlande rouge de 1918”, Territoires contemporains, n° 6, 1998, pp. 91-98.

(9) Pour ce paragraphe, la meilleure source reste Osmo Rinta-Tassi, Kansanvaltuuskunta punaisen Suomen hallituksena (“La Délégation du peuple, gouvernement de la Finlande rouge”), Helsinki, 1986, autre volume de la série sur l’histoire de la Finlande rouge.

(10) De bonnes analyses dans Heikki Ylikangas, op. cit., et Jussi Lappalainen, Punakaartin sota (“La Guerre des gardes rouges”), deux tomes, 1981, dans la série sur l’histoire de la Finlande rouge.

(11) Tous les chiffres cités proviennent de l’enquête menée par Jaakko Paavolainen, Poliittiset väkivaltaisuudet Suomessa 1918 (“Les Violences politiques en Finlande en 1918”), Tammi, Helsinki, 1966. Tome 1: Punainen terrori (“La Terreur rouge”), tome 2: Valkoinen terrori (“La Terreur blanche”).

(12) Jaakko Paavolainen, Vankileirit Suomessa 1918 (“Les Camps de prisonniers en Finlande en 1918”), Helsinki, Tammi, 1971.

(13) Pour ce paragraphe, voir Hannu Soikkanen, op. cit

(14) Pour les premiers pas du Parti communiste finlandais, le meilleur ouvrage est celui de Tauno Saarela, Suomalaisen kommunismin synty 1918-1923 (“La Naissance du communisme finlandais, 1918-1923”), Helsinki, KSL, 1996. Deux ouvrages plus anciens en langue anglaise: John Hodgson, Communism in Finland: a History and Interpretation, Princeton UP, 1967, et Anthony Upton, Communism in Finland, Londres, Weidenfeld et Nicolson, 1970 15. Risto Alapuro, Suomen synty paikallisenan ilmiönä 1890-1933 (“La Naissance de la Finlande comme phénomène local, 1890-1933”), Helsinki, Hanki ja jää, 1994.

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Post-scriptum A Montreux, en juin 2014, devant le monument en l’honneur du «héros» de la contre-révolution, le général Carl Gustaf von Mannerheim. L’officier helvétique, et un gendarme vaudois au garde-à-vous, «alliés» ici à un officier de l’armée finlandaise, ne se trompent pas «de côté»… (Photo reproduite sur le site de l’ambassade de Finlande à Berne)

La ville de Montreux précise: «En 1946, il [Mannerheim] cesse toute activité politique. Il a 79 ans et sa santé décline. Une fondation lui offrira chaque hiver des séjours de plus en plus longs à la clinique Val Mont de Montreux-Glion. C’est là qu’il rédigera ses Mémoires. Chaque jour, quand il a bien travaillé, il remonte à pied la route de Glion, emmitouflé dans sa houppelande, et va s’offrir un chocolat chaud à la confiserie Steffen. Il décédera le 27 janvier 1951 à l’hôpital cantonal de Lausanne des suites d’une opération. Une stèle dressée dans le jardin du port de Territet rappelle la mémoire du héros finlandais.»

Le rôle de Mannerheim dans la contre-révolution blanche de 1918, et dans les années qui suivirent, a été mentionné dans la note 1 de l’article d’Eric Blanc, consacré aux premiers pas de la révolution finlandaise de 1917: http://alencontre.org/societe/histoire/la-revolution-finlandaise-de-1917.html

Mannerheim est fêté, en priorité, comme le héros de la résistance à la tentative d’invasion de la Carélie par l’URSS stalinienne – invasion qui s’inscrit dans le cadre du «chauvinisme grand-russe». Dans la mythologie de la «guerre froide» pour le canton du général Guisan, il était utile d’affirmer cette solidarité helvético-finlandaise, ce qui permettait de mettre entre parenthèses la collaboration entre la Suisse de Guisan et le Reich hitlérien durant la Seconde Guerre mondiale. (Rédaction A l’Encontre)

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