Histoire. L’émigré rouge: Isaac Deutscher (1907-1967)

Par Bruce Robbins

Pour Isaac Deutscher, l’exil l’aida à découvrir sa vraie communauté, la gauche internationaliste, En mai 1965, deux ans avant sa mort subite d’une crise cardiaque, Isaac Deutscher prit la parole à une manifestation géante contre la guerre du Vietnam, à Berkeley, Californie. Il existe un enregistrement de ce moment et on peut l’entendre dire qu’il va laisser de côté la question du Vietnam, que les orateurs précédents avaient traitée si bien, pour parler plutôt de la Guerre froide qui fournissait aux décideurs de la politique étrangère des Etats-Unis la couverture politique qu’il leur fallait pour trébucher dans le bourbier. Dans son discours, son débit élégant et léger accent polonais pourraient vous faire penser à un comédien juif, mais dans l’ensemble son ton est grave et son langage peut-être même un peu plus emphatique que nécessaire. Il peut avoir craint que son auditoire ne verrait pas la pertinence de cet événement de l’histoire mondiale auquel il rattachait tant d’autres questions: la Révolution russe.

Né en 1907, dans un petit village polonais qui appartenait alors à l’Empire austro-hongrois qui allait bientôt disparaître, Isaac Deutscher avait dix ans quand les Bolcheviques ont pris le pouvoir en Russie. Plus tard il écrira le récit de cette histoire, dans ses détails captivants, dans sa monumentale biographie en trois volumes de Léon Trotski. Mais sa préparation pour ce travail a débuté avec la sensation que tant de choses solides autour de lui étaient sur le point, ou près du point, de se dissoudre dans l’air. Sa famille juive orthodoxe était strictement pratiquante et comme enfant (et enfant prodige) il fut confié pour étudier auprès d’un rabbin hassidique. A treize ans, Isaac Deutscher fut lui-même consacré rabbin. Mais comme nous l’apprenons dans la fascinante esquisse biographique que sa femme, et collaboratrice de toujours, Tamara Deutscher, annexe au livre The Non-Jewish Jew, un recueil d’essais de Deutscher que Verso Books (mars 2017, 176 pages) vient de republier, son père, qui était imprimeur, lui a transmis aussi sa passion fervente, quoique un peu troublante sur le plan religieux, pour les écrivains allemands modernes, y compris le poète Heinrich Heine. Si tu écris en polonais, lui a recommandé souvent son père, personne ne va te comprendre plus loin que Auschwitz. Ce nom n’était alors rien de plus que cela, le nom de la ville voisine.

En novembre 1918, la première semaine de l’indépendance polonaise amenait à la région où vivaient les Deutscher, pas un mais trois pogroms. Et pourtant, tandis que la Pologne et d’autres nouvelles nations émergeaient des ruines d’empires détruits après la Première Guerre mondiale, le jeune Isaac Deutscher devint quelque chose comme un patriote polonais. A quatorze ans, il répudiait le judaïsme de sa famille comme un vestige du féodalisme. A seize ans, il commençait à publier des poèmes en polonais influencés par le mysticisme juif et le romantisme polonais et il traduisait en polonais des vers allemands, yiddish, hébreux, et latins. A vingt ans, il entrait au Parti communiste polonais.

En 1931, Isaac Deutscher fut envoyé par le parti en Union soviétique pour rapporter sur les résultats économiques du premier Plan quinquennal. Il y apprit alors plus sur la trajectoire de la révolution russe que le parti ne supportait qu’il sache. Une année environ plus tard, il était exclu du parti pour «déviations démocratique», ce qui incluait son refus de considérer la social-démocratie occidentale comme l’équivalent moral du nazisme [ce sont les années de la «troisième période» où la social-démocratie est traite de social-fasciste ce qui empêche toute politique de front unique pour combattre de la montée du nazisme]. Il trouva un travail dans un journal juif en Pologne et en avril 1939 il était envoyé à Londres où il entreprit d’apprendre l’anglais. Cela lui sauva la vie. Cinq mois plus tard les nazis envahissaient la Pologne et Isaac Deutscher ne devait plus jamais revoir ses parents.

L’exil marquait la fin de la phase est-européenne de sa carrière, mais Isaac Deutscher ne devait pas permettre que l’exil le définisse. A ses yeux, il était enraciné, et fier de l’être, dans la tradition de Spinoza, Heine, Marx, Rosa Luxemburg, Trotski et Freud, les «Juifs non-Juifs» qu’il discute dans l’essai qui donne son titre à ce recueil réimprimé et toujours encore pétillant. Il était aussi enraciné dans l’internationalisme de gauche, une tradition qui lui procura un foyer partout où il se trouvait.

Les engagements politiques d’Isaac Deutscher et ses expériences avec le Parti communiste polonais lui ont aussi donné le sens militant que le moment était au moins aussi important que les principes, un sens qui a subtilement relativisé ses jugements et clairement informé tout ce qu’il va écrire, que ce soit son journalisme à Londres de commentateur du Kremlin puisqu’il savait le russe, ses critiques politiques, ou les ouvrages historiques qui allaient le rendre plus tard fameux.

Bien que l’Angleterre l’adoptât, Isaac Deutscher resta un exilé en dehors de l’univers de l’Université anglaise. A la différence de beaucoup de ses pairs de gauche, il écrivit ses livres, longs et richement documentés, sur Trotski et Staline sans le bénéfice d’un poste académique. La chance que Deutscher trouve un poste universitaire et un revenu stable fut stoppée net par nul autre que Isaiah Berlin, si l’on en croit la biographie qu’a consacrée Michael Ignatieff au philosophe et historien des idées libéral russo-anglais, dont l’avis quand il fut consulté sur la nomination d’Isaac Deutscher fut: Il faudra passer sur mon cadavre. C’était peut-être dû aux divergences politiques, ou peut-être le résultat de la critique négative mordante que Deutscher avait publiée sur Isaiah Berlin [1909-1997 : il fut un critique acerbe d’une grande partie des penseurs des Lumières; Jean-Jacques Rousseau était considéré par lui comme un champion de l’autoritarisme] quelques années auparavant. Une fois Deutscher disparu, Isaiah Berlin devait affirmer que son évaluation n’avait pas été décisive, mais son affirmation ne résista pas à l’examen. Le nom d’Isaac Deutscher figurait aussi sur la liste de sympathisants communistes que George Orwell avait secrètement fournie au Foreign Office en 1949, l’année quand parut la biographie de Staline par Deutscher.

Dans son essai Composantes de la culture nationale de 1968, Perry Anderson argumenta que certains des intellectuels les plus influents qui avaient fui la violence politique du continent européen pour se réfugier en Grande Bretagne, des gens comme Isaiah Berlin, Karl Popper, Bronislaw Malinowski, Mélanie Klein et Ludwig Wittgenstein, avaient des affinités électives avec la tradition britannique très non-continentale de continuité non-violente et relative stabilité sociale. Une fois établis en Grande Bretagne, argumentait Perry Anderson, ils renforcèrent et élargirent cette tradition, laissant la Grande Bretagne encore plus conservatrice.

De l’avis de Perry Anderson, Isaac Deutscher fut la plus notable exception à cette «émigration blanche». Peut-être à cause des idiosyncrasies de son radicalisme, qui ne se conformait complètement ni avec le communisme ni avec la social-démocratie britanniques et leurs politiques, Isaac Deutscher fut ignoré par le monde académique britannique. Ou peut-être à cause de son indépendance intellectuelle, son flair journalistique et son style polémique, il ne se conformait pas à la culture universitaire cloîtrée et parfois compassée de l’Angleterre. En tout cas, Perry Anderson ne l’a jamais ignoré. En fait, quelqu’un qui chercherait une preuve de la vie intellectuelle d’Isaac Deutscher après sa mort, n’aurait pas à regarder plus loin que les réussites brillantes de Perry Anderson comme historien et comme analyste politique.

Comme Deutscher, Perry Anderson s’est révélé au travers des années être un esprit généraliste polyglotte; comme Deutscher, il ne reconnaît aucune séduction au-dessus ou au-delà de ce que Gregory Elliott, dans son livre sur Perry Anderson, appelle «le laboratoire sans pitié de l’histoire». Tous les deux étaient attirés par l’ «universalisme olympien» de Marx et Engels, quoique peut-être pas dans la même mesure.

Perry Anderson raconte une anecdote qui suggère une petite mais significative différence entre les deux hommes. Dans les années 1960, Perry Anderson était bruyamment fâché contre le manque de dynamisme politique de l’Angleterre. Pourquoi, demandait-il, la France peut-elle se vanter de tant de révolutions quand l’Angleterre moderne n’en a pas connu une seule? Dans sa préface au livre qui vient d’être réédité, il rappelle que Deutscher lui disait ne pas pouvoir approuver pleinement le non-engagement de Perry Anderson dans des possibilités politiques sur le terrain britannique, quoique imparfaites elles puissent être. Empruntant un terme à propos du refus malencontreux de Rosa Luxemburg de soutenir l’indépendance de la Pologne avant la Première Guerre mondiale, Deutscher disait que la position de Anderson était coupable de «nihilisme national».

En disant non au nihilisme même à propos du nationalisme, dont il n’était pas un fan, Deutscher transmettait une certaine sagesse pratique, destinée en particulier à quiconque cherchait à allonger son engagement politique au delà de l’enthousiasme vigoureux de la jeunesse. Juger la politique quotidienne selon l’étalon exigeant de la Révolution, c’est se rendre vulnérable au désespoir ou tout au moins à l’apathie. Cela peut aussi être une cause d’échec en parachutant un ensemble de normes abstraites dans une société qui pourrait être réceptive aux buts d’une politique mais qui est soit déconcertée soit repoussée par le langage dans lequel ces buts sont poursuivis. Comme un révolutionnaire de longue date, Isaac Deutscher était bien placé pour rappeler qu’il y a d’autres chemins vers la justice sociale.

A la différence des critiques plus établis de la Russie soviétique, Isaac Deutscher n’était pas un libéral. Il était dévoué à la démocratie et ses objections au régime soviétique se recouvraient partiellement avec les objections libérales standard mais une des choses qu’il appréciait chez Trotski, c’était sa ferme conviction que, malgré l’arriération sociale et économique de la Russie, les révolutionnaires russes de 1917 ne devaient pas viser un gouvernement libéral qui laisserait intacte la propriété privée. Au lieu de cela, comme Trotski l’argumentait, il croyait que la révolution pouvait sauter par-dessus l’étape constitutionnelle pour chercher à satisfaire les revendications matérielles des ouvriers et paysans. Bien sûr, personne qui réfléchit à ce qui devait finalement arriver sous Staline va conclure que cette question a été tranchée en faveur de Trotski. La Russie était-elle trop arriérée pour sauter le capitalisme libéral? Et, plus précisément, un système constitutionnel qui aurait protégé les droits bourgeois aurait-il créé les nécessaires obstacles à la terreur qui suivit une fois que Staline eut pris le pouvoir? Trotski, lui-même, allait changer en partie d’avis à propos de ces questions et il faut reconnaître à Deutscher le mérite qu’il ne prétendait pas posséder un savoir plus éminent ou privilégié.

Les questions ouvertes de Deutscher à propos du cours ultérieur de la Révolution russe, une révolution dont il ne s’est jamais entièrement détourné, expliquent aussi son extraordinaire générosité morale, ce qu’on pourrait appeler la qualité Tolstoïenne de son écriture de l’histoire. Le plaidoyer enflammé était quelque chose que Deutscher ne semblait juste pas pouvoir commettre. Chaque phrase qu’il écrivit comme historien était marquée, même si légèrement seulement, d’un débat continu dans son for intérieur.

Cela était vrai même pour ce qui était de Staline, et c’est peut-être pourquoi tant de lecteurs ont trouvé sa biographie de Staline si troublante. Staline avait ordonné l’assassinat de Trotski, et de beaucoup d’autres, et sous la plume de Deutscher, Staline est un monstre, mais il n’est pas que cela et Deutscher essayait de comprendre les motivations de Staline. « Il n’est pas nécessaire de penser que Staline agissait par pure cruauté ou avidité de pouvoir » écrivait Deutscher dans sa biographie. «On peut lui reconnaître le crédit douteux de la conviction sincère que ce qu’il faisait servait les intérêts de la révolution et que lui seul interprétait ces intérêts correctement.»

Ceci n’a jamais été conçu comme une défense de Staline mais plutôt comme un argument que même ses actes les plus choquants n’étaient pas hors de la portée d’une explication historique. Les considérer irréductibles à une explication historique serait prétendre que la révolution ne contenait pas ses propres contradictions qui dataient d’avant les années de dictature monomaniaque de Staline et qui caractérisaient également la carrière politique de Trotski, comme Deutscher ne manqua pas de le remarquer.

Il pourrait sembler qu’accepter l’existence de ces contradictions, dont Deutscher croyait qu’elles étaient inscrites dans l’âme même du révolutionnisme de gauche et de la Révolution russe en particulier, conduirait au fatalisme. Mais d’une certaine manière ce n’était pas le cas. Deutscher fut capable de faire apparaître la contradiction très claire ( et de vivre une vie hors du Parti communiste) sans renoncer à l’espoir de la révolution elle-même, que ce soit en Russie ou comme un but planétaire qui doit continuer d’être encouragé par les triomphes initiaux de 1917. Deutscher pensait qu’il fallait rappeler aux peuples de l’Occident que quand les Russes combattirent les nazis dans la Deuxième Guerre mondiale, ils ne le faisaient pas seulement par patriotisme élémentaire ; ils étaient engagés dans une «bataille pour l’existence du mouvement ouvrier». Ses auditeurs à Berkeley en 1965 avaient besoin qu’on leur rappelle que la menace d’une agression de la part de l’Union soviétique, qui justifiait prétendument la mission de guerre froide des Etats-Unis au Vietnam, était à son avis grotesque. Il n’y avait pas parité de pouvoir entre les Etats-Unis et l’URSS: ceux-là étaient une superpuissance tandis que celle-ci était sortie de la Deuxième Guerre mondiale «abattue et saignée à blanc».

Aujourd’hui, en 1965, disait-il, le peuple russe s’efforçait de se débarrasser de ce cauchemar et du souvenir de Staline. Les progressistes en Occident avaient le devoir de les aider à le faire. Cela voulait dire considérer la Guerre froide pas seulement du point de vue de l’Occident mais aussi du point de vue de l’Est. La guerre de Vietnam exacerbait la Guerre froide, rendant la vie en Russie encore pire. Ce que Deutscher essayait de proposer à la foule de protestataires contre la guerre de 1965, c’était un argument contre la guerre du Vietnam centré sur la Russie. Il est presque certain que ce n’était pas ce qu’ils s’attendaient à entendre, mais d’une certaine manière c’était à la fois politiquement inspirant et vigoureusement indépendant des simples raisonnements binaires que la protestation anti-guerre semblait réclamer.

En 1903 au congrès de Bruxelles où les Bolcheviques et les Mencheviks ont pour la première fois formulé leurs désaccords, Trotski a prononcé un de ses rares discours dans lequel il s’est présenté comme Juif. Il l’a fait afin de parler avec autorité personnelle contre le Bund juif, qui revendiquait le droit à l’«autonomie culturelle», y compris le droit d’élire sa propre institution de gouvernement et fixer sa politique propre à l’égard de la population juive. Bien sûr que les Juifs doivent avoir le droit d’être scolarisés en Yiddish, expliqua Trotski, mais comment le socialisme, qui était intéressé à surmonter les barrières qui divisaient les pays, les religions, et les nationalités, pouvait-il prêter main à l’érection de ses propres barrières à cette vision de l’émancipation universelle?

Isaac Deutscher avait grandi dans le cœur même de la culture yiddish dans la Pologne de l’Autriche-Hongrie et y avait joué un rôle actif et créatif. Pour lui, le yiddish était une langue et une culture qui était toujours imbriquée dans le mouvement ouvrier. Comme Trotski, il tendait à se penser d’abord comme un révolutionnaire et seulement après comme un Juif. Mais Isaac Deutscher se concevait aussi comme un Juif et d’une manière qui suscite une variation de la question dans l’essai de Perry Anderson: «Quelles sont les composantes de l’identité juive»?

Comme le titre du recueil le suggère, la perception qu’avait Isaac Deutscher de son identité juive est complètement détachée de la religion juive. Devenu adulte, il annonça son athéisme sans s’excuser, ne trouvant aucune vertu au hassidisme de sa jeunesse et décrivant comme Kafkaïen «le désir à la mode chez les Juifs occidentaux d’un retour au seizième siècle.» Mais son laïcisme n’était pas que négatif; il était aussi positif, actif, émancipateur et avant tout, social. Pour les Juifs, le laïcisme impliquait une attitude de confiance envers les Gentils autour d’eux, la confiance qu’avec les progressistes non-Juifs ils pouvaient faire cause commune et partager leurs victoires.

A partir de cette conception positive, humaniste, de la laïcité, Deutscher affirmait que l’identité juive ne pourrait jamais être une question de contrôle juif sur un territoire. «Je n’ai rien en commun avec les Juifs de, disons, Mea Sha’rim » déclarait-il, « ou avec n’importe quelle sorte de nationalistes israéliens.» L’obsolescence de l’Etat-nation avait été prouvée dans le massacre insensé de la Première Guerre mondiale. Il y avait donc pour lui une terrible ironie dans la fondation d’Israël. Les Juifs investissaient dans l’Etat-nation juste au moment où il était entré dans un état de déclin terminal, pensait Isaac Deutscher (prématurément).

Et quoi de l’Holocauste, qui aurait bien pu ébranler la confiance de Deutscher dans la possibilité pour les Juifs de trouver cause commune avec le monde gentil? Bien que l’Holocauste ait plus ou moins divisé sa vie en deux, cela ne l’a pas conduit à abandonner le camp des sécularisateurs et des adeptes de la modernité. Les nazis étaient la raison, après tout, pourquoi la culture juive d’Europe orientale dans laquelle il avait été élevé, n’existait plus. Mais quand Deutscher parle de cette culture, il cite une conversation qu’il a eue avec le satiriste yiddish Moshe Nadir dans les années 1920. Nadir prédisait déjà que dans le futur, le yiddish ne serait plus parlé, peut-être parce que les Juifs, désormais heureusement assimilés, parleraient polonais ou russe. Nadir envisageait cet avenir avec équanimité parce que si le yiddish devenait une langue morte comme le latin, ses satires seraient toujours encore lues comme des classiques à l’égal de celles de Horace et d’Ovide. En invoquant ce vieux trait d’esprit de Nadir, Deutscher semblait dire que la culture yiddish que les nazis avaient détruite aurait de toute façon été perdue dans une histoire qui était à la fois sans pitié et progressiste. Ce qui devait par conséquent être pleuré ce n’était pas la culture mais les vies qui avaient disparu dans l’immense digestion de la Deuxième Guerre mondiale. Quant à l’histoire elle-même, qu’il avait toujours imaginée partagée entre les Juifs et les non-Juifs, il gardait la confiance que malgré ses brutalités, l’humanité en sortirait mieux lotie. Une des moins évidentes qualités qu’il attribue à la galerie de «Juifs non-juifs», allant de Spinoza à Freud, c’était l’optimisme. Oui, il voyait en Freud aussi un optimiste.

Si Isaac Deutscher était allé à New York au lieu de Londres, son gauchisme anti-stalinien, sa verve littéraire, et sa vivacité dans les débats, lui auraient sans aucun doute valu une rapide entrée dans les cercles bavards des intellectuels de New York. Trotski y avait des admirateurs et Deutscher y fit quelques visites. Mais pour y garder sa place, il aurait fallu quelques négociations dans cette foule rancunière. Comme les essais du recueil le montrent, Deutscher n’était pas timide pour exprimer son mépris des intellectuels juifs en Occident, qui, pensait-il, étaient devenus conservateurs pendant la Guerre froide, se faisant les champions de la manière de vivre soi-disant libérale, du way of life, de la Grande Bretagne et des Etats-Unis et il aurait aussi été mal à l’aise avec ceux qui rejetaient les instincts radicaux, universalistes, de la culture juive au profit d’une identité plus particulariste.

Pour Isaac Deutscher, les différences géographiques et de classe entre les Juifs étaient suffisamment prononcées pour le rendre sceptique à l’égard de quelque chose comme une «communauté juive» qui existerait aujourd’hui ou pourrait apparaître avec l’extinction de la pratique religieuse. Durant sa vie, l’histoire de la persécution n’avait pas encore tout à fait remplacé le judaïsme au centre de l’identité juive occidentale. Mais ses réflexions sur l’identité juive se centraient sur l’Holocauste comme c’était peut-être inévitable. « Je suis un Juif » écrit-il dans un texte discutant l’Holocauste «parce que je perçois la tragédie juive comme ma propre tragédie.» C’est l’Holocauste qui a amené Deutscher à s’incliner vers le sionisme, ne serait-ce que légèrement. « Si, au lieu d’argumenter contre le sionisme dans les années 1920 et 1930, j’avais exhorté les Juifs européens à aller en Palestine, j’aurais pu sauver quelques-unes des vies qui ont été ensuite éteintes dans les chambres à gaz de Hitler». Mais même là, il prend soin de préciser son aversion contre toute forme de nationalisme juif : «Même aujourd’hui, je ne suis pas un sioniste

Le recueil contient deux versions de la fameuse parabole à propos de la fondation d’Israël à la suite de l’Holocauste, la parabole qui est parfois la seule chose que les gens se rappellent d’Isaac Deutscher. Dans la première, qui date de 1954, un homme saute d’un navire en flammes sur un radeau. L’idée de Deutscher, c’est que n’importe quel Etat-nation est seulement un radeau, une solution provisoire dont on ne devrait pas faire un programme (nationaliste) permanent, comme Israël semblait le faire. Dans la deuxième version, datant de 1967, formulée en réponse à la Guerre des Six jours, l’homme saute d’un bâtiment en flammes et survit mais il est tombé sur une personne qui passait sur le trottoir (qui représente bien-sûr, les Palestiniens) et lui brise les bras et les jambes.

«Si les deux se comportaient rationnellement,» commente Deutscher, «ils ne deviendraient pas ennemis.» Mais ce n’est pas la rationalité qui prévaut. «L’homme blessé reproche à l’autre son malheur et jure de le faire payer. L’autre, effrayé de la vengeance de l’homme blessé, l’insulte, le frappe, et le roue de coups chaque fois qu’ils se rencontrent. L’homme frappé jure à nouveau de se venger et se retrouve frappé encore et puni.»

Tamara et Isaac Deutscher

Je n’imagine pas que beaucoup seront entièrement à l’aise avec cette parabole. Et pourtant, elle offre une alternative intéressante au concept du colonialisme des colons et elle n’a pas empêché Deutscher d’être vivement critique d’Israël, rappelant à ses lecteurs que David Ben-Gourion traitait les Juifs non-sionistes de « cosmopolites sans racines », l’euphémisme favori de Staline pour parler des Bolcheviques et autres intellectuels juifs qu’il a exterminé. Ou, dans le commentaire sur la guerre israélo-arabe de 1967 écrit deux mois avant sa mort, qu’il voyait dans la «victoire» d’Israël une prophétie de désastre et en Moshe Dayan [1915-1982; il dirige les troupes israéliennes en 1956, il observe de près, avec les troupes américaines, les opérations militaires au Vietnam, puis sera au front en 1967 et 1973] une espèce de vice-maréchal Nguyen Cao-Ky [Pemier ministre de la République du Viêt Nam de 1965-1967, après avoir été à la tête des forces aérienne ; il s’exile en 1975; il retourne au Viêt Nam en 2004], alors la marionnette préférée de Washington au Vietnam. Cela ne l’a pas empêché de critiquer la collusion d’Israël avec la politique étrangère de Washington pendant la Guerre froide et son refus d’être un voisin de ses voisins. Deutscher croyait que le futur des Israéliens dépendait de leur capacité «à trouver un langage commun avec les peuples qui l’entourent.»

Isaac Deutscher n’était pas une voix de principes fanatiquement cohérent, mais pour lui cette incohérence devint quelque chose comme une politique. En tant qu’historien, il pensait que le moment était toujours important, tout particulièrement quand on formulait sa vision du monde. Il était fidèle au désarroi qu’il décrivait si bien après 1917 quand Trotski a adopté la position de Lénine (comme la nécessité d’une discipline absolue dans le parti) et Lénine adopta la position de Trotski (comme la nécessité d’une Nouvelle Politique économique) et que tout allait trop vite pour que personne ne le remarque. Pour Deutscher, la politique impliquait en dernière instance cette sorte de flexibilité avec les principes, une vue de l’action politique qui comprenait que nos engagements et nos conditions sont dépendants les uns des autres. Rien, pas même la politique, ne pouvait se placer hors du chaos et de l’incertitude de l’histoire.

Comme Deutscher l’écrivit dans le dernier essai du recueil, l’Holocauste était l’événement qui transcendait l’explication historique. En historicisant son internationalisme, il a changé son opinion à propos de l’anti-sionisme programmatique, sans faire de lui un sioniste cependant. Mais cela n’a pas ébranlé sa conviction que pour les Juifs, comme pour n’importe qui d’autre, l’histoire n’exige pas la pureté d’une utopie ethnocentrique, ou n’importe quelle utopie, d’ailleurs. Au lieu de cela, l’histoire exige de nous la tâche plus difficile du changement dans les nations dans lesquelles nous vivons et avec les voisins qui nous ont été donnés. Elle exige aussi de prêter soigneusement attention au moment. (Article publié dans The Nation, le 17 avril 2017; traduction A l’Encontre)

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Bruce Robbins, professeur d’anglais à la Columbia University, est auteur, parmi d’autres ouvrages, de Feeling Global: Internationalism in Distress (Ed. New York University Press, 1999).

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[1] Une version française a été publiée sous le titre Essais sur le problème juif, présentation et préface de Tamara Deutscher, Payot, 1969.

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