Syrie: «Les Russes et les Chinois les approvisionnent»

Par Pierre Puchot

La pièce est miteuse, deux mètres cinquante par trois, les murs autrefois blanchis à la chaux sont recouverts de suie et de poussière. A l’un des angles, deux matelas sentent le moisi. Dans un coin, un réfrigérateur couvert de rouille contient des chargeurs et une pomme. Au plafond, un ventilateur pend, inerte… Ils sont cinq, et se passent la cagoule et les Kalachnikov avant de prendre leur tour de garde. Tous font partie de l’Armée syrienne libre (ASL).

Pour les rejoindre, il a fallu tromper la vigilance de militaires turcs qui gardent la frontière turco-syrienne classée zone militaire. En venant d’Antioche en Turquie, en direction de Rayhane, bifurquer par un chemin de terre vers le village turc d’Haji Basha, au milieu des champs de coton, passer en barque l’Issa, rivière qui marque la frontière entre les deux pays. De l’autre côté, c’est la Syrie.

Ahmed est venu nous chercher à pied, en treillis et cagoule, grenades sur le torse et paire de menottes à la ceinture, kalachnikov en main. A 28 ans, il est l’un des deux gardes du corps d’Abou Aala, chef de la brigade qui portent son nom. Nous marchons un peu moins de vingt minutes en direction d’Idlib, au milieu des figuiers, des pommiers, et des habitations des villageois restés sur place malgré la guerre, malgré les bombes qui continuent de tomber tous les jours, toutes les heures.

Pour venir répondre à nos questions, Abou Aala et quatre de ses hommes ont décroché de leur position et du reste de la troupe, qui prépare l’assaut d’une base de l’armée syrienne, à quelques kilomètres de là. Trois heures de repos et d’entretien, à la mi-journée: pour eux, une récréation, tant le plaisir de parler se lit dans leurs yeux, dans leurs questions aussi. C’est un contact avec l’extérieur qu’ils ne s’offrent que rarement.

Abou Aala, 41 ans, trois enfants, n’a pas vu sa famille depuis plus de six mois. Chauffeur de métier, propulsé chef d’une brigade de 35 hommes dès le début de l’insurrection sur la foi de ses trois années de service militaire, il s’est engagé pour «combattre ce régime qui bombarde femmes et enfants: dès le moment où vous avez devant vous une telle barbarie, vous savez que personne, vraiment personne, au sein de la population, n’est à l’abri de la folie du régime. Il n’y a plus d’autre moyen alors que de se battre, jusqu’au bout. C’est le devoir de ceux qui ont reçu une instruction militaire». Ahmed, lui, a appris l’arrestation de son père et de son frère il y a un mois. Il est sans nouvelles d’eux depuis. Il garde le contact avec le reste de sa famille via un lointain cousin exilé à Dubaï.

Qui sont-ils, ces soldats de l’ASL? Quel est le but de leur engagement? Dans un rire, Abou Aala balaie la question sur le caractère religieux du combat de sa troupe et de lui-même : «Nous sommes tous ici musulmans sunnites, mais notre combat est politique, explique-t-il. Mon lieutenant, auquel nous obéissons, est chrétien. Il commande des Alaouites. Beaucoup de responsables de l’ASL ne sont pas musulmans, cela ne pose de problème à personne ici.»  Il considère cependant les djihadistes, qui détiennent un poste de frontière à moins d’une heure d’Idlib, comme des alliés, au même titre que «toute force qui combat le régime». Que pense-t-il des Kurdes restés à l’écart du combat, et des Syriens qui soutiennent encore le régime? « A sa chute, les tribunaux tourneront à plein régime pour juger ces traîtres!»

Ahmed, engagé lui aussi depuis une année et demie, n’est pas non plus un militaire de métier. Mais il a bénéficié d’une formation de 20 jours pour apprendre à manier «tous types d’armes, et aussi (se) familiariser aux techniques de renseignement, mieux comprendre comment l’ennemi nous infiltre». C’est lui qui, téléphone et puces turques en main (il en change tous les quarts d’heure), maintient le contact avec le reste de la brigade.

«L’armée ne peut plus sortir des bases, alors elle nous pilonne»

D’assaut, il n’y en a pas eu cette semaine, faute de matériel. La brigade d’Abou Aala opère dans le plus grand dénuement, comme la plupart des groupes du pays avec lesquelles Bachir, l’autre garde du corps, a été en contact. Lui est né à Damas et n’a rejoint le groupe d’Abou Aala qu’au début de l’année, à la faveur d’un redéploiement de l’armée libre dans la région.

Leurs kalachnikovs ont été prises à l’armée régulière. Pour se déplacer, les hommes d’Abou Aala utilisent l’essence qu’ils siphonnent des réservoirs des véhicules militaires. Pour communiquer, les batteries de leur demi-douzaine de téléphones portables sont renvoyées en Turquie, rechargées, puis reviennent en Syrie. L’eau leur est offerte par les villageois, qui servent aussi de messagers, tête nue, sans arme et à moto, et sillonnent la région pour maintenir un semblant de liaison entre les groupes quand les batteries des portables sont à plat.

Ce sont enfin ces mêmes villageois qui fournissent, quand ils le peuvent, la viande et le riz aux combattants. Le reste du temps, comme c’était le cas depuis dix jours lors de notre rencontre, Abou Aala et ses soldats se nourrissent de noix, de figues et de pommes. D’où leur maigreur et les cernes qui creusent les visages.

Mais la fatigue qui accable chaque membre de la brigade d’Abou Aala ne s’explique pas seulement par la sous-alimentation. Tenue par les rebelles depuis la fin juillet, la région subit un bombardement régulier et intense. L’armée syrienne pilonne la région avec une régularité de métronome, de jour comme de nuit, grâce à des hélicoptères ou depuis la base.

Toutes les dix minutes, une déflagration se fait entendre. La majorité du temps, l’armée syrienne bombarde au hasard, principalement de la base de Zarzour, à vingt kilomètres de notre position, sans se préoccuper des villageois et des habitations, que nous avons pourtant croisés en nombre sur le chemin.

Dix à quinze habitants meurent, chaque jour, sous les bombes dans cette région, affirme Abou Aala: c’est aussi ce que dit le bulletin électronique quotidien du «Syrian Revolution News Round-up » (fait par un centre de recherche indépendant créé en 2010, et dont le site est consultable ici). Les victimes sur l’ensemble du territoire syrien sont recensées, plus de 31’000 à ce jour. Et encore, la situation dans la région d’Idlib n’a rien à voir aujourd’hui avec ce qu’elle était avant l’été 2012.

Vous arrivez au bon moment, explique Ahmed. Au printemps, deux journalistes algériens sont venus nous voir. Ils étaient avec nous quand nous avons été attaqués. L’armée en a tué un, puis a capturé l’autre, qui est mort en prison. La télévision d’Etat, Adounia, TV, a ensuite expliqué qu’il s’agissait d’espions à la solde d’Israël…» A cette époque, remarque Abou Aala, l’armée pouvait encore «sortir et mener des attaques contre l’ASL. Ils avaient des espions partout. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ils ne peuvent plus sortir, alors ils pilonnent.»

«Les Russes et les Chinois les approvisionnent toujours»

Au milieu de l’entretien, une déflagration, plus forte que les autres, fait trembler le toit de tuile de la guérite. Les deux gardes du corps se lèvent et sortent de la pièce: l’obus est tombé à moins de 500 mètres, il faut partir, se rapprocher de la frontière. Le bombardement se fait plus intense, des explosions toutes les minutes, puis plusieurs fois par minute, ponctués par les «Allah est grand» d’Ahmed et de Bachir.

N’ont-ils pas constamment peur de mourir? « Non, nous sommes habitués, explique Bachir. Quand vous vivez dans cet environnement pendant plus d’un an, vous finissez par ne plus y faire tellement attention, sauf dans des moments comme maintenant: quand c’est très fort, le corps tremble un peu, c’est obligé. Le danger, c’est de se ramollir et de se faire surprendre. Et puis, si nous mourons, c’est que c’était notre destin.»

A cinquante mètres du fleuve qui marque la frontière, Abou Aala s’arrête, salue un habitant assis sous les arbres pour fumer une cigarette près d’un puits. Une voiture, prise aux militaires et banalisée, servira à notre évacuation en cas d’urgence. «Depuis le début de la guerre, ma brigade, qui compte 35 personnes aujourd’hui, a perdu 16 soldats, explique Abou Aala. Mais nous maintenons nos effectifs: chaque mois, un ou plusieurs combattants nous rejoignent, souvent des villageois désireux de franchir le pas et de nous aider à battre l’armée et à faire tomber le régime.»

Malgré l’indigence de leur quotidien, la brigade d’Abou Aala a tout de même obtenu des résultats militaires significatifs. Que manque-t-il alors à ces soldats pour emporter la victoire ? « Des lance-roquettes, modèle RPG, pour faire tomber les hélicoptères et limiter les bombardements, explique Abou Aala. Si nous en avions davantage, le conflit serait achevé en une semaine. Rien que ces quatre derniers mois, nous avons fait 76 prisonniers dans l’armée régulière. Il y a des divisions au sein de l’ASL, tout le monde le sait, les groupes sont différents, d’origines sociales et religieuses différentes, et ne se comprennent pas toujours. Mais nous sommes encore très forts, bien plus forts que l’armée syrienne, et nous n’avons pas besoin d’hommes supplémentaires. »

« Dans la région, ajoute-t-il, il n’y a pas de combattants étrangers, ceux-là vont principalement à Alep ou Damas, parce que nous ne les acceptons pas ici. Nous connaissons le terrain. Le premier ministre qui a fui en Jordanie, et qui explique que le régime ne tient plus que 30 % du territoire, dit vrai. Sans leurs hélicoptères, ils ne tiendraient plus rien du tout… Nous avons besoin d’armes. »

Comment traitent-ils leurs prisonniers ? Depuis le début de la guerre, l’ASL a régulièrement été accusée de torture et d’exactions. «Des groupes d’opposition armés ont infligé des mauvais traitements et des actes de torture à des détenus, et se sont rendus responsables d’exécutions extrajudiciaires ou sommaires à Alep, à Lattaquié et à Idlib», écrivait ainsi cette semaine l’ONG Human Rights Watch à l’issue d’une visite menée dans le gouvernorat d’Alep. «Nous envoyons nos prisonniers dans un centre à Kafar Takharim, explique Abou Aala. Nous ne torturons ni n’exécutons personne. Mais sur ce point, je ne peux répondre que de mon groupe», conclut-il, embarrassé.

Ont-ils un projet politique pour la Syrie? « Ce n’est pas le rôle de l’ASL, et ceux qui veulent un rôle politique pour l’ASL après la guerre sont des opportunistes qui ne sont pas sur le terrain et ne savent pas de quoi ils parlent. En même temps, le Conseil national syrien ne représente rien pour nous. On ne le connaît pas. Politiquement, il faudra tout reconstruire. La vérité, c’est qu’on se bat tous contre le dictateur, que l’on entrera dans Damas bientôt, si Dieu le veut, que nous formerons une nouvelle armée pour la sécurité du pays avant de lui donner nos armes et de rentrer chez nous, pour vivre comme tout le monde, en famille. J’en rêve, on en rêve tous ici.»

De nouveau, une déflagration couvre sa voix. «Ils suivent les réseaux téléphoniques, explique Ahmed en exhibant son téléphone. Ils ont dû repérer celui-là, il est temps de partir. Je vais passer de l’autre côté avec vous.» Depuis une heure maintenant, plus de cinquante obus sont tombés sur la région. Comment l’armée syrienne dispose-t-elle encore d’une telle quantité de munitions? « Les Russes et les Chinois les approvisionnent toujours, suggère Bachir. Il n’y a que ça. Comment tiendraient-ils autrement ? »

Sur le chemin du retour, plusieurs couples de villageois courent, portent des enfants hurlants et en pleurs. La plupart nous rejoignent et, en file indienne, chacun attend son tour pour monter dans la barque, passer de l’autre côté du fleuve et gagner quelques heures de calme, avant de retourner dans le village à la tombée de la nuit. «C’est parfois inutile, explique Ahmed. L’armée syrienne bombarde souvent en territoire turc pour nous éviter de nous replier.»

Nous sommes de nouveau en Turquie. Ahmed a laissé ses camarades, mais reste en contact avec Hassan, un autre membre de la brigade qui, en Syrie, assure la liaison avec le groupe qui entoure la base militaire syrienne. Ce soir, Ahmed doit revenir avec les chargeurs de téléphone et la viande qui permettra à la brigade de reprendre des forces, avant un nouvel assaut. (23 septembre 2012)

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Ce reportage a été publié sur le site français Mediapart

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