Par Hellen Sallon
Quelque 75’000 personnes sont coincées dans un no man’s land désertique entre les deux pays.
Entre les «bermes» [espace entre deux zones], les deux murs de sable qui marquent la frontière avec la Syrie, dans la zone démilitarisée sous contrôle jordanien, 75’000 Syriens s’entassent dans deux camps informels. La frontière jordanienne leur est résolument fermée. L’aide humanitaire arrive au compte-gouttes, et la mort les guette. Mais ils continuent d’affluer par milliers, fuyant les combats dans le Sud syrien. Leur situation est devenue plus précaire encore depuis l’attaque, le 21 juin 2016, du poste-frontière de Roukhban, qui a fait sept morts parmi les gardes-frontières jordaniens. Désormais considérés comme une menace sécuritaire par Amman, ces réfugiés pourraient être relocalisés en territoire syrien, davantage isolés de l’aide, selon un plan en discussion entre les autorités jordaniennes et les Nations unies.
Les autorités jordaniennes demandent que les réfugiés soient déplacés à 7 kilomètres au nord et 10 kilomètres à l’ouest, à l’intérieur de la Syrie, invoquant la crainte de tirs de roquettes et de missiles depuis le camp. L’ONU plaide pour limiter ce déplacement à 2 kilomètres au nord et 10 à l’ouest, ont indiqué des sources bien informées au Monde. Le plan prévoit aussi la construction d’une route reliant Roukhban à Boustana, le long de la frontière avec l’Irak, dont le coût (70 millions de dollars, soit 62 millions d’euros) devrait être financé par les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
«Enclave de Daech»
«Les Jordaniens imposent leur volonté aux Nations unies en invoquant l’argument sécuritaire, estime un diplomate. Personne ne veut d’un désastre humanitaire. Mais la réalité est que l’ONU cherche juste un moyen de ne pas perdre la face vis-à-vis des donateurs, car ils n’ont pas le choix: c’est la seule solution proposée. Ils vont devoir faire ce que les Jordaniens veulent avec l’argent de la communauté internationale.»
Depuis deux ans, Amman justifie la fermeture de sa frontière aux réfugiés syriens par le risque d’infiltration de l’organisation Etat islamique (EI) et le poids démesuré que fait peser sur le pays de plus de 6 millions d’habitants la prise en charge de 650’000 réfugiés. Après l’attaque du 21 juin, le camp de Roukhban a été qualifié d’«enclave de Daech» [acronyme arabe de l’EI] par le ministre de l’information, Mohammed Al-Momani. Une affirmation que contestent les ONG, qui estiment qu’il abrite 80% de femmes et d’enfants. Elles accusent d’ailleurs Amman de militariser ce camp. «Les Jordaniens ont délégué le maintien de l’ordre à des groupes syriens qu’ils soutiennent. Ces derniers recrutent des gens du camp», confirme un diplomate.
Cimetières improvisés
Le déplacement des réfugiés de la «berme» pose la question de l’accès à l’aide humanitaire. Selon une source bien informée, l’aide alimentaire pourrait être apportée par le Programme alimentaire mondial, par l’intermédiaire d’un prestataire lié à l’armée jordanienne. «Le plan d’assistance humanitaire n’est pas clair. On suspecte un mouvement forcé de population en donnant l’assistance à chaque fois qu’ils se déplacent», craint un humanitaire. «Il n’y a plus aucune vision sur l’aide sanitaire», ajoute un diplomate. Depuis le 21 juin, les conditions de vie dans les deux camps se sont dramatiquement dégradées. L’accès à la zone est interdit aux ONG.
«La dernière distribution de nourriture a eu lieu les 4 et 5 août. Des rations d’un mois ont été distribuées par grues. Ça en dit beaucoup sur le respect que l’on a de ces gens-là», déplore Anne Garella, chef de mission Moyen-Orient pour MSF (Médecins sans frontières).
Contacté par Le Monde, Abou Abdo dit n’avoir pas tenu plus de vingt jours à Roukhban avec sa femme et ses quatre enfants: «L’eau n’est pas potable. La nourriture et les sanitaires sont très mauvais. Certains enfants meurent d’asthme à cause de la poussière.» A la différence de nombreux réfugiés de la «berme», l’homme disposait encore de quoi payer les 1500 dollars demandés par les passeurs pour retourner à Tel-Echaab, près de Deraa, en Syrie.
Au moins deux cimetières ont été improvisés dans le camp de Roukhban, selon des images vidéo que s’est procurées Amnesty International. Le manque d’hygiène, les mauvaises conditions sanitaires et l’accès limité à l’eau potable auraient entraîné une épidémie d’hépatite, qui a fait dix morts, selon des sources humanitaires. Elles ont aussi signalé neuf décès lors d’accouchements. Plus aucun malade n’est transféré dans l’hôpital installé par MSF de l’autre côté de la frontière. (Article publié dans le quotidien Le Monde, en date du 30 septembre 2016)
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