Par Panagiotis Grigoriou
Les apparences et les humeurs du temps ont changé. Les médias, les «analystes», les «catastrophologues», les dignitaires de Bruxelles, le personnel politique des grands pays de l’U.E. ainsi que mon ami S.P. l’instituteur, ont mis la pédale douce. Les dépêches en temps réel et différé redeviennent «positives», les perspectives économiques «s’ouvrent enfin» selon la presse autorisée, et à la radio, on nous explique comment profiter des meilleures plages de Naxos [plus grande île des Cyclades à 140 kilomètres du continent; sa ville porte le même nom], comme si de rien n’était.
Il paraît que depuis Bruxelles, Berlin, Paris, ou depuis les salles des marchés, on se montre désormais compréhensif vis-à-vis de nous, maintenant que nous sommes devenus presque… raisonnables. Pas de nouvelles mesures immédiates en vue, car on laisserait passer l’été, plus un allongement de la durée pour ce qui est de nos «obligations vis-à-vis des créanciers».
En attendant l’arrivée de la Troïka à Athènes dès lundi, on peut alors se rendre à la plage ou rester chez soi, comme P.P., habitant des quartiers ouest, privé d’électricité depuis quelques semaines: « P.P. et sa famille n’ont plus de courant depuis un mois. Ils n’ont pas pu honorer la facture s’élevant à 1’586 euros. Méfiant au départ, il a hésité avant de se confier aux journalistes. Chez lui, on cuisine désormais au gaz, et on s’éclaire à la bougie. Les enfants sont mécontents car ils ne peuvent plus regarder la télévision et leurs parents promettent le rétablissement du courant pour bientôt. “Je ne pensais pas que j’arriverais à un tel point. Mon épouse a été licenciée il y a quatre mois. Je travaille, je suis pâtissier, je gagne 680 euros par mois et mon patron vient de m’annoncer une diminution supplémentaire de 90 euros de mon salaire. Je suis dans le désarroi le plus total.” Dans le même quartier, un enseignant de l’Éducation nationale, dont le salaire a été diminué de moitié a du mal à s’en sortir, pour lui-même et pour ses trois enfants : “Je n’ai plus d’électricité depuis deux semaines. Je ne demande pas la pitié de l’État, ni d’un gouvernement (Samaras) qui s’adonne au commerce de l’espoir en prétendant renégocier le mémorandum. Demain ou après-demain, une organisation (au niveau du quartier) m’aidera à remettre le courant, passant outre. Par la suite, je verrais comment et de quoi ma vie sera faite. Je ne veux plus ajouter autre chose s’il vous plaît » – (reportage de Dina Karatziou, Elefterotypia, du 23 juin 2012, parution exceptionnelle par des journalistes “grévistes”, avec l’accord des ex-patrons du titre).
La Grèce sans courant. La foule des grands reporters a quitté la Place Syntagma, après un dernier papier obtenu à la hâte sous la canicule. L’événement grec se referme sur lui-même jusqu’au prochain paroxysme. Dans la rue, il y a de la résignation, du fatalisme et de la fatigue, comme en témoigne ce dialogue entre deux hommes dans un marché athénien, vendredi dernier: «Tu as voté Samaras et le mémorandum, eh bien, je ne t’adresserai plus jamais la parole; je composerai la prochaine Grèce avec mes amis, SYRIZA et les autres ». « Soyons calmes, Dimitri, nous avons choisi de mourir par petit feu car nous avons eu peur de la mort subite, nous ne sommes pas si différents, je le crois».
Mais Dimitri ne voulait plus rien entendre. Il s’en est pris pratiquement à tout le monde, y compris à une vendeuse d’icônes. Cette dernière répliqua gentiment à sa manière, en argumentant… sur «l’Antéchrist qui se trouverait déjà parmi nous». Je me souviens également d’une discussion animée entre deux adeptes de l’Aube dorée [les néonazis] sur ce même sujet, il y a dix jours. Ils n’arrivaient pas à accorder leurs violons sur la partition très primaire de leur cosmogonie eschatologie:«Non et non, je viens de te l’expliquer, ouvrons les yeux, l’Antéchrist n’est pas Tsipras, lui c’est un minable, mais Barack Obama, car toutes les écritures convergent, en 2012 on attaquera d’ailleurs l’hellénisme dans un assaut final».
De toute évidence, Alexis Tsipras se transforme progressivement en «grand personnage» de notre constellation politique. Et fréquemment, lorsqu’on parle de lui, on dit tout simplement «Alexis», c’est aussi un signe qui ne trompe pas. C’est ainsi que les journalistes grévistes au quotidien très regretté Elefterotypia, dans une édition exceptionnelle du titre, daté du samedi 23 juin, proposent leur vision satyrique de la toute dernière «Tsiprologie», décidément très en vogue en ce moment.
Chez SYRIZA on boit certes du petit-lait… sauf qu’il est caillé, car le temps de la rupture est reporté et si besoin noyé par la nouvelle vague du mémorandisme. Les résultats des élections du 6 mai 2012 ont laissé pressentir pour la société grecque sa sortie possible du coma politique des trente dernières années. Les stéréotypes des «alternances» politiques dont la gestion des «affaires communes», la rhétorique stérile, y compris celle située à gauche, ainsi que les pratiques y afférentes, ont perdu l’essentiel de leur légitimation aux yeux de l’opinion.
Sinon, comment expliquer cette mobilisation et orchestration de la peur dans l’argumentaire pré-électoral, et les interventions extérieures, dont la plus tragique et cynique, fut celle du Président français [le «socialiste» François Hollande], (nous) incitant à voter en faveur du sinistre conglomérat de la droite et de l’extrême droite populiste, car il ne faut perdre de vue que le parti du populiste Samaras s’est renforcé des anciens députés, appartenant au défunt LAOS [Alerte populaire orthodoxe] de Karatzaferis.
Désormais on vit les cicatrices de la crise sur le corps social, devenues plaies et amputations. Elles ont contribué à leur manière au «dénouement» du 17 juin. Nos regards sont fatigués, le sens commun même serait à bout de souffle. Les suicides, les homicides et les violences commises ou «désirées» occuperont durablement nos chroniques, on le sait aussi. Un homme s’est jeté avant-hier sous une rame du métro à Athènes; des immigrés se font poignarder tous les jours par des individus se réclamant de l’Aube dorée. En Crète, par exemple, on trouve des chiens pendus à des arbres en Attique, et on blesse ses voisins par balle, après avoir tiré sur un chat errant «par plaisir». Cela s’est passé en Grèce centrale, dans la région d’Agrinio, toujours la semaine dernière, et ce n’est pas à cause de la canicule.
Il fait déjà durablement plus de 36 °C ce qui pour une fois est vraiment de saison. Les médias mainstream nous annoncent «qu’enfin, les réservations repartent à la hausse et les touristes arrivent, après la fin des incertitudes». Certes, il y a du monde, sauf que, lorsque je me suis rendu dans un complexe hôtelier d’Attique pour rencontrer un ami venu depuis la France, j’ai constaté que le taux de remplissage ne dépassait pas 40%. Des visiteurs issus également d’une certaine classe (très) moyenne européenne, économiquement cheap flights with low cost et politiquement assez ignorante: «Je ne comprends pas vraiment la politique, l’Europe devrait être solidaire envers la Grèce car c’est notre projet à nous tous, en tout cas j’ai compris qu’en France nous devrions nous débarrasser de Sarkozy et voter Hollande. Je l’ai fait aussi, mais pour le reste, la politique, cette histoire des dettes souveraines, et la crise même… je n’y comprends absolument rien et cela ne m’intéresse pas », témoignage d’une vacancière française, séjournant grâce à la formule: «tout compris».
Les employés de la branche hôtelière sont très inquiets. Soit ils seront remplacés par des travailleurs immigrés, soit ils devront accepter le travail «au noir», lequel devient désormais la règle. Dans certaines régions touristiques, 60% du personnel n’est plus déclaré. Pis encore, déjà, durant la saison 2010 et selon des données issus de l’organisme public d’assurance-maladie, dans certaines régions très touristiques du pays, il n’y aurait pas un seul employé de la branche dont les cotisations soient versées. Et la liste n’est pas exhaustive: Ithaque, Milos, Andros, Sérifos, Céphalonie, Mytilène, Leros, Patmos, Rhodes, Crète. En ce moment à Rhodes, et selon le syndicat de la branche, 2500 employés sur 15’000 n’ont pas été réembauchés pour la saison 2012. Au même moment, les données officielles comptabilisent le nombre des travailleurs immigrés employés dans le secteur à 300 personnes, tandis que les syndicalistes évoquent le chiffre de 3000 personnes, auxquels s’y ajoutent encore 2000 attendus courant juillet.
A Rhodes, également, un hôtel, ouvert pour la saison 2012 en février, vient d’enregistrer ses premières embauches seulement en mai, (reportage de Panagiotis Yfantis, « Elefterotypia » du 23 juin 2012.
Les syndicalistes de la branche appellent à la grève générale pour la journée du 27 juin. Les TINAlistes [les partisans du «pas d’alternative»] de tous les secteurs ont pourtant imposé leur calendrier et surtout leurs réalités. Déstructuration du travail, usages «ingénieux» des «flux migratoires», effondrement des dernières illusions ou presque, paupérisation accélérée. Et voilà que notre stratification sociale peut ne plus se muer en cette historicité conflictuelle entre les dominants et les dominés, chère à la gauche notamment.
Et pour tout dire, le temps lui fait déjà défaut, chez SYRIZA on ne l’ignore pas. Gauche ou pas, la seule sortie de la crise imposera un autre paradigme. Pour ce qui est du tourisme aussi. D’où ma réaction, parfois mal comprise, face à des commentaires (de bonne foi, mais erronés) à propos du tourisme «qu’il ne faudrait pas trop effrayer, car le pays vit de ses visiteurs». Au risque de mécontenter certains, j’insiste: le tourisme de masse qui relève déjà du non-sens écologique, culturel et économique pour les régions réceptrices des flux, n’apporte plus grand-chose aux populations locales, surtout en termes de perspectives, d’harmonie et de dignité.
On sait aussi par exemple, que les denrées alimentaires ou leur base, arrivées dans les grands complexes hôteliers de Crète ou de Rhodes, sont massivement importées, question de «coût». Et à force de se mordre la queue à Samos ou à Paros, on finira par l’avaler entière, comme le mémorandum d’ailleurs.
Il serait également grand temps d’aller au-delà de l’anti-mémorandisme. Refuser le mémorandum est un but tactique, mais réinventer la société, ses symbolismes, son imaginaire, et ses équilibres, tout en répondant à l’épineuse question de la répartition des richesses et de l’économie-fiction du «funderisme intégral» relèvent de la stratégie. Mais avant de la reconstruire cette stratégie, on remplira les plages et les glacières cet été 2012, comme on peut. Un temps occupé par le match Grèce-Allemagne [22 juin 2012], l’opinion publique ne se remet plus vraiment, d’une fatigue immense. C’est plus que de la fatigue, c’est de l’usure.
J’ai regardé le match sur une place de Ilion, accompagnant mes amis habitant ces quartiers populaires très vivants. Il y avait de l’ambiance certes, mais guère plus. Certains jeunes gens, adeptes du code vestimentaire «aubedorien» ont fait leur apparition portant des drapeaux, dans l’indifférence quasi-totale. Les drapeaux, c’était pour fêter la victoire, mais ils sont partis bredouilles. Tout le monde a exprimé sa joie lorsque Dimitris Salpingidis a servi Giorgos Samaras pour l’égalisation. Et à chaque fois que les caméras se fixaient sur Angela Merkel, déjà… caricaturée à travers la presse, nous avons eu droit à un florilège… d’insultes.
Pas de chance, et pas seulement pour notre équipe nationale. L’autre Samaras, Antonis [le Premier ministre], vient d’être opéré d’urgence hier, samedi 23 juin 2012, de l’œil, à la suite d’un décollement de la rétine. Il n’assistera pas au Conseil européen de Bruxelles, jeudi et vendredi prochain. Il sera remplacé par son ministre des Affaires étrangères, a annoncé ce dimanche «notre» gouvernement. De même, notre nouveau ministre des Finances, le banquier-socialiste Vassilis Rapanos a été hospitalisé vendredi après-midi, il s’est évanoui avant d’être transféré à l’hôpital. Il en sortirait demain lundi et de ce fait, la Troïka va peut-être retarder son déplacement sur Athènes de quelques heures.
Entre-temps, les cinémas en plein air proposent déjà des promotions pour la saison qui s’ouvre. Jadis, c’était un spectacle et habitus très populaire chez les ouvriers et autres prolétaires de l’ancien temps. Il y a très longtemps, bien avant le temps de Star Wars et de son ancienne République. Samaras et les autres joueurs… nos étoiles filantes.
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