Accord fiscal du G7: si vous pensez que les transnationales seront obligées de payer plus, vous ne comprenez pas l’évasion fiscale

Par Ronen Palan

Les ministres des Finances du G7, le groupe des nations riches, réunis à Londres, ont conclu un accord, le 5 juin, qui a été décrit systématiquement comme un tournant marquant qui transformera le cadre de l’imposition mondiale des entreprises. Bien que les détails soient plutôt maigres et que ledit accord soit encore en phase de négociation, il s’agit certainement d’une transformation.

La seule chose dont je ne suis pas sûr, c’est la transformation de quoi vers quoi? S’agit-il de transformer un système d’imposition conçu au début du XXe siècle et qui n’est tout simplement plus adapté au XXIe siècle? Ou bien cet accord va-t-il transformer les techniques d’évasion fiscale et donner naissance à une toute nouvelle série de stratagèmes d’évitement fiscal? Mon intuition me dit que c’est la seconde hypothèse.

Je ne semble pas être le seul à le penser. Les marchés boursiers du monde entier ont intégré à leur rythme l’accord, enregistrant tout juste ce qui est censé être la plus grande transformation de l’imposition des sociétés au cours de ces 100 dernières années. Ils semblent nous dire qu’il est peu probable que les profits des entreprises après impôt changeront beaucoup, voire pas du tout.

Comment fonctionne l’évasion fiscale

Le régime d’imposition internationale des entreprises qui a vu le jour au début du XXe siècle prévoyait que les revenus des entreprises actives seraient imposés dans le pays où l’entreprise est située. Mais cette règle comportait une faille, car une grande partie du commerce mondial se fait sous la forme d’échanges intra-entreprise entre les filiales d’une même société. Les entreprises transfèrent souvent une grande partie de leurs activités rentables vers des filiales situées dans des pays à faible fiscalité, c’est-à-dire des paradis fiscaux, de sorte que les revenus semblent provenir de ces pays. En conséquence, elles sont très peu imposées.

Les régulateurs ne sont que trop conscients de ces techniques d’évasion fiscale, connues sous le nom de prix de transfert [1]. Ils ont introduit toute une série de réglementations pour mettre fin à ces pratiques, mais cela ne semble pas avoir eu l’effet escompté. Au contraire, cela a donné lieu à un autre type de stratagèmes d’évitement fiscal, connu sous le nom d’arbitrage juridictionnel [un mode de règlement extrajudiciaire des questions fiscales].

Ces stratagèmes tirent parti des lacunes, des failles ou des omissions dans les lois d’un pays pour jouer contre les règles d’un autre. Apple, par exemple, a tiré parti de la différence entre les règles en vigueur en Irlande et aux Etats-Unis concernant le lieu d’imposition des revenus des entreprises (connu sous le nom de résidence fiscale) pour créer deux filiales en Irlande qui n’avaient aucune résidence fiscale.

Apple a attribué à ces deux filiales la majorité de ses revenus de vente en dehors des Etats-Unis. Et comme ces filiales n’étaient nulle part résidentes fiscales, elles ne pouvaient nulle part payer d’impôts! Cette situation fait actuellement l’objet d’une procédure engagée contre Apple par la Commission européenne.

Amazon, en revanche, a conçu un système de transferts internes qui tire parti du généreux système de crédit d’impôt américain. En transférant les pertes de son segment international vers les Etats-Unis, elle finit par payer peu ou pas d’impôts du tout.

En outre, l’arbitrage juridictionnel n’est qu’un début. Les entreprises sophistiquées – et notamment Amazon – tirent également parti des règles comptables en liaison avec des instruments financiers tels que les produits dérivés et les swaps [échange de flux financiers entre deux parties, sur une période temporelle donnée et définie à l’avance] pour modifier les données comptables mêmes qui servent à calculer l’impôt. Elles peuvent modifier le lieu, le moment ou même les catégories comptables des revenus, du chiffre d’affaires et autres, pour déplacer les bénéfices d’un endroit à un autre, ou souvent vers un futur qui n’arrivera jamais.

La suite

Le nouveau système adopté à Londres vise certaines de ces techniques. Tout d’abord, il propose d’imposer un minimum mondial de 15% d’impôt sur les sociétés. Soyons clairs. Il est peu probable qu’une société unique, située dans un «paradis» à 0% d’imposition comme les îles Caïmans ou les Bermudes, soit utilisée à des fins d’évasion fiscale de nos jours, car il existe suffisamment de règles anti-évasion pour s’en assurer.

Néanmoins, les filiales situées aux îles Caïmans, aux Bermudes – ou en réalité aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Suisse, en Irlande ou à Singapour – sont souvent utilisées comme éléments de schémas d’arbitrage juridictionnel complexes. L’imposition zéro joue un rôle important dans ces schémas.

Il est toutefois difficile de dire si un taux minimum mondial pourrait avoir une incidence sur des dispositifs tels que le système irlandais du «résident nulle part» d’Apple. De même, je ne sais pas, à ce stade, comment la situation fiscale d’Amazon pourrait être affectée. Le G7 a donc proposé un deuxième élément aux nouvelles règles: la taxe doit être payée là où les ventes ont lieu, et non là où l’opération est enregistrée. S’il était adopté, le système Apple ne fonctionnerait plus, car les filiales d’Apple paieraient la taxe là où elles vendent leurs produits.

Nous pouvons d’ores et déjà anticiper de nouveaux moyens de contourner les règles. L’accord ne concerne que les très grandes entreprises (bien que l’on ne sache pas encore ce que signifie «très grande»). Il ne concernera également que les entreprises ayant une marge bénéficiaire annuelle de 10% et plus.

Je soupçonne que si le nouveau régime est suffisamment solide, la règle des «très grandes» pourrait entraîner le démantèlement des plus grandes entreprises. Au lieu de cela, nous pourrions voir des groupes de sociétés techniquement indépendantes agir comme une alliance pour s’assurer que l’ensemble de l’opération est en dessous de ce seuil, de cette marge de 10%. Nous avons assisté à quelque chose de similaire avec l’essor de l’industrie dite du «shadow banking» [système bancaire parallèle: ensemble d’activités et d’acteurs contribuant au financement non bancaire de l’économie], où des réglementations bancaires onéreuses ont suscité la naissance à des ensembles de firmes apparemment indépendantes mais agissant, en fait, ensemble comme des banques, cela pour éviter d’avoir à obtenir une licence bancaire.

Par ailleurs, l’accord pourrait encourager l’utilisation des techniques mises au point par les Amazon de ce monde, qui utilisent une comptabilité sophistiquée pour croître en taille sous le couvert de perdre de l’argent. En d’autres termes, l’accord peut être transformateur, mais l’incidence qu’il aura ou non sur le montant de l’impôt payé par le secteur des firmes désignées est une tout autre question. (Article publié sur le site en langue anglaise The Conversation en date du 7 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Ronen Palan est professeur d’International Politics aurpès de la City University of London; il est de plus est conseiller du Réseau pour la justice fiscale (Tax Jusrice Network)

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[1] Voici comment Deloitte – firme transnationale, basée à Londres, disposant d’un réseau de cabinets d’audit et de conseil, avec un chiffre d’affaires de plus de 46 milliards de dollars en 2019 – présente ses services en matière de prix de transfert, autrement dit des prix auxquels les sociétés d’un même groupe facturent les biens cédés ou les services prestés entre elles: «Aujourd’hui, les multinationales évoluent dans un environnement d’une complexité sans précédent. Dans ce contexte, la question des prix de transfert est devenue cruciale dans la gestion du risque fiscal au vu de la diversité et du volume croissant des transactions intragroupes d’une part, du nombre grandissant de pays ayant mis en place une réglementation sans cesse plus exigeante en matière de prix de transfert, d’autre part. Le réseau de spécialistes en prix de transfert au sein de Deloitte a pour mission d’aider les entreprises à réduire leurs risques fiscaux en proposant des politiques de prix de transfert en adéquation avec leur activité, leur structure opérationnelle et les objectifs de leur groupe; en proposant une documentation décrivant leur politique de prix de transfert; et en trouvant des solutions efficaces aux litiges fiscaux. En matière de prix de transfert, Deloitte jouit d’une solide réputation tant sur le plan de la qualité des services que des résultats fournis.» (Réd.)

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