Le régime de Bachar el-Assad a-t-il entamé l’offensive finale pour reprendre, sept ans après l’avoir perdue, la province septentrionale d’Idlib? Les bombardements intensifs qui ont commencé le 29 avril et l’assaut victorieux sur plusieurs villes et villages situés à la lisière des provinces d’Idlib et de Hama le laisse penser, même si certains croient que les opérations en cours visent seulement à pouvoir remettre en état deux autoroutes stratégiques.
Des chiffres d’abord, qui concernent un territoire où vivent 3 millions de personnes dont la moitié sont des réfugiés d’autres régions où le régime a fini par vaincre (Douma, Homs ou Alep-Est, par exemple). Plus de 152’000 personnes ont fui leurs foyers entre le 29 avril et le 5 mai, selon l’ONU. Les bombardements ont tué plus de 80 civils, d’après le décompte de l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
Dans cette région domine un groupe armé radical, HTS (Hayat Tahrir al-Sham), qui était à l’origine affilié avec le mouvement terroriste Al-Qaïda. Certaines factions rebelles bien moins puissantes continuent à contrôler quelques localités çà et là. Au nord, la Turquie régente la région soit directement, soit par des groupes islamistes sous son obédience. Au sud, le régime et ses milices chiites alliées payées par l’Iran ont repris l’avantage militaire grâce à l’appui aérien russe depuis septembre 2015. Russes et Turcs s’étaient entendus à la mi-septembre 2018 pour respecter une zone démilitarisée pour éviter les frictions, mais ni le régime ni HTS n’ont jamais semblé en tenir compte.
Cette fois, Moscou cache moins son jeu. Le président Vladimir Poutine s’en va répétant qu’il faut «éliminer les terroristes» de la région, ce qui englobe toute opposition au régime d’Assad, protégé des Russes. Pour expliquer le retour massif des bombardiers russes dans le ciel de la Syrie du Nord qu’ils n’avaient jamais vraiment quitté, la presse russe évoque des «tentatives d’attaque» de HTS contre la base aérienne russe de Hmeimim, dans l’ouest de la Syrie, qui auraient suscité des «représailles» russes.
Les méthodes de l’aviation russe et de celle du régime consistent toujours à s’attaquer aux infrastructures civiles, hôpitaux et écoles, dans un but évident de démoraliser la population. Une guerre psychologique menée à coups de bombes… Ces actions militaires choquantes ne provoquent que des communiqués inquiets des organisations qui défendent les droits de l’homme et, parfois, des déclarations politiques demandant le retour au calme.
Dans ce dossier, la position turque reste ambiguë. Durant les premières années de la guerre en Syrie (2011-15), Ankara avait à la fois pris fait et cause pour la rébellion, laissé passer de nombreux djihadistes sur son sol, accueilli de nombreux réfugiés (plus de 3 millions), tout en intervenant ponctuellement sur le terrain syrien proche de ses frontières surtout pour contrecarrer, sans succès, l’ambition des Kurdes syriens d’établir une zone autonome.
Dans la région d’Idlib en 2019, la Turquie semble mobilisée par deux objectifs stratégiques: empêcher l’arrivée massive de nouveaux réfugiés et continuer à combattre les velléités kurdes. Le président Erdogan a cessé de militer pour un renversement d’Assad et il voit régulièrement son homologue russe et aussi l’Iranien Rohani. Ceux-ci, sensibles à ses arguments puisqu’ils permettent un rapprochement avec une puissance de l’Otan au grand dam des Etats-Unis, accepteront-ils de remettre à plus tard l’offensive finale sur Idlib, qui créerait à coup sûr des mouvements de population vers la frontière turque?
Sans doute. Mais Assad a toujours proclamé que la récupération de «toute la Syrie» constituait son objectif final. Il lui reste à reprendre de gré ou de force, un tiers du pays, à l’est, contrôlé par les Kurdes, ainsi donc que la région d’Idlib. En attendant, dans ce dernier cas, il devra probablement se contenter de recouvrer le contrôle de portions de deux autoroutes aux mains des rebelles depuis 2012 – entre Alep et Hama (sud) ainsi qu’Alep et Lattaquié (ouest) – ce qui désenclaverait d’un point de vue économique le nord du pays. (Article publié dans Le Soir, en date du 10 mai 2019; https://journal.lesoir.be, reproduit avec l’autorisation de l’éditeur)
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Chroniques de la révolte syrienne
Par Marina da Silva
Au printemps 2011, une insurrection populaire touchait les villes et les campagnes en Syrie. Aujourd’hui écrasée, il est d’autant plus important de conserver la mémoire de ce formidable mouvement.
Publiées en 2017 en arabe et en anglais, après deux ans de travail et à l’initiative de The Creative Memory of the Syrian Revolution, le site fondé par Sana Yazigi, les Chroniques de la révolte syrienne viennent de paraître en français, traduites par Nathalie Bontemps, et se veulent un hommage à « l’inventivité des Syriens dans toutes les formes de résistance ». Après l’expérience de collecte et d’archivage de la mémoire de la révolution syrienne sur le web, dont des images ont déjà été déclinées sous forme d’expositions et de vidéos, il était important pour The Creative Memory de faire paraître cet ouvrage testamentaire. De la Toile au papier, ces archives d’artistes, d’activistes, d’habitants identifiés ou anonymes, scénarisées et pérennisées, prennent ainsi une nouvelle force.
Résistance et destruction
Dans leur introduction, l’équipe de rédacteurs (Nada Najjar, Ahmad al-Sahli, Nemat Atassi, Rana Mitr, Roger Asfar et Fawaz Traboulsi avec Sana Yazigi) s’interroge pour savoir s’il faut qualifier de «révolte» ou de «révolution» le déclenchement de ce qui allait aboutir au tragique processus de guerre civile en Syrie. La question reste ouverte au fil des pages qui présentent, sous forme documentaire, une cinquantaine de lieux, des villes et des villages, mais aussi des quartiers qui ont été emblématiques des soulèvements de 2011.
Un simple choix de répertoire alphabétique a été opéré qui place tous ces lieux dans un même épicentre de résistance et de destruction. Adra ouvre donc le souvenir. À vingt-cinq kilomètres au nord-est de Damas, la ville est surtout connue pour sa prison, qui déjà sous le régime de Hafez Al-Assad faisait disparaître ses opposants dans d’interminables ténèbres. Sous la férule de Bachar Al-Assad, le centre de détention et de torture a semé la terreur à immense échelle. «On y dénombrait fin 2015 plus de 10’000 détenus, alors que le bâtiment était conçu pour en recevoir 2600.»
Illustrée par un dessin de Christine Gibran, Alep vient ensuite nous rappeler qu’après avoir compté parmi les plus anciennes et les plus belles cités du monde, elle est aujourd’hui réduite à des ruines par les bombardements et les combats entre armée, opposition et milices islamistes. Bien sûr Damas est longuement évoquée dans toutes ses «ébullitions». Et puis Deraa, à cent vingt kilomètres de la capitale, d’où l’embrasement est parti, allumé par des enfants qui allaient payer de leur vie des graffitis inspirés par les printemps tunisien et égyptien: «Dégage!» Dareya, dans la Ghouta occidentale, «détruite à 90% et vidée de sa population». Hama, dont le massacre de 1982 allait devenir historique et servir de laboratoire à l’exercice d’une répression démesurée exercée trente ans plus tard sur le pays tout entier.
Yarmouk, capitale des Palestiniens en exil
Homs, Idlib, Lataquié, Palmyre, Salamiyeh, Zabadani… L’évocation de ces noms, donnés dans leur origine et signification en arabe faisait naître autrefois des parfums et des saveurs et qui aujourd’hui laisse un goût âcre de sang et de cendres sur la langue. Le camp de Yarmouk, au sud de Damas, jadis considéré comme la capitale des Palestiniens en exil, et maintenant réduit à l’agonie par de nouveaux massacres et un nouvel exil. L’on trouve encore, dans cet impressionnant relevé topographique, la description des «vendredis de la révolution syrienne», tous nommés: «vendredi de l’endurance», «vendredi de la colère», «vendredi aider la Syrie par des actes, non par la parole», «vendredi plutôt la mort que l’humiliation»…, deux-cent-quarante-neuf recensés, points d’orgue de ces manifestations populaires qui témoignent de la ferveur de tous ceux qui ont espéré et cru en cette révolution.
Resserrant leur démarche autour d’une collecte et d’une documentation de faits précis, vérifiés et sourcés, les auteurs cherchent surtout à montrer la vitalité et l’engagement de la société civile dont les initiatives ont été foisonnantes et subversives avant de se retrouver broyées dans la militarisation d’un conflit aux enjeux politiques et stratégiques multiples.
Le parti pris de couvrir chaque lieu sur les mêmes modalités et tonalités est à la fois sobre et efficace, mais on peut regretter que l’écriture n’ait pas pris quelques chemins de traverse pour parvenir à la hauteur des images, photographies, caricatures, dessins et slogans qui dégagent un souffle bien plus grand. (Article publié dans Orient XXI, en date du 10 mai 2019)
Marina da Silva est journaliste et militante associative
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La machine de guerre russo-syrienne à la reconquête de la province rebelle d’Idlib
Par Marie Jégo et Benjamin Barthe
La machine de guerre syro-russe s’est remise en branle dans la région d’Idlib. Cette poche du nord-ouest de la Syrie, qui est l’ultime bastion de l’insurrection contre le régime de Bachar Al-Assad, est soumise depuis le 30 avril à de violents bombardements.
Ces attaques, qui ont déjà fait des dizaines de morts et déplacé 150 000 personnes, sont les plus meurtrières depuis l’accord de démilitarisation russo-turc de septembre 2018. Ce compromis avait suspendu l’opération de reconquête à laquelle la zone d’Idlib, peuplée de 3 millions de personnes et contrôlée par le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), semblait promise.
Les frappes de l’armée régulière et de son allié russe, qui raniment la peur d’une offensive généralisée, se concentrent pour l’instant sur la partie sud du bastion rebelle. En plus de pilonner les positions de ses adversaires, le camp progouvernemental, fidèle à sa méthode, cible les infrastructures civiles. Selon les Nations unies (ONU), en l’espace de dix jours, douze installations médicales et neuf écoles ont été touchées par des raids aériens et des tirs d’artillerie. Cette tactique a contribué à la victoire des forces loyalistes à Alep-Est, reprise aux rebelles en décembre 2016, et dans la Ghouta, la banlieue de Damas, regagnée en avril 2018.
Les assaillants ont aussi commencé à avancer au sol. L’offensive est menée par les unités d’élite du régime, comme la IVe division blindée et les forces du Tigre, avec le concours de milices pro-Assad locales, et le soutien aérien de la Russie : un cocktail de forces déjà à l’œuvre, là encore, à Alep-Est et dans la Ghouta.
Entre 30 000 et 50 000 combattants anti-Assad
Des observateurs jugent que la campagne d’Idlib sera plus ardue que ces batailles-là. La région compte de 30 000 à 50 000 combattants anti-Assad, dont une grande partie pourrait être prête à se battre jusqu’au bout, par fanatisme religieux, ou parce qu’elle se trouve dos au mur.
Idlib étant la dernière possession de la rébellion, où une partie des vaincus d’Alep, de la Ghouta et de Deraa ont été transférés, les insurgés n’auront pas d’autre choix que de se battre ou de se rendre. « Reprendre Idlib sera tout sauf un pique-nique », assure Nawar Oliver, un analyste proche de l’opposition.
L’une des inconnues de cette nouvelle confrontation réside dans l’attitude de la Turquie. Ankara n’a toujours pas réagi à l’escalade en cours, alors même que l’un des douze postes d’observation mis en place par son armée dans la région d’Idlib a été touché, samedi, par un obus loyaliste. Ce silence inquiète les opposants syriens, qui redoutent une réédition du scénario d’Alep-Est, où leur lâchage par Ankara – en échange du consentement de Moscou à une attaque turque contre les milices kurdes du nord de la Syrie – avait facilité la tâche du régime. « C’est ce qui va se passer, croit savoir Taleb Ibrahim, un analyste prorégime. La Turquie va faciliter le retour du gouvernement à Idlib, en échange de l’aide [syrienne] pour bloquer les Kurdes dans le nord-est de la Syrie. »
Mais Ankara doit aussi composer avec le risque qu’une attaque d’envergure ne pousse des centaines de milliers de Syriens à chercher refuge sur son territoire, où vivent déjà 3,5 millions de rescapés de la guerre civile.
« Si les combats se propagent à la totalité de la région d’Idlib, beaucoup de Syriens voudront se mettre à l’abri de l’autre côté de la frontière, moi le premier », confie sur WhatsApp Abu Omar, un résident du nord de la province. « La Turquie ne veut pas de ce scénario, souligne un diplomate occidental en poste à Damas. Elle l’a fait comprendre à la Russie, qui s’efforce de modérer les ardeurs du régime. Le Kremlin est obligé de tenir compte des réserves turques s’il ne veut pas que le processus d’Astana s’effondre », ajoute cette source en référence au mécanisme de désescalade, lancé en 2017, sous l’égide de Moscou et d’Ankara.
Livraison à Ankara du système de défense antiaérien russe
L’approche de la livraison à Ankara du système de défense antiaérien russe S-400, prévue en juillet, pourrait aussi inciter le président Vladimir Poutine à ménager son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Moscou n’a guère d’intérêt à perturber l’arrivage de ce matériel qui promet d’achever de mettre la relation américano-turque par terre. Le 27 avril, Vladimir Poutine avait déclaré qu’il n’excluait pas un assaut massif sur Idlib mais que, pour le moment, Moscou et Damas considéraient « qu’un tel développement [était] inenvisageable, avant tout pour des raisons humanitaires ».
Si des sites d’information prorégime, comme Al-Masdar, assurent que la bataille finale est lancée, le gouvernement syrien parle de simples « représailles » à des violations de l’accord de démilitarisation de septembre 2018.
Cet arrangement devait garantir l’arrêt des hostilités, en séparant les belligérants de part et d’autre d’une zone démilitarisée de quinze à vingt kilomètres de large. Le répit ainsi obtenu devait aider la Turquie à neutraliser Hayat Tahrir Al-Cham, considéré par la communauté internationale comme un groupe terroriste, en l’obligeant à se dissoudre dans la rébellion.
Mais la poursuite des bombardements du régime et l’inflexibilité de HTC, qui a écrasé en janvier un groupe rebelle rival, ont torpillé ce plan.
« Le régime considère que la Turquie a échoué à mettre au pas les groupes rebelles. Les bombardements constituent une punition, on n’est pas en présence d’une opération de reconquête totale », estime le diplomate. « [Damas] ne dispose pas de la main-d’œuvre suffisante pour une offensive généralisée, prétend Nawar Oliver. Il lui faudrait mobiliser de nombreuses milices pro-iraniennes, qui n’ont pas les faveurs de la Russie. »
Damas, aux dires de certains analystes, chercherait avant tout à reprendre le contrôle des deux autoroutes qui traversent cette région : Damas-Alep et Lattaquié-Alep. Cet objectif pourrait être atteint sans toucher au cœur du territoire de HTC, situé plus au nord, où les personnes déplacées par les combats pourraient se réfugier, épargnant ainsi la Turquie.
Mais Bachar Al-Assad, qui a toujours affirmé vouloir récupérer l’intégralité du territoire syrien, pourrait-il se satisfaire d’une demi-offensive ? « Non, l’objectif, c’est de reprendre tout Idlib, clame Taleb Ibrahim. Avec la coopération discrète de la Turquie, les combats seront moins compliqués qu’on ne le dit. L’opération pourrait être terminée à la fin juillet. Ce n’est plus qu’une question de temps. » (Article publiée dans Le Monde, en date du 8 mai 2019)
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