Entretien avec Enzo Traverso conduit par Martín Mosquera
Dans un contexte mondial marqué par la résurgence des forces d’extrême droite, l’historien Enzo Traverso propose dans cette interview une réflexion actualisée sur le concept de postfascisme, qu’il a développé tout au long de ses écrits. (M. M.)
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Martín Mosquera: Vous avez écrit un livre qui a eu un grand retentissement, traduit en espagnol sous le titre Las nuevas caras de la derecha [édition français Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017], dans lequel vous avez forgé le terme «postfascisme». Depuis, plusieurs années se sont écoulées et des événements clés liés à la montée de l’extrême droite que vous n’avez pas pu aborder à l’époque ont eu lieu: l’assaut du Capitole aux Etats-Unis, la tentative similaire au Brésil avec Jair Bolsonaro, la victoire de Javier Milei en Argentine, la nouvelle ascension de Trump, etc. Comment analysez-vous aujourd’hui l’extrême droite et le concept de postfascisme à la lumière de ces nouveaux événements?
Enzo Traverso: Le livre dont vous parlez est né d’une interview réalisée début 2016, pendant la campagne électorale aux Etats-Unis, avant même le premier mandat de Trump. Puis il y a eu une sorte de deuxième interview, après les élections, il y a près de dix ans. Comme vous le dites, le contexte a considérablement changé, ce qui soulève la question logique de savoir ce qui devrait changer par rapport à l’édition originale de mon livre.
Je ne modifierais pas le cadre général. Le concept de postfascisme que j’ai tenté de définir dans cet entretien me semble toujours utile pour définir ce phénomène, même si je ne le considère pas comme un phénomène clos, défini. Il me semble qu’il s’agit toujours d’un phénomène transitoire, dont l’issue finale est encore difficile à comprendre ou à décrire avec précision. Cependant, il ne fait aucun doute que beaucoup de choses ont changé, et certaines tendances qui pouvaient déjà être identifiées et analysées il y a dix ans apparaissent aujourd’hui beaucoup plus claires et, pourrait-on dire, consolidées à l’échelle mondiale. Tous les phénomènes que vous mentionnez le confirment, qu’il s’agisse de l’Europe, des Etats-Unis, de l’Amérique latine ou même au-delà.
Le changement le plus notable, selon moi, n’est pas seulement le renforcement de la droite radicale, mais sa nouvelle légitimité. Ce qui a changé par rapport à l’analyse que j’avais faite il y a dix ans, c’est qu’aujourd’hui, la droite radicale est devenue un interlocuteur légitime – et dans de nombreux cas privilégié – des élites dominantes au niveau mondial. Ce n’était pas le cas il y a dix ans. A l’époque, Trump avait remporté les élections de manière surprenante. Tous les sondages et tous les analystes donnaient Hillary Clinton gagnante, car elle était la candidate de l’establishment, des élites. Trump, en revanche, a dû faire face à de nombreux obstacles au sein de son propre parti, le Parti républicain, et lorsqu’il a été élu, il était perçu comme un outsider, quelqu’un qui avait gagné de manière tout à fait inattendue.
Si l’on compare 2016 à 2025, Trump n’avait signé qu’un seul décret le jour de son investiture. Aujourd’hui, il en a signé des dizaines. En 2016, il ne savait pas vraiment quoi faire en tant que président; aujourd’hui, il a des idées très précises sur la manière d’agir. Et, bien sûr, il n’est plus un outsider: il est le président des Etats-Unis et dispose d’un appareil consolidé derrière lui pour le soutenir. En 2016, Bolsonaro était également un outsider, et personne ne pouvait même imaginer quelqu’un comme Milei. Giorgia Meloni était une figure complètement marginale de la politique italienne. Lors des élections présidentielles françaises de 2017, ce qui a surpris tous les observateurs, c’est le débat télévisé entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. A l’époque, elle apparaissait comme quelqu’un de clairement peu fiable: lorsqu’on lui demandait ce qu’elle ferait de l’Union européenne ou de l’euro, elle ne savait pas répondre de manière claire ou convaincante.
En bref, la droite radicale n’était pas considérée comme une option viable par les élites. Au contraire, elle était observée avec beaucoup de méfiance, tant aux Etats-Unis qu’en Europe et en Amérique latine. Même Bolsonaro n’a pas gagné en tant que candidat direct du grand capital brésilien. Il avait certes des soutiens au sein de l’armée et de certains secteurs économiques, mais le candidat favori restait celui du PT, qui semblait alors être une option beaucoup plus solide. En 2017, en Europe, un événement traumatisant s’est produit: l’entrée de l’Alternative für Deutschland au Parlement allemand a marqué un tournant. Peu après, Vox a fait son apparition en Espagne. Et le paysage a considérablement changé.
Toutefois, ce processus n’a pas été linéaire. Après leur victoire, Trump et Bolsonaro ont tous deux perdu les élections quatre ans plus tard. Entre-temps, la pandémie et la crise économique mondiale qu’elle a entraînée ont frappé. Dans mon livre, j’avançais justement une hypothèse à ce sujet: que se passerait-il en cas de crise internationale? Je soutenais qu’une crise de cette ampleur pourrait transformer le postfascisme en une nouvelle forme de fascisme. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. La crise, loin de renforcer l’extrême droite, l’a affaiblie, car il était clair qu’elle était incapable de relever des défis d’une telle ampleur.
Je parlais alors d’un double tournant. D’une part, un tournant potentiellement autoritaire, avec la mise en place de lois d’exception, d’un état d’urgence, qui remettent en cause les libertés individuelles et collectives, ainsi que les espaces d’action publique. De ce point de vue, la droite radicale est le candidat idéal pour gérer ce virage autoritaire. Mais d’un autre côté, la pandémie a également entraîné un virage biopolitique, avec une forte intervention de l’Etat visant à protéger les citoyens définis physiquement comme des corps, à protéger les populations. Sur ce terrain, la droite radicale a échoué dans tous les pays. Ce fut un moment de recul et, en général, elle a perdu les élections suivantes.
Puis est venue une nouvelle vague, celle à laquelle nous sommes confrontés actuellement. J’insiste donc: il ne s’agit pas d’un processus linéaire, mais la tendance générale est assez claire. Cela ne signifie pas que nous sommes confrontés à un nouveau fascisme au profil bien défini et aux traits nets. Je pense qu’il s’agit encore d’une constellation très hétérogène qui cherche des formes de convergence. Et même si cette nouvelle alliance entre le postfascisme et les élites mondiales est aujourd’hui indéniable, elle reste marquée par des tensions et des contradictions. On ne peut pas encore parler d’un nouveau bloc historique, au sens gramscien du terme. Il s’agit davantage d’une convergence fondée sur des intérêts communs que de la constitution d’un bloc.
Avec la montée en puissance de la nouvelle droite radicale, le débat sur le fascisme a refait surface avec force, un débat qui tend à polariser entre ceux qui soutiennent que, s’il s’agit de fascisme, cela doit impliquer un changement de régime politique – avec des éléments tels que le parti unique ou l’Etat corporatiste, comme cela s’est produit dans les années 1930 – et ceux qui affirment que si la démocratie libérale reste formellement en vigueur, il s’agirait simplement d’une nouvelle version de la droite traditionnelle, avec une idiosyncrasie différente.
La question est de savoir si cette polarisation n’est pas mal posée. En d’autres termes, les phénomènes autoritaires actuels ne ressemblent-ils pas davantage à ce que représente la Hongrie de Viktor Orbán, un régime autoritaire qui se développe dans le cadre de la démocratie libérale, en conservant au moins ses formes extérieures? Nous aimerions connaître votre opinion sur ce débat et, en particulier, quelle place vous accorderiez au modèle Orbán, qui peut être considéré comme une sorte d’utopie politique pour les nouvelles extrêmes droites, en contraste tant avec le fascisme historique qu’avec les droites conventionnelles.
Oui, c’est une caractéristique centrale des nouvelles droites radicales que, comme beaucoup d’autres observateurs, j’avais déjà soulignée il y a dix ans. Le fascisme classique établissait une dichotomie radicale entre fascisme et démocratie: il se définissait explicitement comme antidémocratique. Cela n’était pas seulement théorisé par ses idéologues, mais aussi revendiqué avec fierté par ses leaders charismatiques. Il suffit de rappeler la célèbre définition de Mussolini, qui décrivait la démocratie comme un ludus cartaceus, un simple «jeu de cartes». Le fascisme affichait son mépris pour la démocratie. Aujourd’hui, en revanche, tous les mouvements et dirigeants que j’appelle postfascistes adoptent une rhétorique démocratique. Tous revendiquent leur appartenance au système de la démocratie libérale et se présentent même comme ses meilleurs défenseurs. Cette rhétorique a été fondamentale pour leur légitimation auprès de l’opinion publique.
Marine Le Pen, par exemple, a non seulement changé le nom de son parti et rompu avec son père, mais elle a aussi explicitement affirmé son attachement aux institutions de la Ve République et aux valeurs démocratiques. L’Italie est un autre cas révélateur. Giorgia Meloni dirige un parti aux racines clairement fascistes. Il y a encore quelques années, elle revendiquait fièrement cet héritage. Mais depuis son arrivée au gouvernement, elle a abandonné toute apologie du fascisme. Elle ne se déclare pas antifasciste, bien sûr, mais insiste constamment sur son caractère «démocratique» et son adhésion au cadre institutionnel en vigueur.
Aux Etats-Unis, le paradoxe atteint son paroxysme: l’assaut du Capitole en janvier 2021 a été mené au nom de la démocratie. Les manifestants prétendaient défendre une démocratie qui leur avait été «volée» par les démocrates. En d’autres termes, ils se présentaient comme les vrais démocrates.
Il s’agit là d’une transformation fondamentale: le rapport de la nouvelle droite radicale à la démocratie est complètement différent de celui du fascisme historique. Comme vous le soulignez dans votre question, la frontière entre démocratie et fascisme n’est plus claire aujourd’hui. Le fascisme du XXIe siècle ne cherche pas à abolir les formes démocratiques, mais à intervenir de l’intérieur, à les éroder, à les transformer de l’intérieur. Cette manière de brouiller les frontières entre fascisme et démocratie rend quelque peu obsolètes les anciennes catégories analytiques telles que celles de Poulantzas, sur lesquelles je reviendrai plus tard.
Mais il faut également tenir compte d’une autre différence historique qui aide à expliquer cette mutation. Dans l’entre-deux-guerres, la démocratie était une conquête récente, une conquête historique des classes subalternes, produit – ou sous-produit – de la Révolution d’octobre et de la vague révolutionnaire qui a suivi l’effondrement de l’ordre libéral du XIXe siècle après la Grande Guerre. Ce fut une période de crise brutale, mais aussi d’avancées démocratiques importantes: le suffrage universel masculin s’est consolidé dans de nombreux pays, les femmes ont obtenu le droit de vote dans certains d’entre eux, l’espace public s’est transformé, de nouvelles formes de participation populaire ont émergé… Dans ce contexte, le fascisme est clairement apparu comme l’ennemi de la démocratie. Ce fut le cas en Italie à partir des années 1920, en Allemagne avec la destruction fulgurante de la République de Weimar en 1933, et dans la guerre civile espagnole, qui fut un affrontement direct entre le fascisme et la démocratie.
Aujourd’hui, en revanche, le contexte est complètement différent. La démocratie n’apparaît plus comme une conquête à défendre, mais plutôt comme une coquille vide. Dans une grande partie du monde occidental – et nous pourrions même dire à l’échelle mondiale –, la démocratie est perçue comme une coquille formelle (creuse), profondément érodée par les processus de marchandisation de l’espace public, par le vidage des institutions, par une transformation structurelle de la relation entre l’économie et la politique. Personne ne considère plus la démocratie comme une promesse d’émancipation. Aux Etats-Unis, Elon Musk a soutenu la campagne électorale de Donald Trump en lui accordant 270 millions de dollars, puis a rejoint son administration en occupant des postes clés. Dans un tel contexte, personne ne peut définir la démocratie comme une garantie d’égalité, de liberté et de justice.
Mais au-delà du cas des Etats-Unis, il est très rare que l’on parle du fascisme comme d’une menace réelle. Et même aux Etats-Unis, le débat sur le «fascisme de Trump» est très circonscrit aux élites libérales. Joe Biden et Kamala Harris, par exemple, l’ont qualifié de fasciste pendant la campagne. Et il y a des discussions dans des médias comme le New York Times sur ce sujet. Mais même là, Trump est souvent présenté comme un corps étranger, comme une anomalie venue de l’extérieur qui s’est abattue sur la démocratie des Etats-Unis, paradigme des démocraties occidentales. En d’autres termes, il n’est pas perçu pour ce qu’il est réellement: un produit authentique de la société américaine et de son système démocratique.
Et pour une grande partie des classes populaires, des secteurs laborieux, la défense de la démocratie est le dernier de leurs soucis. Pourquoi considéreraient-ils Trump comme une menace pour la démocratie et Biden comme son sauveur? Cette opposition n’a aucun sens pour eux. Bien sûr, il y a là un certain degré d’aveuglement – Trump est une menace –, mais le problème est plus profond: on ne peut pas défendre la démocratie en l’identifiant à ce qui existe aujourd’hui. La question est de savoir quelle démocratie nous voulons défendre, quelle démocratie nous voulons construire.
Car si la démocratie se résume à ces institutions vidées de leur substance, il sera très difficile de mobiliser un grand mouvement antifasciste pour les défendre, surtout lorsque ceux qui les attaquent se présentent également comme des démocrates et affirment, avec une certaine raison, que ces institutions ne fonctionnent pas. Que faut-il défendre? C’est là que réside le problème.
Vous avez souligné que l’une des caractéristiques distinctives de cette nouvelle extrême droite est son soutien croissant parmi les élites. Dans le cas de Trump, cela semble particulièrement marqué: il contrôle désormais le Parti républicain de manière beaucoup plus solide qu’en 2016, il bénéficie du soutien des deux chambres, la Cour suprême est alignée sur son projet et une grande partie de la classe dominante semble aujourd’hui beaucoup plus proche de lui. Que pouvons-nous attendre de ce second mandat, tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale?
C’est une question que beaucoup se posent aujourd’hui, mais à laquelle il n’y a pas de réponse facile. Et cela marque déjà, en partie, une différence importante par rapport au fascisme classique. Le fascisme historique avait un projet clair: un régime politique défini, une stratégie de pouvoir, une conception de l’ordre interne et de l’ordre international. Le fascisme italien, par exemple, aspirait à faire de la Méditerranée son mare nostrum, son espace vital. Le fascisme allemand avait pour objectif le contrôle de l’Europe continentale et, en particulier, la conquête impériale et militaire de l’Europe de l’Est. En Espagne, Franco se proposait d’«écraser les rouges» et d’établir une dictature nationale-catholique. Il y avait donc une idée assez cohérente du régime et du monde.
Avec Trump, ce n’est pas aussi clair. Ses messages sont souvent contradictoires, et il est très difficile de faire la distinction entre la pure démagogie et ce qui pourrait être compris comme une véritable orientation stratégique. Il dit, par exemple, qu’il va planter le drapeau américain sur Mars, qu’il serait bon d’annexer le Groenland, ou même que le Canada devrait devenir le prochain Etat des Etats-Unis. Certes, derrière cela se cache un projet géopolitique visant à consolider l’influence continentale des Etats-Unis, dans le cadre d’une redéfinition de leurs relations avec la Chine et d’un repli relatif sur d’autres fronts. Il s’agit d’une ambition hégémonique qui prend des traits impériaux, mais qui, paradoxalement, est le produit d’un affaiblissement: les Etats-Unis ont renoncé à leur prétention de dominer le monde, telle qu’ils l’avaient imaginée après la fin de la guerre froide et la chute de l’Union soviétique.
Mais ce ne sont là que des spéculations, car il n’existe pas de projet clairement défini. Les lignes stratégiques de la droite néoconservatrice de Bush, il y a près de vingt-cinq ans, après le 11 septembre 2001, étaient plus claires. Certains idéologues et stratèges comme Robert Kagan les avaient définies avec précision. Derrière Trump se cache une constellation assez contradictoire de fascistes classiques comme Steve Bannon et de néolibéraux radicaux comme Elon Musk, qui se détestent mutuellement. Les analystes ont du mal à comprendre la cohérence des mesures prises par Trump en matière de commerce international.
Même lorsque Trump s’exprime en termes plus traditionnels, comme lorsqu’il dit «Make America Great Again», le contenu de cette grandeur est vague. Il semble faire référence à une restauration du rôle des Etats-Unis en tant que superpuissance mondiale, mais en même temps, il évite de s’engager dans une politique de d’affrontement direct, par exemple avec la Chine. En fait, il recherche plutôt un accord avec la Chine, et il en va de même avec la Russie, qui est l’alliée de la Chine mais est beaucoup plus faible. Trump affirme qu’une superpuissance doit être capable de conquérir mais aussi de gérer des conflits. C’est là qu’interviennent ses positions sur l’Ukraine, où il propose de tourner la page, ou sur le Moyen-Orient, où son alliance avec Israël est évidente mais où il ne semble pas nécessairement enclin à prolonger la guerre indéfiniment. L’objectif final – en termes de politique – est probablement la colonisation complète de Gaza et de la Cisjordanie, mais je ne suis pas sûr que Trump ait pour stratégie de poursuivre le génocide à Gaza pour parvenir à ce résultat.
Nous observons donc un ensemble de tendances, mais sans cohérence programmatique forte. Et cela fait également partie du contexte international actuel. Si l’on veut trouver des analogies avec l’entre-deux-guerres, l’une des plus évidentes ne réside pas tant dans la politique intérieure que dans la situation mondiale: l’absence d’un ordre international stable, dans certains cas systémique, la concurrence entre puissances déclinantes et émergentes. Dans ce scénario, il est difficile de tracer des lignes claires, tant pour les Etats-Unis que pour tout autre acteur. C’est pourquoi je ne pense pas que Trump ait aujourd’hui des idées aussi claires et cohérentes que celles qu’avait Hitler en 1933. Entre 1933 et 1941, la politique nazie a suivi une ligne assez directe. Dans le cas de Trump, je ne vois ni cette cohérence ni les conditions qui lui permettraient de déployer un projet stratégique à long terme.
Vous avez mentionné comme analogie possible avec les années 1920 ou 1930 le fait que nous ne sommes pas confrontés à une simple crise économique ou politique, mais à un bouleversement plus profond, une sorte de crise structurelle de longue portée. A l’époque, il s’agissait de l’effondrement de l’ordre libéral du XIXe siècle; dans ce contexte, la montée du fascisme semblait également liée au déclin de certaines puissances, comme l’Allemagne après la Première Guerre mondiale. Pensez-vous qu’un lien puisse également être établi avec le présent? En d’autres termes, ce que nous observons aujourd’hui, avec la montée des nouvelles extrêmes droites, peut-il être lié à un processus plus large de déclin de l’Occident face à la montée de l’Asie, et en particulier de la Chine? Pensez-vous que cette dispute géopolitique soit une motivation importante, même indirecte, de la montée de ces droites?
Non, je ne pense pas qu’on puisse parler d’une analogie dans ce sens. On peut certes faire des comparaisons, mais il existe des différences fondamentales. Dans l’entre-deux-guerres, face à l’effondrement de l’ordre libéral du XIXe siècle – le capitalisme du laissez-faire, les Etats de «l’ancien régime persistant» modernisés (selon la formule d’Arno J. Mayer – voir son ouvrage La persistance de l’Ancien Régime, de 1983 en français), des institutions représentatives mais très peu démocratiques –, deux modèles alternatifs ont émergé, qui étaient en eux-mêmes des projets de civilisation. D’un côté, le socialisme, avec son utopie d’émancipation, d’égalité, de révolution; de l’autre, le fascisme, avec son exaltation de la nation, de la race et de la domination. Tous deux étaient des visions de l’avenir, des modèles intégraux de société qui promettaient de transformer radicalement la vie des gens.
Aujourd’hui, je ne vois rien de comparable dans les nouvelles droites. Il n’y a pas d’horizon utopique ni de projet de civilisation à proprement parler. C’est pourquoi le concept de «postfascisme» me semble utile, car ces droites radicales sont profondément conservatrices. Leur élan n’est pas vers l’avant mais vers l’arrière: elles cherchent à restaurer un ordre traditionnel. Les valeurs qu’elles revendiquent – la souveraineté, la famille, la nation – forment une sorte de fil rouge qui les relie.
Trump, par exemple, affirme qu’il n’y a que des hommes et des femmes aux Etats-Unis, nie l’existence d’autres identités de genre et présente les communautés LGBTQ+ comme des menaces. Il s’agit d’une offensive réactionnaire contre tout ce qui signifie diversité ou droits acquis. Ce retour à la traditionnalité se manifeste également dans son hostilité à l’égard de la protection de l’environnement, dans son rejet de tout programme mondial sur le changement climatique ou dans son pari sur la production nationale face aux accords internationaux. Make America Great Again est un slogan qui permet d’imaginer un certain avenir, mais il s’agit d’une imagination régressive: revenir à une époque où les Etats-Unis étaient forts, prospères et dominants. Il n’y a pas là une proposition nouvelle, mais une idéalisation du passé.
Dans certains cas, comme celui de l’Argentine de Javier Milei, on peut avoir l’impression qu’il s’agit d’une tentative de construire un nouveau modèle civilisationnel. Milei se présente comme l’architecte d’une nouvelle société inspirée d’un néolibéralisme extrême. Mais même là, ce projet n’est pas vraiment nouveau. Si l’on lit ses discours et ses prises de position – je parle en tant qu’observateur extérieur, je le précise, sans connaître en profondeur la situation argentine –, on constate une correspondance évidente avec les idées de Hayek. Pas tant avec La route de la servitude, son texte le plus connu, qu’avec Droit, législation et liberté, où Hayek décrit une société entièrement régie par le marché. C’est ce modèle qui semble inspirer Milei: un néolibéralisme autoritaire (ou un postfascisme néolibéral, si l’on veut; on peut l’appeler de différentes manières).
La nouveauté, si tant est qu’il y en ait une, c’est que l’on tente aujourd’hui de pousser ce modèle jusqu’à ses dernières conséquences depuis le pouvoir étatique. Dans le passé, le néolibéralisme a également été influent sous Margaret Thatcher au Royaume-Uni, Ronald Reagan aux Etats-Unis et Augusto Pinochet au Chili. Mais dans ces cas-là, l’objectif était de démanteler les acquis de l’Etat-providence – le New Deal, le modèle keynésien de l’après-guerre – et non de créer de toutes pièces une société «pure» de marché. De plus, cela a souvent été fait à partir d’Etats qui restaient très forts, comme au Chili, où la dictature pinochetiste était un appareil hypercentralisé issu d’une contre-révolution.
Ce que Milei prétend faire aujourd’hui est tout autre: faire du modèle néolibéral le noyau d’une nouvelle civilisation. Mais, j’insiste, ce n’est pas un projet nouveau. Ce n’est pas «l’homme nouveau» du fascisme classique. C’est une version radicalisée d’un modèle anthropologique qui domine déjà le monde global: individualisme, concurrence, marché. Pour reprendre les termes de Weber, il ne rompt pas avec une certaine Lebensführung, une «conduite de vie» qui est le modèle anthropologique du néolibéralisme. Cet ethos n’est pas une invention de Milei. Ce qu’il fait, c’est de le pousser à l’extrême et de prétendre qu’une nouvelle société en émergera. Mais il s’agit d’une intensification de ce qui existe déjà, et non d’une alternative historique. Et cela, me semble-t-il, doit être pris en compte. Ce projet est certes profondément antidémocratique et présente des traits autoritaires, mais il est tout le contraire d’un renforcement de l’Etat, comme le pensait Poulantzas dans les années 1970. Le postfascisme n’est pas étatiste comme le fascisme historique. Trump est en train de démanteler l’Etat américain, et c’est là une grande différence.
Chez Jacobin, nous travaillons sur une hypothèse concernant la situation internationale que nous avons développée dans le numéro précédent et que nous aimerions partager avec vous afin de connaître votre opinion. Notre idée est qu’à un moment donné au cours de la dernière décennie – bien qu’il soit difficile de dater précisément ce processus – un changement de cycle politique s’est produit à l’échelle mondiale. Si nous devions choisir une date symbolique, ce serait entre 2015 et 2016, lorsque s’enchaînent une série d’événements très significatifs: la défaite ou la capitulation de Syriza en Grèce, avec un fort impact sur la gauche mondiale, et, en parallèle, la victoire de Trump aux Etats-Unis et le Brexit au Royaume-Uni. C’est également le moment où commence la crise du progressisme latino-américain, marquée par la victoire de la droite en Argentine [Mauricio Macri 2015-2019] et le coup d’Etat parlementaire contre Dilma Rousseff au Brésil [août 2016].
On a le sentiment qu’à partir de ce moment, le signe politique du malaise généré par la crise de 2008 s’est inversé. Jusqu’alors, la gauche avait une certaine capacité à canaliser ce mécontentement: les indignés en Europe, les grèves générales en Grèce, le cycle progressiste en Amérique latine, le Printemps arabe… Mais à partir de là, nous assistons plutôt à l’échec, à la stagnation ou à la défaite de ces processus: le progressisme latino-américain entre en crise, la gauche européenne subit un coup très dur, le Printemps arabe se transforme en catastrophe et la gauche anglo-saxonne stagne également.
L’idée est donc que ce qui s’est produit à ce moment-là était un changement de cap à l’échelle internationale: la gauche est passée à la défensive presque partout et l’extrême droite à l’offensive. Etes-vous d’accord?
C’est une hypothèse très intéressante, que je partage en grande partie. J’y ajouterais peut-être une nuance. Il est vrai que nous traversons une nouvelle vague – je parlais tout à l’heure d’un tournant qui s’est produit autour de la pandémie –, mais cette nouvelle montée de la droite a justement pour condition la crise de la gauche à l’échelle mondiale. Tous les éléments que vous mentionnez sont importants.
J’irais même plus loin: la paralysie et la défaite des révolutions arabes constituent un moment clé, et ce qui se passe aujourd’hui à Gaza en est l’une des conséquences les plus tragiques.
A cela s’ajoute la crise du modèle de résistance qui était apparu en Amérique latine dans les années 1990. Ce n’était pas un modèle nouveau, mais il y avait un continent qui représentait une forme de résistance face à l’offensive néolibérale. Aujourd’hui, les acteurs de cette résistance sont en crise ou totalement discrédités, ce qui a des conséquences politiques très profondes. Je ne m’étendrai pas sur des cas comme le Venezuela ou la Bolivie, mais on pourrait également mentionner la défaite en Argentine avec Milei, ou le fait qu’au Brésil – le pays le plus important de la région – la gauche ne soit pas capable de proposer une autre figure que Lula. Cela reflète également cette crise.
En Europe, comme vous le dites, il y a eu d’importantes tentatives de recomposition de la gauche en vue d’expérimenter un nouveau modèle, et Syriza comme Podemos ont été les protagonistes de ce cycle. Les attentes qu’ils ont suscitées étaient énormes… et malheureusement, l’impact de leur échec l’a été tout autant. Aux Etats-Unis, la situation est différente. Il n’y a pas eu de défaite aussi marquée, mais la relation symbiotique – et ambiguë – entre la gauche et le Parti démocrate crée d’énormes obstacles à toute avancée.
Donc oui, l’émergence du post-fascisme s’appuie sur cette crise politique et stratégique de la gauche. Mais ce n’est pas tout. Cette crise s’inscrit dans un processus beaucoup plus long, dans une série de défaites historiques accumulées. Si l’on prend du recul, nous vivons les conséquences de la fin d’un cycle historique, celui des révolutions du XXe siècle. Ce sont des défaites de longue haleine, dont les effets continuent de conditionner notre présent. Les reculs de 2015 et 2016 appartiennent à une conjoncture particulière, mais s’inscrivent en même temps dans une tendance structurelle, celle d’une défaite historique dont la gauche – à l’échelle mondiale – n’a pas été capable de sortir avec de nouveaux modèles.
Il n’est pas facile, tant s’en faut, d’imaginer une reconstruction. Mais j’ai été très frappé par une récente intervention de Bernie Sanders, dans laquelle il mettait en garde: «Attention, nous ne devons pas nous laisser subordonner à l’agenda de Trump». La gauche a tendance à répondre à chaque point du discours de l’extrême droite, mais dans le cadre imposé par cette même droite. Sanders met donc en garde: «Nous devons parler de ce que Trump ne dit pas». Tel devrait être le programme de la gauche: un programme social qui est aujourd’hui totalement absent du discours dominant.
Cela dit, je ne pense pas que la gauche d’aujourd’hui puisse se reconstruire uniquement à partir de l’antifascisme, comme cela a été le cas dans les années 1930. Premièrement, parce qu’aujourd’hui, on ne peut plus défendre la démocratie de la même manière. Et deuxièmement, parce que la lutte antifasciste doit s’articuler avec d’autres dimensions fondamentales: la question sociale, économique, environnementale et la confrontation avec un modèle de société néolibéral qui se veut une civilisation. Cette articulation est indispensable.
De plus, le monde globalisé n’est plus celui de la première moitié du XXe siècle. Le fascisme classique a eu son histoire, mais l’antifascisme de l’époque n’était pas un discours universel. Il n’avait aucune légitimité en dehors de l’Occident. Son lien avec le colonialisme, le fait que la démocratie était restreinte au monde occidental… tout cela le limitait. Aujourd’hui, quelque chose de similaire se produit. (Cet entretien fait partie du numéro 11 de la revue Jacobin, «La libertad guiando al pueblo», traduction rédaction A l’Encontre).
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[1] Voir son ouvrage Fascisme et dictature. La IIIe Internationale face au fascisme, Paris, François Maspero, 1970. (Réd.)

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