Par Jean-Louis Sagot-Duvauroux
La question de la gratuité se pose aujourd’hui dans une situation relativement nouvelle et banalisée qui tient à l’évolution de notre société depuis une trentaine d’années: le système marchand a pris une puissance hégémonique sur l’ensemble des activités économiques de la planète, ce qui fait que la perception que l’on a de la richesse, des biens produits par notre activité, est comme «obnubilée» par cette représentation marchande.
Pour le Centre national des Arts de la rue à Marseille, Lieux Publics, j’avais réalisé un travail sur la gratuité de cette forme d’activité artistique, par nature gratuite puisqu’elle se place dans l’espace public où les gens viennent en libre accès. Etant allé voir Marylise Le Branchu, alors députée-maire de Morlaix, en Bretagne [puis ministre de la Décentralisation, de la Fonction publique et de la Réforme de l’Etat de 2012 à février 2016], où a lieu un festival des arts de la rue, je lui ai exposé la raison de ma présence, et elle m’a tout de suite interrompu : «Vous partez très mal parce que rien n’est gratuit». Je lui ai alors proposé le mot anglais free, qui signifie libre d’accès, mais je l’ai aussi invitée à déposer un amendement à l’Assemblée nationale pour supprimer le mot «gratuité» des textes, notamment dans toutes les lois qui ont institué l’école gratuite. Jules Ferry, dont personne ne pense que c’était le fer de lance de la révolution prolétarienne, n’a nullement été gêné d’appeler l’école de la République école «gratuite» et de promulguer une loi spécifique sur la «gratuité» de l’école! Il n’avait pas non plus la naïveté de penser que les Français croiraient que c’est gratuit: ceux-ci savaient parfaitement que cela avait un coût monétaire qui se retrouverait sur leur feuille d’impôt.
La gratuité au centre de nos existences
Aujourd’hui, ce que suggère le mot «gratuité» est nié, avec, au fond, le consentement du plus grand nombre: puisqu’il est vrai que l’on paye, alors on ne peut pas dire que c’est gratuit.
Or la gratuité n’est pas la périphérie mais le centre de nos existences. Pour la plupart des êtres humains que je rencontre, quelle que soit leur opinion politique ou leur position dans la société, ce qui est sans prix est plus important que ce qui est évaluable monétairement. Etre sans prix ne veut pas dire que cela ne vaut rien, mais que cela a une valeur telle que l’on ne peut pas y mettre un prix. Et c’est une expérience que nous faisons tous.
Imaginons, par exemple, que je sois puériculteur dans une crèche. J’ai dans ce cadre une activité éducative rémunérée, c’est-à-dire que ma force de travail est une marchandise, qui a un coût, avec un barème selon lequel on va me payer. De retour à la maison, avec mon enfant en bas âge, je fais les mêmes gestes éducatifs. Jamais je n’irais penser que les gestes «sans prix» avec mon enfant ont moins de valeur que mon activité rémunérée avec les enfants des autres.
On pourrait multiplier les exemples. Si, chauffeur de taxi à Paris, quelqu’un me demande de l’emmener au Havre, je le fais moyennant finances. Si j’y emmène ma famille, je produis le même bien: du déplacement de personnes. L’activité est la même. Dans le premier cas elle «naturellement» payante, dans le second cas, c’est «naturellement» gratuit, et nous savons parfaitement pratiquer l’un et l’autre.
Une même activité est en partie une marchandise ou peut ne pas l’être, et tout le monde sait – même les personnes les plus engagées dans le libéralisme – que la part de notre activité qui est sans prix est la plus importante.
De plus, nous vivons dans un pays [la France] où la part de gratuité (au sens free) est énorme. Ainsi un budget équivalent, ou même supérieur au budget de l’État, sert à permettre le libre accès de tous aux soins. C’est-à-dire qu’une part énorme de la richesse nationale, produite par «notre» travail, «notre» activité, échappe à la répartition marchande (qui veut que «de chacun selon son travail à chacun selon son compte en banque») et entre dans une répartition non marchande («de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins», ce qui est un vieux slogan communiste et anarchiste du XIXe siècle).
Je cotise en fonction de mes capacités financières, je suis soigné en fonction de mes besoins. Et rares sont les gens qui se plaignent d’être en bonne santé sous prétexte que leurs cotisations servent à financer de façon non marchande ce bien que la société a jugé essentiel. J’ai ainsi accès aux soins non pas de façon marchande, mais d’une façon tout à fait nouvelle, très prospective, très belle sur le plan moral et sur le plan de la civilisation, liée à la solidarité de ma société, à l’invention politique d’une société qui dit que dans un pays comme la France personne ne doit mourir devant un hôpital ou devant une pharmacie. Et qui s’organise pour que cette innovation, une répartition non marchande, entre dans les faits. Et malgré l’effritement auquel on assiste, cela reste un des piliers de notre pays.
La voirie, l’éclairage public, l’école sont gratuits. La gratuité concerne énormément de biens.
Dans un quartier qui n’est pas trop cassé par la crise et par les ravages de la segmentation sociale, si vous avez un parterre fleuri au milieu du carrefour et un fleuriste dans la rue, vous allez acheter vos tulipes chez le fleuriste et vous n’allez pas les cueillir sur le carrefour. C’est-à-dire que nous savons utiliser l’éthique de la gratuité, au même titre que le marché: si cela ne m’appartient pas, je ne le prends pas de façon indue. Les deux hémisphères existent dans notre tête. Il faut en avoir conscience. Tout d’abord pour ne pas avoir l’impression que tout se vend et tout s’achète, ce qui n’est pas vrai et rend notre monde assez désespérant. Ensuite pour ne pas boucher une perspective de dépassement de la clôture de l’Histoire, que l’on nous annonce comme indépassable.
L’ «obnubilation» marchande nous aveugle et nous empêche de voir la présence de la gratuité, non seulement dans nos vies personnelles, intimes, mais aussi dans l’organisation sociale et économique. Et il serait bon de réfléchir à comment étendre à bien d’autres domaines la gratuité, qui est bénéfique à la société, la solidarise et l’adoucit, et nous apporte personnellement, à chacun d’entre nous, des biens irremplaçables.
La part inaliénable de la personne humaine
L’histoire a montré avec surabondance que la personne humaine pouvait être une marchandise extrêmement profitable. L’esclavage, qui est à la base de l’accumulation primitive du capital permettant l’industrialisation des pays occidentaux, était fondé sur un double processus: la transformation des personnes en marchandises, vendues sur le marché, et la transformation totale de l’activité de ces personnes en machines à faire du profit. Des fortunes gigantesques ont été ainsi construites, bases du développement du capitalisme en Occident et de son extraordinaire essor économique. La personne humaine n’est pas «par nature» une marchandise. Elle peut très bien l’être par la force de la cruauté humaine, du désir d’exploitation ou de puissance. Cela a très bien fonctionné, du moins jusqu’à un certain point, car cela heurtait l’autre lobe de notre cerveau. D’une part les personnes transformées en marchandise en voyaient le terrible résultat dans leur existence, mais il y avait aussi tous ceux qui n’étaient pas directement bénéficiaires de ce marché et développaient une réflexion sur la liberté humaine de façon plus générale. Il y a donc eu des mouvements de révolte.
Ainsi, chez les esclaves eux-mêmes est né notamment le refus de se faire transformer en choses que l’on entend dans le blues, dans le jazz, dans tout ce qui s’est développé de représentations de la grandeur humaine à l’intérieur du monde esclave, et qui a changé l’oreille du monde. Le blues des esclaves dans les champs de coton dit que je suis une personne inaliénable: tu peux tout faire de moi, me vendre, me battre, me tuer, me torturer, mais tu ne peux pas m’empêcher de chanter, d’inventer des formes inédites dans l’Humanité (en l’occurrence en musique), qui vont parler à l’ensemble de mes contemporains et qui vont “attester” que je ne suis pas par nature une marchandise, que je peux être autre chose.
Ce mouvement de révolte contre l’esclavage, on le retrouve aussi, par exemple, pendant la Révolution française. C’est la première république qui ne se contente pas d’abolir l’esclavage, mais confère immédiatement la citoyenneté française, le droit d’être élu et de voter à tous les esclaves mâles. S’ils ne sont pas des marchandises, s’ils sont des gens qui participent à la richesse du pays, et des citoyens, ils ont les mêmes droits que tous les autres, et donc celui d’être élus (il y a d’ailleurs assez vite des députés à la Convention, notamment d’Haïti).
Que se passe-t-il alors? On institue, dans les lois et dans les esprits, qu’une part d’inaliénabilité absolue existe dans la personne humaine: on peut continuer à vendre quelque chose de la personne humaine (son temps), mais la personne ne peut plus être une marchandise. Il y a une partie de chacun qui passe dans l’univers de la gratuité, du non marchand. C’est évidemment une évolution et un progrès énormes dans l’histoire de l’Humanité.
Cependant notre activité continue à être une marchandise potentielle. Quand nous allons chercher du travail, nous allons vendre notre «activité» moyennant finances. Cela a deux effets : mon activité est «achetée» par un acquéreur, un client qui en a besoin; et pendant le temps acheté, je suis subordonné à celui qui me dit ce que je dois faire.
On se souvient peu que dans les vieux slogans fondateurs du mouvement communiste et du mouvement anarchiste, il y avait l’abolition du salariat – qui a d’ailleurs été très récemment supprimé des statuts de la CGT. Derrière l’idée d’abolition du salariat, il y avait que les êtres humains ne sont pas faits pour travailler moyennant finances et sous ordre, qu’ils sont faits pour travailler et pour agir comme des adultes, qui savent que l’on a besoin de l’activité humaine pour produire ce qui permet de vivre, et pour innover, développer tout ce que les progrès de la technique apportent.
Mais obnubilé par le travail salarié (l’activité humaine ne serait sérieuse que pour autant qu’on peut mettre derrière un coût réel), le mouvement, qui aurait pu s’inspirer de cette idée de l’abolition du salariat, a toujours agi pour la diminution du temps de travail.
On aurait pu formuler cela tout autrement en disant que nous agissons pour l’augmentation du temps de libre activité. C’est-à-dire s’occuper de ses enfants, faire la cour à la personne que l’on aime, construire sa maison, ramasser des champignons, ou inventer un logiciel… Des activités extrêmement multiples, pour lesquelles on ne demande à personne de payer, que l’on fait parce que cela produit un bien pour soi-même et pour la collectivité. On entend très souvent des retraités, par exemple, dire n’avoir jamais été aussi actifs que depuis qu’ils sont à la retraite. Cette activité-là produit du bien, mais un bien qui est hors marché.
L’augmentation de la libre activité a changé réellement nos vies. A la fin du XIXe siècle, on travaille de l’enfance à la mort, tous les jours, du lever au coucher: l’activité est entièrement marchandisée. Le droit du travail a été une construction qui garantit l’inaliénabilité de la personne humaine, à l’intérieur du temps vendu. Donc même à l’intérieur de cet achat par morceaux qu’est le salariat, je ne vends pas ma personne, je vends «quelque chose» de ma personne, le reste est inaliénable.
Voilà pour la phase optimiste. L’autre phase, c’est la situation que j’évoquais au départ, cette puissance de la représentation marchande qui rend réceptif à l’idée que celui qui ne veut pas être salarié ou celui qui défend les 35 heures, est un paresseux, que des Allemands ne le revendiqueraient pas. Si bien que, par exemple, au lieu de transformer les énormes gains de productivité que connaît l’économie mondiale en ouverture sur la libre activité, ces gains vont à la rémunération du capital (dans les 25 dernières années, 10 % de la richesse produite est passée de la rémunération du travail à la rémunération du capital).
La perte de sens de l’activité humaine
Ensuite, on dit aux salarié·e·s qu’il n’y a pas d’argent, puisque l’argent va «tout naturellement» aux gens qui ont pris l’énorme risque de mettre leur fortune en bourse (le risque de se faire broyer par une machine, c’est quand même moins grave!). Donc on ne peut pas payer plus, et il faut s’estimer heureux d’avoir du boulot. Cette configuration générale (imaginaire, intime, symbolique, idéologique) dégrade les consciences et l’objectif de civilisation qui vise à «désaliéner» l’être humain se perd, comme nos espérances et nos perspectives politiques.
Sur le plan qualitatif, la situation est plus grave encore du fait du nouveau management, dont l’objectif est de dire que puisque l’on est coincé par les 35 heures, les 5 semaines de congés payés et une série de lois qui empêchent d’exploiter la personne autant qu’on le voudrait, alors ce que l’on perd quantitativement, on va le gagner qualitativement.
Il y a trente ans, un maçon pouvait montrer à son gamin la maison qu’il avait construite, pour des gens qui au lieu d’avoir froid avaient un toit. Il avait raison d’en être fier parce qu’utile à la collectivité, et l’enfant pouvait être fier de son père: une fierté d’avoir produit le sens de son existence, même à l’intérieur de son temps vendu. Quelque chose d’inaliénable, de sans prix, qui n’est pas évaluable monétairement, s’était passé à l’intérieur de l’activité vendue. Mais quand le père ou la mère de famille arrive aujourd’hui en ayant fait monter l’action Bouygues, l’effet n’est pas le même.
Or, tout le management maintenant vise à dire aux gens que leur objectif (c’est le fameux esprit d’entreprise) n’est pas de créer une collectivité humaine, par exemple. Le véritable objectif, c’est l’augmentation qualitative de l’aliénation au sein du travail. On ne se suicide pas au travail pour des problèmes de salaire, on se suicide pour des problèmes de sens. Ma vie n’a plus de sens, mon travail est devenu un enfer, on me met en guerre contre tout le monde. Le plus important, ce qui est «sans prix», c’est ce qui est attaqué dans cette forme de «remarchandisation» de la personne humaine.
L’autre nouveauté galopante, c’est ce que l’ancien PDG de TF1 avait dit de façon très crue quand il décrivait son métier: «vendre du temps de cerveau disponible». Tout le monde admettra que notre temps de cerveau, c’est une partie de nous-mêmes. Il y a donc des gens dont le métier est de le vendre. Ainsi, par exemple, TF1 va vendre du temps de cerveau disponible – de bourrage de crâne – disons à Total. Cela veut dire que non seulement une partie de nous-mêmes (la partie noble, notre temps de cerveau) est transformée en marchandise, mais aussi que des fonctions essentielles du langage, liées au caractère inaliénable de la personne humaine, se désagrègent. Parce que, dans cette configuration, ce qui compte est l’un des aspects du langage qui est la séduction. Tout ce qui sert dans le langage à la transmission, l’information, l’échange, etc., disparaît. Ainsi TF1 organise ses informations télévisées, par exemple, non pas pour que ce soit le plus utile sur le plan civique ou le plus véridique sur le plan information, mais le plus efficace sur le plan de l’ameublissement de notre cerveau, bien disposé ensuite pour la page de pub qui vient juste après.
Un de ces effets, c’est la segmentation de la société. On ne peut plus se parler, il n’y a plus de langage commun. Cette segmentation prend un caractère très grave aujourd’hui, avec la disparition d’un imaginaire commun et le fait que nombre de groupes humains vont se réfugier dans de l’infra langage. Une société incapable de se parler et de produire de l’imaginaire commun se met à se segmenter, à s’apeurer, à se rapetisser en petits groupes de plus en plus éloignés les uns des autres. Si ces groupes ne se parlent pas, ne construisent pas la réalité du pays, pour le XXIe siècle, les problèmes que l’on voit pointer vont devenir très lourds.
La gratuité, une question politique
La gratuité n’est pas une mesure sociale, ou de charité, c’est d’abord une mesure politique.
L’effondrement de l’expérience dite communiste au XXe siècle a suscité l’idée qu’au fond, le monde tel qu’il est aujourd’hui est indépassable. Est indépassable le marché comme système de répartition des biens, le capitalisme comme système de production (c’est-à-dire le libre marché, la libre entreprise comme système de production des biens), l’Etat représentatif comme système de gouvernement, la domination occidentale comme pointe du progrès humain. Toute une série de frontières dont on nous dit qu’elles sont le terme de l’histoire de la liberté humaine, que toute la liberté possible est atteinte, par exemple en matière de répartition des biens, avec le marché. On a tenté d’aller plus loin et ce fut pire: non pas davantage de liberté, mais moins.
Or, la gratuité est l’affirmation du contraire, elle existe et elle demeure intégrée dans la représentation profonde que nous avons de notre société et de notre vie ensemble. On nous a dit que «de chacun selon son travail à chacun selon son compte en banque», c’était le terme de l’Histoire. Ce n’est pas vrai: on a testé autre chose, cela marche très bien et même plutôt mieux :les bus sont mieux remplis et moins dégradés quand ils sont gratuits. Donc l’expérience de la gratuité est un des lieux où le dogme libéral (que j’appelle dogme libéraliste) est démenti par les faits. On a de nombreux indices du caractère bénéfique à tous points de vue du dépassement de la répartition marchande. Par exemple, grâce à la Sécurité sociale il y a en France 5 ans d’espérance de vie de plus qu’aux États-Unis et la médecine coûte 5 ou 6 fois moins cher.
Peut-être peut-on alors élargir encore la question à d’autres champs, d’autres lieux? Il n’y aurait pas mieux que le capitalisme? Le modèle occidental sur le monde serait le nec plus ultra? En tant qu’animateur d’une compagnie théâtrale à Bamako, je sais que c’est une question absolument cruciale: construire la capacité à s’autoriser à produire son propre imaginaire et à le mettre en conversation avec les autres, sans se dire qu’il faut faire comme les blancs, ou comme l’Europe sous prétexte que l’Europe entend nous dicter n ce qu’il est bien de faire. Cela nous trace un tout autre monde, qui est déjà à l’œuvre lui aussi.
Donc une des puissances de la gratuité, c’est de nous remettre dans l’espérance. La vie a changé dans les bus d’Aubagne, quelque chose s’est adouci. Il y a eu certes une décision du pouvoir représentatif de l’Agglo, mais, en fait, ce sont les personnes qui se déplaçaient qui ont donné corps à cette modification importante du rapport aux déplacements. Et cela s’est fait à la mode aubagnaise. L’Agglo de Dunkerque va passer à la gratuité, et ce sera sûrement différent, parce que les habitants de Dunkerque vont donc inventer leur propre façon de faire vivre cette nouvelle liberté d’accès aux déplacements. Cela encourage donc à se mettre à réfléchir, notamment à d’autres façons d’articuler le pouvoir représentatif et l’action directe des citoyens.
J’en reviens à l’idée du dépérissement de l’Etat et de son remplacement par la libre association. Nous sommes des adultes, nous pouvons nous associer. C’est une expérience que nous connaissons tous: si je crée une association, je gouverne collectivement son activité, nul besoin que l’Etat me dise quoi faire. La gratuité nous amène à repenser cette articulation et peut-être à faire diminuer la part dans laquelle nous nous mettons dans une position infantile, celle de l’obéissance aux lois. Certes, il en faut, mais, par exemple, dans un bus gratuit, il n’y a plus de répression de la fraude. On peut donc imaginer une situation où toute une partie de la coercition disparaît, sans aucun inconvénient mais bien plutôt avec beaucoup d’avantages.
La gratuité, une tension vers l’émancipation et l’égalité
La question de la liberté, c’est «la question» politique: aller vers une société qui s’émancipe, ou au contraire se réfugier sous la direction de pouvoirs. J’ai parlé de l’esclavage, mais prenons l’émancipation féminine: c’est un immense mouvement dans lequel les femmes disent ne plus vouloir être considérées comme des mineures. Voter elles-mêmes, ouvrir un compte en banque sans en demander l’autorisation. Pour en arriver là, il y a eu une «tension» dans la société vers l’émancipation.
L’autre point très intéressant dans la gratuité, c’est qu’elle produit un espace où tout le monde est à égalité. Que je sois fils de notaire ou fils d’un chômeur, je prends le bus, on y voyage ensemble, on se parle ou pas, mais on est à égalité. La république a besoin de ces lieux d’égalité, qui sont trop rares. C’est aussi la puissance de la gratuité par rapport à la tarification sociale. La gratuité ouvre un champ politique: il s’agit de créer des situations dans lesquelles le gouvernement de la vie collective se modifie dans le sens de l’émancipation. Il y a un champ énorme à travailler, par exemple celui de l’école qui a énormément régressé. La ségrégation urbaine fait qu’il y a de bonnes et de mauvaises écoles, et c’est la question de la gratuité dans son aspect politique qu’il faut retravailler pour que l’école gratuite puisse être aussi attractive pour l’ensemble de nos enfants, et qu’il y ait au moins un endroit où ils puissent se dire qu’ils sont ensemble.
Réfléchissons peut-être à ce qui pourrait se développer sur le plan des gratuités. La gratuité arrive toujours, dans toutes les discussions officielles, sur la question de la tarification des services publics. Des villes la pratique, d’autres encore voudraient s’en débarrasser et n’osent pas. Mais quelque chose se produit: ces expériences créent de la discussion, du débat, de bonnes choses en politique.
Chacun a évidemment le droit légitime de penser ce qu’il veut, il n’y a pas de vérité en politique, puisqu’elle ne fait pas émerger la vérité des choses mais rend concrets les désirs des gens. Si je ne souhaite pas vivre dans une société où les bus sont gratuits, parce que j’estime que les gens ne verront plus la valeur des choses, et que j’arrive à en convaincre la majorité de mes concitoyens, je suis aussi légitime que ceux qui pensent le contraire. On est là dans un débat politique très fort. Moi qui suis favorable à la gratuité, j’essaie de convaincre mes concitoyens pour arriver à un dépassement du système qui ne soit pas totalitaire, qui me transforme en adulte, et non pas toujours en mineur suivant ceux qui nous gouvernent et décident pour nous.
Cela mérite que l’on y réfléchisse, et les pistes sont nombreuses.
La gratuité, un objectif mondial
Un autre exemple qui me paraît un symbole assez intéressant, c’est la gratuité des funérailles. Tout le monde malheureusement a l’occasion de perdre un proche. Il faut alors se coltiner les pompes funèbres, qui vous montrent des catalogues, essaient de vous vendre un modèle «supérieur». On est confronté à une situation répugnante où le marché ne devrait pas avoir sa place. Des gens ont décidé que tous les habitants de la commune seraient enterrés gratuitement (le coût, d’ailleurs, n’est pas très élevé). Lors d’un décès, au lieu d’avoir un marchand en face de soi, la collectivité s’occupe de tout, et l’on peut pleurer son mort sans s’inquiéter du reste. Cela montre combien la question de la gratuité peut être un germe d’humanisation de nos sociétés et, au fond, un puissant germe de résistance à l’empire de l’argent et du marché.
Je termine sur une dernière piste. Je vis beaucoup entre le Mali et la France. Au Mali, si vous avez une plaie qui s’infecte et besoin de pénicilline pour éviter la septicémie, si vous n’avez pas l’argent, vous allez devant la pharmacie pour demander à ceux qui passent de vous donner de quoi payer. Mais le passant a déjà sa famille et, bien souvent, il vous éconduit poliment. C’est terrible. En étant entre les deux pays, on voit l’extraordinaire avancée de civilisation que constitue l’assurance maladie. Donc un objectif internationaliste (comme on disait autrefois) serait d’avancer vers une sécurité sociale mondiale – y compris dans notre intérêt pour que les maladies transmissibles étant alors gratuitement soignées, on évite des contagions. Et de façon plus générale se fixer comme objectif une sécurité sociale mondiale est une rupture directe avec l’ordre actuel du monde. Un ordre qui n’est ni juste, ni satisfaisant. (Ce texte est issu d’une conférence faite par l’auteur à l’Université populaire d’Aubagne; la synthèse a été mise en forme par Altercommunisme)
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Jean-Louis Sagot-Duvauroux a publié: Pour la gratuité (mars 2016, l’Eclat Editions); Voyageurs sans ticket: Liberté, égalité, gratuité. Une expérience sociale à Aubagne (en collaboration avec Magali Giovannangeli, Editions Au Diable Vauvert); On ne naît pas noir, on le devient (Editeurs Points, 2008)
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