En ce mois de ramadan qu’ils ont dédié «à la victoire de la révolution», les révolutionnaires syriens redoublent d’audace dans l’épreuve de force qui les oppose au régime de Bachar El-Assad. Ni la sanglante répression du soulèvement ni l’impuissance de la communauté internationale n’entament leur détermination à faire tomber le clan Assad installé au pouvoir depuis plus de quatre décennies.
Ce 5 août, premier vendredi du mois de ramadan, «30’000 manifestants défilent à Deir Ezzor (est), et des milliers d’autres à Deraa (sud) et Qamechli (nord-est) pour soutenir la ville de Hama (centre)», annonce Abdel Karim Rihaoui, président de la Ligue syrienne des droits de l’homme, soulignant qu’«à Irbine, près de Damas, les hommes de la sécurité ont tiré sur une manifestation, faisant au moins cinq morts et de très nombreux blessés». Pour sa part Rami Abdel Rahmane, président de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), annonce «plus de 12’000 manifestants dans le gouvernorat d’Idleb (nord-ouest)». L’agence de presse officielle Sana indique, de son côté, que «deux membres des forces de l’ordre (avaient) été tués et huit blessés dans une embuscade tendue par des hommes armés sur la route de Maarrat al-Noomane et Khan Chaykhoune, dans la région d’Idleb».
Mais, tout en continuant à investir la rue, de jour comme de nuit, les Syriens occupent désormais aussi le terrain politique. Dans une déclaration commune signée dans la soirée du 3 août, 69 «coordinations et comités de la révolution syrienne» condamnent d’une seule voix l’assaut sanglant lancé, à la veille du ramadan, contre la ville de Hama et appellent le monde arabo-musulman et la communauté internationale à prendre ses responsabilités. Un bel exploit alors que le régime déploie ses chars et ses milices et que l’implacable maillage sécuritaire du pays empêche les contestataires de communiquer entre eux, d’une région à une autre, voire au sein du même quartier.
«Cette déclaration commune est une étape importante dans le soulèvement, souligne, depuis Paris, Oussama, membre du mouvement pacifiste et originaire de Daraya, la banlieue sud-ouest de Damas très active dans la Révolution. Elle signifie que les Syriens parviennent à communiquer entre eux rapidement: en 24 heures, ils ont réussi à élaborer cette déclaration. C’est le signe évident d’une meilleure organisation.»
Démasquer les indics du régime
«Le communiqué commun des Coordinations et comités de la révolution syrienne» regroupe la myriade de structures qui jouent un rôle clé dans la révolte syrienne, tant dans la diffusion de l’information que dans la mobilisation. Parmi les signataires figurent des organisations de droits de l’homme (Comité syrien des droits de l’homme), des associations (Centre d’Orient arabe des études stratégiques et de la civilisation) mais aussi les principaux réseaux sociaux (Shabbakat Sham al-Akhbariya – Sham News/ SHAMSNN, la page Facebook de la révolution syrienne, Ugarit, Flash News…) et comités de coordination locale, qui sont devenus pour les médias étrangers la première source d’information en raison du black-out médiatique imposé par Damas.
Constituées de manière spontanée par la population locale pour faire face à la répression, ces fameuses coordinations (tansiquiyat, de l’arabe tansiq, coordination, par extension, “structures de coordination”) ont émergé sur tout le territoire. Au fil des semaines, chaque quartier, chaque région gagnée par la contestation se sont dotés de leur propre comité. Les Syriens ont ainsi tissé des réseaux de confiance pouvant permettre de démasquer les «infiltrés», les indics du régime. La liste est aujourd’hui impressionnante: toutes les régions syriennes en révolte y sont représentées, donnant la mesure de l’étendue du soulèvement dont on n’avait jusqu’à présent qu’une image très fragmentaire.
Ce communiqué commun est donc un affront de taille pour le régime de Bachar El-Assad. Non seulement les révolutionnaires sont parvenus à déjouer le système sécuritaire en constituant des canaux de communication sécurisés au niveau national, mais ils constituent un collectif, donnant une visibilité aux acteurs de la révolte syrienne. Les coordinations locales, les comités de la révolution syrienne et ces réseaux sociaux sont en liaison étroite et, parfois même, incluent les leaders du soulèvement populaire, contraints de rester dans l’ombre pour des raisons de sécurité.
Membre de la tribu des Abazeid, le porte-parole désigné de la «Déclaration commune», Abdallah Abazeid, est originaire de Dera’a, d’où est partie la révolte en mars dernier. La capitale du Hauran, la province sud du pays, s’était alors soulevée en réponse aux sévices infligés à des enfants de 15 ans de la même tribu, torturés par les services de renseignement pour avoir écrit des slogans sur les murs de la cité appelant à la chute du régime. Un choix hautement symbolique, garant en quelque sorte de la légitimité des signataires.
Elaboré en Syrie par cette nouvelle génération de militants, composée de trentenaires voire de quadragénaires qui encadrent les manifestants – en majorité des Chabab (jeunes) âgés de 15 à 20 ans –, le communiqué commun a été relayé par les activistes de la diaspora, brisant le huis clos imposé par Damas. Cette déclaration marque une avancée significative dans la coordination entre les forces de l’intérieur et de l’extérieur, là où les différentes conférences de l’opposition qui se sont tenues à l’étranger ont jusqu’à présent échoué.
Méfiance envers les représentants officiels de la diaspora
Une façon aussi d’écarter les forces traditionnelles de l’opposition de la diaspora – des partis politiques aux tribus et personnalités –, aux méthodes peu démocratiques et aux ambitions très personnelles. «Derrière un soutien affiché, chacun ramène la révolution à soi: les responsables de l’opposition de la diaspora – y compris des personnalités respectables – se posent en représentant des révolutionnaires et des comités de coordination de l’intérieur sans avoir été élu et sans les consulter, explique M. N, représentant à l’étranger de la coordination de la région centrale de Homs. Les révolutionnaires ont donc décidé d’élire eux-mêmes leurs représentants, d’une manière transparente, pour constituer un conseil représentatif des manifestants qui font la Révolution. Ils pourront ainsi élire leurs correspondants à l’extérieur qui seront leurs interlocuteurs auprès de la communauté internationale.» Enclenché après la conférence de Salut national d’Istanbul (le 16 juillet dernier), qui a entraîné une profonde déception parmi les jeunes activistes, ce processus de structuration du mouvement de contestation est en bonne voie: en l’espace de quinze jours, deux représentants auraient été élus dans la quasi-totalité des départements syriens afin de constituer des organes de coordination au niveau départemental.
La violence de la répression au premier jour du ramadan, et en particulier l’assaut contre «Hama», la ville martyre de 1982, a accéléré le processus. Le souvenir des 20’000 morts a nul doute renforcé le volontarisme des révolutionnaires d’aujourd’hui. Montrant ainsi que le mur de la peur est réellement tombé. ?«Le souvenir de Hama a en effet joué, reconnaît M. N. Mais le plus important est moins la déclaration en soi que l’entente réalisée. C’est le début d’un travail collectif de coordination et d’une centralisation. Cela peut prendre du temps, mais le mouvement est lancé.»
Soutien public d’éminents oulémas
Le processus devrait aboutir à la formation d’un comité représentatif de la rue syrienne et, à terme, d’un conseil politique, regroupant les «leaders de la révolution».
Cette avancée politique intervient alors que la mobilisation populaire gagne du terrain. Le 1er août, les manifestants ont reçu le soutien public d’éminents oulémas de Damas qui ont condamné l’usage de la violence contre Hama et les autres villes de Syrie au premier jour du ramadan, accusant les autorités syriennes de mener le pays vers le chaos.
Cette prise de position émane de cheikhs connus pour leur proximité avec les contestataires, à l’instar du cheikh Jaoudat Said, apôtre de la non-violence, ou encore du cheikh Krayem Rajeh, qui officie dans le quartier Midan à la mosquée Hassan, haut lieu de la contestation. Parmi les signataires figurent également les frères Ousama et Sariya Al Rifa’i de la mosquée du même nom, située à l’entrée du nouveau quartier aisé de Kfar Soussé, dont les disciples appartiennent tant à la classe moyenne inférieure qu’à la petite bourgeoisie damascène.
Nommés par l’institution religieuse contrôlée par le pouvoir sans être pour autant inféodés au «clan Assad», ces dignitaires religieux bénéficient surtout d’une légitimité auprès de l’ensemble de la communauté sunnite damascène, qu’ils tirent de leur savoir religieux.
Dans le même temps, les manifestants défient un peu plus chaque jour le pouvoir. Même Alep, la deuxième ville du pays, au nord, semble entrer dans le mouvement, comme en témoignent les appels au ralliement lancés sur Facebook.
Les manifestations des premiers jours du ramadan ont rassemblé près de 1000 personnes parties de sept mosquées dans sept quartiers différents, en dépit d’un dispositif sécuritaire redoutable. Dans la capitale Damas, les contestataires se rapprochent du centre, en investissant de nouveaux quartiers plus aisés où se concentrent les bâtiments officiels. «Ce sont des petits groupes d’une soixantaine voire une centaine de personnes mais, si cela commence ainsi, il peut y avoir de plus en plus de manifestants car la confiance sera installée», espère Oussama, sans se nourrir d’illusions sur la longue bataille qui y attend les révolutionnaires.
* Cet article est paru sur le site Mediapart.
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