L’étau judiciaire se resserre autour du régime syrien et de ses attaques chimiques. Lundi 1er mars 2021, pour la première fois, une plainte a été déposée à Paris, auprès de la doyenne des juges d’instruction pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Elle vise deux séries d’attaques commises dans la banlieue de Damas, l’une à Adra et Douma, le 5 août 2013, l’autre dans la Ghouta orientale, le 21 août 2013. Celle de la Ghouta avait tué plus de 1400 personnes, selon les services de renseignement américains. Elle avait aussi provoqué un revirement de l’administration de Barack Obama qui, après avoir fait des attaques chimiques «une ligne rouge» à ne pas franchir par le régime de Bachar al-Assad, avait finalement refusé de frapper des installations militaires en représailles.
La plainte déposée en France, au nom de la compétence extraterritoriale, devrait être confiée, selon toute vraisemblance, au pôle spécialisé dans les crimes de guerres et crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris. Elle s’appuie sur une vingtaine de témoignages et compile des centaines de documents, photos et vidéos, recueillis sur les lieux des attaques par des membres des ONG Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM) et Violations Documentation Center (VDC). Les organisations Open Society Justice Initiative et Syrian Archive sont également associées. Une plainte similaire avait été déposée en octobre en Allemagne.
«Plus hauts cercles du régime syrien»
La plainte ne vise pas spécifiquement des dignitaires du régime syrien. Mais elle analyse la chaîne de commandement, jusqu’aux responsables militaires et politiques. «Cela ne fait aucun doute que les responsabilités remontent jusqu’aux plus hauts cercles du régime syrien», explique Fritz Streiff, conseiller juridique de SCM. «Nous avons réussi à caractériser l’existence d’attaques systématiques et généralisées contre la population civile en exécution d’un plan concerté», ajoute l’avocate Clémence Witt à l’origine de la plainte avec sa consœur Jeanne Sulzer. Soit les critères d’un crime contre l’humanité et d’un crime de guerre.
Damas est coutumier des attaques chimiques. Il en a commis 212 entre 2012 et 2018, selon Syrian Archive. Certaines étaient de faible ampleur, comme celle contre le quartier kurde de Khan Sheikhoun à Alep le 13 février 2013. L’obus au sarin, tiré sur une maison, avait fait trois morts, une mère et ses deux fils de 5 et 18 mois. D’autres ont été massives, comme sur la Ghouta le 21 août. Elles visaient à terrifier civils et combattants, et à regagner des positions perdues lors d’offensives rebelles. Les agents les plus couramment utilisés étaient des neurotoxiques, dont le sarin, et du chlore.
Mais face à ces violations du droit international, les victimes de bombardements et les pays qui les soutiennent se sont retrouvés impuissants, sans organisation vers qui se tourner. «La Cour pénale internationale (CPI) est dans une impasse. C’est pour cela que des plaintes se multiplient devant des tribunaux européens en vertu de la compétence universelle ou de l’extraterritorialité», explique l’avocate Jeanne Sulzer.
La CPI ne peut rien faire, la Syrie n’ayant pas ratifié le traité de Rome. Le Conseil de sécurité, plusieurs fois saisi, est, lui, bloqué par les vétos de la Russie, allié du régime syrien. Moscou est également à la manœuvre pour empêcher la tenue d’enquêtes par l’OIAC pour établir si une attaque est chimique ou non, et déterminer son commanditaire.
Bombardements au sarin et au chlore
Damas a pourtant été forcé d’adhérer à l’OIAC en septembre 2013, juste après le carnage de la Ghouta orientale. Il avait alors déclaré des réserves de plus de 1300 tonnes de divers agents et 27 sites de stockage, de production et de recherches. L’OIAC avait été chargée de vérifier leur destruction. Mais les bombardements chimiques se sont poursuivis, soit parce que des stocks avaient été cachés, soit parce qu’ils avaient été reconstitués.
Poussée par plusieurs pays occidentaux, dont la France, l’OIAC avait alors été plus loin en créant un groupe d’experts communs avec l’ONU pour enquêter et trouver les responsables. En 2017, ce mécanisme, dit JIM («Joint investigation mechanism»), avait conclu à la culpabilité de Damas dans plusieurs bombardements au sarin et au chlore, dont l’un avait tué au moins 87 personnes à Khan Sheikhoun, dans le nord-ouest du pays, le 4 avril 2017. Trois jours plus tard, les Etats-Unis avaient tiré une salve de missiles Tomahawk sur une base aérienne de l’armée syrienne en représailles.
Ulcérée par les conclusions des enquêteurs, la Russie avait réagi en inondant les réseaux sociaux de fausses informations, parfois contradictoires. Et en novembre 2017, elle bloquait au Conseil de sécurité le renouvellement de leur mandat. Le JIM était mort.
Désormais dépourvue de mécanisme, l’OIAC avait répliqué en juin 2018 en proposant une modification de ses prérogatives pour lui permettre non seulement de déterminer le caractère chimique d’une attaque, mais aussi ses responsables. La mesure a été adoptée largement lors d’un vote des pays adhérents.
En parallèle, l’Assemblée générale de l’ONU a permis la création d’un autre mécanisme, dit international, impartial et indépendant (MIII) qui a collecté et archivé des millions de documents, dont les ordres du régime de procéder à des bombardements. Tous sont à la disposition des juridictions nationales saisies par des victimes. L’examen de la plainte déposée lundi à Paris devrait durer plusieurs années. (Article publié dans le quotidien Libération en date du 2 mars 2021)
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