Syrie: «Des milliers de professionnels de la santé arrêtés et torturés»

Par A l’Encontre et Olivier Tallès

Les manifestations pacifiques se poursuivent, le samedi 23 juin

Nous publions ci-dessous une présentation de témoignages que nous avons portés, déjà partiellement, à la connaissance de nos lectrices et lecteurs. Leur style «sobre» traduit, en fait, une situation terrifiante, au sens de «terrorisante». La quasi-absence de la gauche, entre autres européenne, dans l’organisation d’un soutien à des secteurs très importants et mixtes («confessionnellement») de la population insurgée laisse une place démesurée, de manière comparative, aux apports divers de certains pays du Golfe à des courants politico-religieux dont l’influence politique est médiatiquement exagérée.

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), avec 170 morts, le jeudi 21 juin, a été «la journée la plus sanglante depuis l’instauration du cessez-le-feu, et l’une des plus sanglantes depuis le début de la révolte» le 15 mars 2011.

Pour comprendre ces massacres, il faut simplement avoir à l’esprit un fait. Durant longtemps, les expressions d’opposition étaient concentrées à Damas dans des milieux d’intellectuels. Ils risquaient leur vie pour ne pas répéter un slogan de base du régime: «Bachar nous t’aimons.» Un slogan mis au point par le père Hafez «l’éternel dirigeant», selon un cérémonial qui, à lui seul, définit un régime politique. Aujourd’hui, comme le suggère un universitaire qui pensait tout connaître de son pays: «Ce peuple que l’on pensait illettré dans les villages se soulève et nous apprenons, de lui, les noms de hameaux que nous ignorions.» Et nombre de massacres dans des petits villages, accomplis par les forces spéciales ou les chabihas (les lumpen tueurs qui forment la clientèle d’un régime qui sombre lentement), ont pour fonction de susciter, si le village est peuplé d’une communauté alaouite (oui alaouite), une riposte sectaire d’autres habitants alaouites de la région contre des «terroristes» qui ne sont jamais identifiés. L’instrumentalisation des différences sectaires-confessionnelles est un des instruments du pouvoir depuis les années 1970, à des degrés plus ou moins forts. Et à ceux qui, en priorité, dénoncent les forces islamistes, un militant de Damas pose la question: «Embrasser le portrait de Bachar et réciter le verset: «Il n’y a pas de Dieu, si ce n’est Bachar!», n’est-ce pas très analogue, ou pire, que l’adoration totale et sans question de Dieu?»

Les clips vidéo circulant sur Internet et qui détournent la propagande d’Etat, de plus en plus ridicule car la distance entre la réalité et elle est abyssale, sont nombreux. Ainsi, un clip montre une foule et le texte affirme: «La population d’Al-Midan [à la périphérie sud de Damas] remercie Dieu parce qu’il a fait venir la pluie et Al-Jazeera affirme que c’est une manifestation de protestataires pro-démocratie.» Une page de Facebook affirme: «Le régime est parti, mais est-ce que nous nous en sommes débarrassés?» Une synthèse de la situation dans divers endroits où, après la «disparition» momentanée des troupes militaires et autres forces de répression, elles resurgissent et assassinent, en espérant provoquer des conflits «sectaires».

Les défections de militaires «de haut rang» se multiplient, au même titre où des centaines de familles, relativement aisées, cherchent à faire sortir de l’argent (sous forme d’or, par exemple) du pays. Un indicateur de l’affaiblissement du régime qui, lui, ne recule devant aucune mesure répressive pour l’heure. Y compris dans des régions agricoles du Liban (la Bekaa, par exemple) des travailleurs journaliers syriens prennent avec eux leurs enfants qui dorment sous des tentes, disons, assez «élémentaires». Quand le régime le peut encore, il «garde» d’autres membres de la famille afin de prolonger son contrôle sur une population de quelque 800’000 journaliers agricoles.

Il ne fait pas de doute que des anciens alliés du régime clanique d’Assad – de la Turquie à l’Arabie saoudite, en passant par les Etats-Unis – visent à armer des groupes qui, tous, utilisent le label Armée syrienne libre (ASL). Un «centre de commandement» a été monté en Turquie. Des promesses de verser des salaires aux membres des unités contrôlées sont faites et seront concrétisées. Cela dans le but de faire surgir «à l’extérieur» de l’armée de Bachar el-Assad (et de son frère Maher) une force qui puisse attirer des secteurs de militaires qui se détachent du régime. La recherche par les Etats-Unis d’un compromis avec la Russie, lui promettant de lui laisser l’accès au port de Tartous (en Méditerranée), entre autres, s’inscrit dans ces grandes manœuvres. Parmi les puissances utilisant le soulèvement, qui s’est étendu depuis Deraa, en mars 2011, la volonté de se trouver avec une structure militaire (et politique) contrôlant, plus ou moins, le pays est évidente. Mais il faut être volontairement aveugle pour ne pas saisir le processus d’insurrection à l’œuvre, certes complexe (mais quelle lutte de ce type et de cette durée est simple?), dont l’objectif est de se défaire d’une dictature tyrannique. Le premier pas vers une autre étape, qui sera disputée. (cau)

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 «Je travaillais au service des urgences de l’hôpital de Homs, raconte un chirurgien syrien. De nombreux patients souffrant de blessures par balles étaient admis. Parmi eux, un adolescent d’une quinzaine d’années blessé au pied. J’ai entendu des cris de douleur. Je me suis rapproché. J’ai vu un infirmier frapper avec force le pied blessé de l’adolescent, injurier celui-ci et verser de l’alcool à 90% sur sa blessure, dans le but manifeste de le faire davantage souffrir.»

C’est un témoignage parmi d’autres collectés par Amnesty International dans son rapport La santé attaquée, le gouvernement syrien s’en prend aux blessés et au personnel soignant. L’ONG y décortique comment la répression s’organise aussi à l’intérieur des centres de santé. «Depuis le début du soulèvement, en mars 2011, les forces de sécurité syriennes peuvent intervenir comme elles le souhaitent dans les hôpitaux publics ou privés», rappelle Donatella Rovera, chercheuse à Amnesty International, de retour de Syrie.

Se faire soigner dans les structures habituelles, c’est courir le risque d’être torturé ou emprisonné. Car le régime a des yeux partout. Quand des membres des services de sécurité ne sont pas physiquement présents, ils s’appuient sur un réseau d’informateurs recrutés dans le personnel. «Un homme âgé de 28 ans est arrivé en ambulance, raconte un médecin. Un agent d’entretien l’a frappé et insulté. Plus tard, les forces de sécurité l’ont menotté. Quand j’ai demandé à le voir, on m’a dit qu’il avait été transféré à l’hôpital militaire.»

La peur a fait son effet. Désormais, la plupart des blessés se détournent des hôpitaux publics. Ils s’efforcent de gagner les cliniques clandestines, ici un appartement, là une ferme, où du personnel soignant tente de les assister au péril de leur vie. Il s’agit souvent d’une simple pièce transformée en bloc opératoire de fortune, le temps d’une heure ou d’une journée. «Les conditions d’anesthésie, de stérilisation et d’hygiène sont des plus rudimentaires, note Médecins sans frontières dans un rapport. Il faut changer d’endroit sans arrêt pour ne pas être repéré.»

Il est dangereux de soigner des «opposants». D’après différents témoignages, de nombreux professionnels de santé figurent parmi les milliers de personnes qui ont été arrêtées et torturées par les forces de sécurité. Certains ont eu le tort de venir en aide aux blessés sans en référer aux autorités. Mais pas seulement. «Un de mes collègues a été pris avec des bandages dans sa voiture, rapporte un médecin syrien. Il a été accusé de faire fonctionner un hôpital mobile. Il s’est retrouvé en prison pendant un mois et a été torturé.»

Les défenseurs des droits de l’homme et les organisations humanitaires réclament depuis des mois le respect de la neutralité des espaces de soins. Un droit fondamental reconnu par les traités internationaux. Ils n’ont toujours pas été entendus. «Au contraire, observe Donatella Rovera, la situation ne cesse d’empirer.»

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Cet article a été publié dans le quotidien La Croix en date du 21 juin 2012.

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