Syrie. Comprendre l’exode des Syriens

exodesyriensPar Benjamin Barthe

Il n’y aurait pas eu de «crise des réfugiés» sans crise en Syrie. Une grande partie de ceux qui ont tenté de rejoindre l’Europe par la mer Méditerranée depuis le début de l’année sont syriens. La plupart d’entre eux sont passés par la Turquie, un pays frontalier de leur patrie, avant d’entrer en Europe par la Grèce. Certains se sont contentés de transiter en Turquie, quelques jours, semaines ou mois, le temps de préparer la seconde partie de leur voyage. D’autres, en plus grand nombre, y vivaient depuis plusieurs années, quand ils ont décidé de se mettre en quête d’une nouvelle terre­ d’accueil.

Pour expliquer ce gigantesque exode, ils recourent à peu près tous aux mêmes mots: «On a perdu tout espoir.» Une formule qui recouvre une série de raisons, où se mêlent l’intensification du conflit, le moteur numéro un de leur fuite, mais aussi des facteurs plus conjoncturels, comme les restrictions croissantes imposées par les pays voisins de la Syrie, la campagne de conscription lancée par le régime de Bachar Al-Assad et l’épuisement de l’aide humanitaire. Revue.

1. L’exaspération du conflit

Ils ont tenu une, deux, voire trois années en Turquie, le regard rivé sur la Syrie, souvent distante d’une poignée de kilomètres. Mais à l’entrée dans la cinquième année du conflit, les réfugiés installés à Istanbul, dans les grandes villes d’Anatolie et dans les camps dispersés le long de la frontière ont intégré l’idée qu’ils ne reviendraient pas de sitôt dans leur pays. Après la période révolutionnaire, où tous les espoirs étaient permis, en 2011-2012, puis la phase de guerre civile, douloureuse mais inévitable selon beaucoup d’observateurs, la Syrie se dirige vers un scénario à la somalienne, basé sur une atomisation du territoire et une démultiplication du nombre d’acteurs armés.

Le conflit est prisonnier d’une logique milicienne, à laquelle s’ajoute la guerre par procuration à laquelle se livrent le camp pro-iranien et le camp pro-américain. Impossible dans ce maelström d’entrevoir la moindre solution. Les barils explosifs déversés par l’armée syrienne sur la région d’Alep et les atrocités commises par l’Etat islamique (EI) dans cette zone continuent de projeter en Turquie des milliers de réfugiés, tout en dissuadant ceux qui s’y trouvent déjà de penser à une éventuelle réinstallation. Tant qu’à vivre en exil, se sont dits les Syriens, autant que ce soit dans un pays qui nous offre quelques perspectives d’avenir.

2. Tension croissante en Turquie

De tous les pays riverains de la Syrie qui ont ouvert leurs portes aux réfugiés, la Turquie est paradoxalement celui qui a été le plus généreux avec eux. Les Syriens y jouissent d’un accès gratuit à l’éducation et aux soins de santé. Les camps, qui abritent 15 % des 2 millions de réfugiés enregistrés dans le pays, sont unanimement loués pour leur propreté et la qualité des services qui y sont dispensés. Mais, dans les villes, où résident les classes moyennes syriennes, la situation s’est nettement détériorée. La hausse exponentielle des loyers et la difficulté de plus en plus grande à trouver un emploi ont fragilisé beaucoup de familles.

Le niveau très médiocre des écoles ouvertes en Turquie par la Coalition nationale syrienne (CNS), la principale plate-forme de l’opposition, inquiète de nombreux parents, de même que l’influence exercée sur ces établissements par les Frères musulmans, la principale composante de la CNS. La reprise cet été des affrontements entre soldats turcs et militants kurdes a aussi alimenté le flot des départs.

«Ces violences ont effrayé beaucoup de réfugiés, qui ont eu l’impression que le danger se rapprochait à nouveau d’eux», dit Saïd Eïdo, un militant des droits de l’homme. Autre facteur explicatif: l’annonce par les autorités turques, au début de l’année, de l’imminente fermeture de la frontière avec la Syrie. «Le risque que la Turquie devienne hors d’atteinte a déclenché un soudain afflux de réfugiés, explique une source onusienne. En quelques mois, un demi-million de Syriens sont arrivés, notamment de la zone d’Alep, sous le contrôle du régime. Beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui en Europe.»

3. Campagne de conscription

Une partie des Syriens débarqués cet été en Europe provenaient aussi de Damas. Chaque jour, un bus rempli à ras bord relie la capitale syrienne au port de Tripoli, dans le nord du Liban. De là, les passagers embarquent sur un ferry qui les emmène sur la côte turque, marchepied vers les îles grecques. Si des Syriens choisissent de quitter Damas, le sanctuaire du régime Assad, réputé inexpugnable, c’est par lassitude face à une guerre interminable, qui les a ruinés, et par volonté d’échapper à l’abîme dans lequel le pays tout entier semble voué à glisser. Pour certains jeunes, en âge de servir dans l’armée, émigrer est aussi la meilleure façon d’échapper aux patrouilles de police qui font la chasse aux réfractaires: une grande campagne de conscription a été lancée fin 2014, dans le but de regarnir les rangs de l’armée, saignée par les pertes et les désertions.

4. Aide humanitaire en baisse

Il n’y a pas que les réfugiés qui sont épuisés par cinq ans de guerre. Les agences humanitaires le sont aussi. Le montant des coupons alimentaires distribués chaque mois par le programme alimentaire mondial (PAM) est passé de 40 dollars au début de la crise à environ 13 dollars aujourd’hui. Alors que les besoins n’ont cessé d’augmenter, le nombre de destinataires de cette aide a dû être réduit d’un tiers cette année, de 2,1 millions à 1,4 million. En cause: le sous-financement chronique des agences humanitaires. Au mois d’août, les Nations unies n’avaient reçu que 37 % des 4,5 milliards de dollars budgétés en 2015 pour venir en aide aux réfugiés syriens [1].

Les bénéficiaires de ces prestations ou ceux récemment rayés des listes de l’ONU étaient vraisemblablement minoritaires dans les bateaux gonflables qui s’échouaient cet été sur les plages grecques. Pour les plus pauvres des réfugiés, la somme de 3000 dollars (2700 euros) nécessaires pour entreprendre le voyage constitue un obstacle souvent rédhibitoire. Du moins pour l’instant.

A force d’économiser et d’emprunter à leurs amis, ces Syriens sans le sou pourraient nourrir une deuxième vague d’émigration, au printemps 2016, une fois passés les grains de l’automne et de l’hiver, qui rendent la mer encore plus dangereuse qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les dirigeants européens le savent: les 180’000 Syriens entrés sur le territoire de l’Union depuis janvier représentent moins de 5 % des réfugiés massés dans les pays voisins de la Syrie.

Ceux qui sont restés suivent sur Facebook les tribulations de leurs amis qui sont partis, à l’affût de la filière la plus sûre et la moins onéreuse. «Si le phénomène des migrants a fait aussi vite boule de neige, c’est grâce aux informations que les réfugiés s’échangent sur les réseaux sociaux. Il y a un effet d’imitation», dit Abdelsalam ­Dallal, attablé à un café de Gaziantep, dans le sud de la Turquie. Cet ex-étudiant en littérature anglaise s’est juré de grimper lui aussi dans un dinghy s’il n’obtient pas une bourse d’études au Royaume-Uni. L’exode de cet été pourrait n’être que l’avant-goût d’une crise beaucoup plus large. (Article publié dans Le Monde daté du 25 septembre 2015)

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[1] «Le sommet de Bruxelles» sur la «crise migratoire», tenu le mercredi 23 septembre, a pris deux mesures: 1°renforcer le «contrôle» aux frontières extérieures de l’Europe, afin de «mieux distinguer entre réfugiés économiques et réfugiés échappant à une persécution personnelle»; 2° une «aide» financière accrue aux pays qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés (Turquie, Liban et Jordanie), c’est-à-dire pour les «stabiliser» dans «leurs» camps. David Cameron, qui «a fait la tournée de camps de réfugiés» (Figaro) au Liban et en Jordanie, le lundi 14 septembre, laissait présager de cette décision. Le même Cameron n’utilisait-il pas le terme de «nuée» (swarm, The Guardian du 15 août 2015) pour qualifier l’exode de réfugiés, comme s’il s’agissait d’insectes dangereux.

Ainsi, s’opère le glissement vers les positions des gouvernements hongrois ou croate – avec des accents qui se réfèrent à une «crise sécuritaire» à maîtriser – au-delà des différences de rhétoriques. (Rédaction A l’Encontre)

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